Theodor W. Adorno (1903-1969) ——
Extrait de Philosophie de la nouvelle musique. TEL / Gallimard, Paris 1985 (1962), p. 15-17.
La production qui se situe entre les extrêmes, en fait ne demande pas tant aujourd'hui à être analysée par rapport à eux, mais par sa grisaille rend la spéculation superflue. L'histoire du nouveau mouvement musical ne tolère plus la coexistence riche de sens des oppositions. Depuis la décennie héroïque autour de la Première Guerre mondiale, elle est dans son ensemble histoire de la déchéance, regression dans le traditionnel. La peinture moderne s'est détournée du figuratif, ce qui en elle marque la même rupture que l'atonalité en musique, et cela était déterminé par la défensive contre la marchandise artistique mécanisée, avant tout contre la photographie. À l'origine, la musique radicale n'a pas réagi autrement contre la dépravation commerciale de l'idiome traditionnel; elle a été l'antithèse de l'industrie culturelle qui envahissait son domaine. Il a fallu, il est vrai, plus de temps dans la musique pour arriver à une production commerciale de masse que dans la littérature et les arts plastiques. L'aspect aconceptuel et abstrait de la musique, qui depuis Schopenhauer lui a servi de référence auprès des philosophies irrationalistes, la rendait rétive à la ratio de la vénalité. C'est seulement à l'époque du film sonore, de la radio et des slogans publicitaires mis en musique, que la musique précisément dans son irrationalité a été accaparée par la ratio commerciale. Mais devenue totalitaire, l'administration industrielle du patrimoine culturel étend son pouvoir même sur l'opposition esthétique. La toute-puissance des mécanismes de distribution, dont disposent la camelote esthétique et les biens culturels dépravés, comme aussi les predispositions socialement créées chez les auditeurs, ont, dans la société industrielle au stade tardif, amené la musique radicale à un isolement complet. Cela devient pour les auteurs qui veulent vivre prétexte social et moral à une fausse paix. Il se dégage un type musical qui, nonobstant sa prétention inébranlable au séiieux et au moderne, s'assimile à la culture de masse par une débilité mentale calculée. La génération de Hindemith avait encore du talent et du métier. Son modérantisme se montrait surtout d'une souplesse intellectuelle sans principe; les musiciens composaient au jour le jour en finissant par supprimer en même temps que leur programme futile tout ce qui pouvait déplaire de leur musique. Ils aboutirent à la routine respectable du néo-académisme que l'on ne saurait reprocher à la troisième génération. La connivence avec l'auditeur, en guise d'humanité, commence à désagréger les normes techniques qu'avait atteintes la composition d'avant-garde. Ce qui était valable avant la rupture, à savoir la constitution d'une cohérence musicale au moyen de la tonalité, est irréparablement perdu. La troisième génération ne croit pas aux accords parfaits serviles, qu'elle écrit avec un clignement d'oeil, et d'autre part des moyens sonores élimés ne sauraient davantage être utilisés délibérément pour une autre musique que pour une musique creuse. Mais à la conséquence qu'entraîne le nouvel idiome récompensant l'effort extrême de la conscience artistique par l'échec total sur le marché, les compositeurs de la troisième génération entendent se dérober. Cela ne réussit pas. La violence historique, la « furie de la disparition interdit le compromis en esthétique, de même qu'il est condamné sans retour en politique. Tandis que ces compositeurs cherchent un abri auprès de ce qu'a une vieille réputation en prétendant avoir assez de ce que le langage de l'ignorance appelait « expérimentation », ils se livrent dans leur inconscience à ce qui leur semble le pire : l'anarchie. La recherche du temps perdu non seulement ne trouve pas le chemin du retour, mais perd aussi toute consistance; une conservation arbitraire du dépassé compromet ce qu'elle veut conserver et se raidit avec mauvaise conscience contre le neuf. Par-delà toutes les frontières, les épigones, ennemis irréductibles des épigones, se ressemblent par leurs mélanges débiles de routine et d'impuissance. Chostakovitch, à tort rappelé à l'ordre comme bolchevik de la culture par les autorités de sa patrie, les disciples si vifs de l'ambassadrice pédagogique de Stravinski, en Angleterre Benjamin Britten et son indigence tapageuse - tous, ils ont en commun un goût pour le mauvais goût, une simplicité due à une mauvaise formation, une immaturité qui se croit décantée, tous manquent de capacité technique. Enfin, en Allemagne, la Chambre musicale du Reich a laissé derrière elle un monceau de décombres : le style de tout le monde après la Seconde Guerre mondiale, c'est l'éclectisme du brisé.
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Dimanche 7 Avril, 2019 5:03