Edgardo Rocha (Don -Ramiro) et Cecilia Bartoli (Cendrillon). Photographie © Alain-Hanel.
La Cenerentola, ossia La Bontà in trionfo (Cendrillon ou la Bonté triomphante), opéra de Gioachino Rossini créé à Rome le 25 janvier 1817, signe les adieux du compositeur au genre comique. L'intrigue, nous explique-t-on, est expurgée de tout élément magique « dont le peuple romain n'aurait pas goûté le côté enfantin ». Nous pouvions donc nous interroger, samedi 4 février à l'opéra de Monte-Carlo, à l'issue d'une représentation de cette œuvre, certes ovationnée par le public. Et pour cause : cette version de concert de l'établissement lyrique monégasque en collaboration avec le Grimaldi Forum dont l'immense plateau a permis une mise en espace intelligente de Claudia Blersch, a considérablement insisté sur les bouffonneries et autres fanfaronnades comiques. Et ce, en exploitant jusqu'aux dernières des potentialités du livret susceptibles d'interprétation facétieuse. À l'image d'un conte destiné aux seuls enfants comme celui apprécié en novembre 2013 au Staatsoper de Berlin. Signés de Luigi Perego, les extravagants costumes de plumes et d'écailles des sœurs de Cendrillon ne sont pas sans rappeler ceux d'un Falstaff donné en juin 2015 à Marseille. L'exagération des mimiques et autres grimaces vient un peu « hystériser » les jeux scéniques et ce, au détriment des prestations vocales. À l'exception sans doute de quelques scènes à la dramaturgie plus intense dont le premier duo entre Cendrillon et le Prince Don Ramiro « Un soave non so che » ainsi que certains des quintettes et sextuors vocaux du milieu de l'œuvre. Les chœurs masculins de l'opéra de Monte-Carlo, au demeurant magnifiques (Stefano Visconti), ont pris une part aussi habile qu'active à la scénographie. Des prestations collectives d'autant plus remarquables en l'absence d'écran de télévision dans la salle et qui ne pouvait donc pas renvoyer aux chanteurs de l'avant-scène la gestuelle initiatrice du maestro.
Sen Guo (Clorinda), Carlos Chausson (Don Magnifico) et Irène Friedli (Tisbe). Photographie © Alain-Hanel.
La direction musicale de Gianluca Capuano n'annonçait pourtant pas, dès l'ouverture, cette orientation burlesque. Bien au contraire : le chef milanais s'est efforcé, avec un soin méticuleux, de « camériser » au maximum Les Musiciens du Prince : impulsions contenues, sonorités instrumentales amorties et très lents crescendi orchestraux — superbe illustration de la naissance et de la progression du sentiment amoureux — à même d'accentuer une délicate, voire une délicieuse atmosphère d'alcôve. Frais, agréable, raffiné.
Dans le rôle-titre, Cecilia Bartoli a opté, semble-t-il, pour une ligne de chant qui débute avec des graves très profonds dans son premier « Una volta c'era un re » — registre surprenant depuis son extraordinaire Norma à Monte-Carlo il y a tout juste un an — pour atteindre et exploiter les notes plus aiguës à mesure qu'évolue favorablement la situation de son personnage. Scintillantes, chargées d'émotion sans perdre une once de stabilité, ses vocalises, en particulier celles de ses grands airs du second acte et du finale « Ah, signor, s'e ver che in petto », n'en demeurent pas moins d'une stature aristocratique rarement égalée. Sa robe lamée d'étoiles et ses sourires d'enfant émerveillé, surjoués et sans doute imposés par la mise en scène, ne lui siéent guère.
Dans les rôles respectifs de Clorinda et de Tisbe, privées d'arias particulières par le compositeur, la soprano chinoise Sen Guo et la mezzo-soprano suisse Irène Friedli ne déméritent pas même si, finalement, leurs jeux scéniques masquent la qualité de leurs prestations vocales. Entendu par un collègue dans le personnage de Rodrigo d'un Otello rossinien à Paris en avril 2014, le ténor uruguayen Edgardo Rocha campe un Don Ramiro qui donne le meilleur de lui-même par d'impressionnants forte puissamment tenus dans sa cascade d'airs du second acte « Si, ritrovarla io giuro » et dans son dialogue avec l'orchestre. Mais ses vocalises dans les médiums demeurent fragiles. Deux « papys » suscitent — légitimement — l'enthousiasme du public : le baryton Alessandro Corbelli campe un truculent Dandini, plus scénique que vocal, tandis que le baryton-basse Carlos Chausson interprète Don Magnifico avec aisance et distinction. La basse Ugo Guagliardo divinise à souhait le personnage d'Alidoro malgré le ridicule de ses petites ailes angéliques.
La Cenerentola. Photographie © Alain Hanel.
Nous retrouvons plus ou moins les caractéristiques d'une autre Cenerentola entendue à l'opéra de Nice en décembre 2010. Mais les éléments scénographiques précédemment décrits affaiblissent la dimension psychologique de l'œuvre pourtant féconde: deux scènes du Roi Lear et du Marchand de Venise de Shakespeare (1564-1616) ont donné lieu à une étude de Sigmund Freud sur le motif du choix entre les trois coffrets, métaphore des trois figures féminines à marier reprise dans l'œuvre de Rossini. Laquelle fait écrire au fondateur de la psychanalyse : « on choisit là où en réalité on obéit à la contrainte » (Freud, « Le motif du choix des coffrets », Œuvres complètes, XII, 1913-1914, PUF, 2006, pp. 51-65). Nonobstant ce manque d'approfondissement, cette Cenerentola monégasque, ne serait-ce que par l'ensorcelante présence de Cecilia Bartoli et des Musiciens du Prince, n'est toutefois pas, loin de là, à regretter.
Monaco, le 5 février 2017
Jean-Luc Vannier
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