Ne faudrait-il pas préciser « alias Domingo Escarlatti », à la fois pour rappeler qu'il vécut la seconde moitié de son existence en terre ibérique et pour souligner d'entrée à quel point sa musique doit à diverses influences espagnoles ?
On ne sait pas grand chose de l'enfance de ce Napolitain né la même année que Bach et Haendel, mais on imagine aisément qu'appartenant à une dynastie de musiciens presque comparable à celle des Bach ou Couperin, le jeune Domenico avait sa voie toute tracée dans l'ombre de son père, le grand Alessandro. Celui-ci se chargea de sa formation et fit de lui, dès l'âge de seize ans, l'organiste et compositeur de la chapelle royale de Naples, avant de l'envoyer quatre ans plus tard à Venise où le jeune homme aurait semble-t-il bénéficié de l'enseignement d'un professeur prestigieux, Francesco Gasparini, et fait la connaissance d'un certain Haendel, avec lequel il allait développer des liens étroits.
A partir de 1709, on le retrouve à Rome où il restera une dizaine d'années, exerçant ses talents au service de la reine Maria Casimira de Pologne, puis comme maître de chapelle à Saint-Pierre de Rome, en y ajoutant une fonction de maître de chapelle de l'ambassadeur du Portugal. Et, ceci expliquant cela, voilà qu'en 1720 il s'embarque pour Lisbonne à l'appel du roi Jean V qui cherchait un brillant maître de chapelle en même temps qu'un professeur de clavecin pour sa fille Maria Barbara. On connaît mieux la suite, où tout se fonde sur l'attachement du maître pour sa brillantissime élève : lorsqu'en 1728 celle-ci épouse l'héritier du trône d'Espagne, Scarlatti la suit à la cour de Madrid où il vivra tout bonnement les trois dernières décennies de son existence. Une existence qu'on imagine calme et équilibrée pour cet homme qui entre temps a fondé une famille ; pourtant il aura tendance à défrayer la chronique par sa passion du jeu qui, malgré les libéralités de Maria Barbara, le conduira trop souvent à faire appel à la générosité d'un autre Napolitain venu à son tour rejoindre la cour de Madrid : le célèbre castrat Farinelli.
Comme compositeur, son image est tellement typée qu'on croirait volontiers à l'existence d'un pacte familial : au père la musique vocale, au fils la musique instrumentale. Or, au moins pendant les vingt premières années de sa carrière, Domenico se consacra lui aussi à l'opéra et à la musique d‘église, sans d'ailleurs y montrer beaucoup de génie, et ce n'est qu'ensuite — pour l'essentiel à l'approche de la cinquantaine — qu'il commença à édifier ce monument de cinq cent cinquante-cinq sonates pour clavecin auquel il doit toute sa gloire.
Qu'il ait ainsi trouvé dans le clavecin, une fois transplanté en terre ibérique, le medium idéal pour exprimer son génie de compositeur, ne saurait étonner outre mesure. Déjà, dans ses années vénitiennes et romaines, il avait, en tant qu'instrumentiste, manifesté un talent hors du commun dans l'art de toucher le clavecin. Une fois installé en Espagne, il eut tout le loisir de mettre ce talent à profit pour expérimenter au clavier de nouvelles idées au fur et à mesure qu'il s'imprégnait de sonorités et de rythmes ibériques à l'occasion des déplacements de la cour dans les différentes provinces espagnoles. Et, dans l'utilisation des ressources du clavier, il trouva vite une telle panoplie de moyens techniques pour développer son invention que celle-ci, avec les encouragements de sa royale protectrice, allait se révéler inépuisable.
Qu'on fasse ou non de lui le père de la technique moderne du clavier, le génie propre de Scarlatti se manifeste à travers deux qualités essentielles : sa profonde originalité, car tout en restant presque toujours fidèle à un cadre très simple, celui du mouvement en deux volets, il s'écarte en permanence, dans la pensée comme dans la forme de ses développements, des courants esthétiques de son temps ; et sa prodigieuse imagination, qui fait que « cette architecture si invariable et si typée à la fois… n'engendre aucune monotonie : dans la musique instrumentale du 18e siècle rien ne se reconnaît plus vite, à l'audition, qu'une sonate de Scarlatti, mais rien ne ressemble moins à une sonate de Scarlatti… qu'une autre sonate de Scarlatti, tant on est surpris du peu de répétitions textuelles dans une œuvre aussi considérable ! »1
Ce génie n'avait pas totalement échappé à Chopin. Schumann, lui, ne trouva guère de qualités à cette musique, au point d'en juger « la forme grossière, la mélodie négligée et les modulations pauvres. » Un comble, mais sans doute fut-il, comme tant d'autres, victime des trahisons longtemps commises par des éditeurs bien intentionnés qui, pour rendre les partitions de Scarlatti plus abordables et éventuellement plus académiques, s'ingéniaient sans vergogne à les édulcorer, les réduisant au rang d'exercices aimablement virtuoses.
Heureusement, au cours du XXe siècle, surtout avec les travaux de Kirkpatrick, on est revenu aux sources manuscrites, et les plus grands interprètes, tant au piano qu'au clavecin, ont pu s'emparer de ces œuvres pour notre (et leur) plus grand bonheur. Car, qu'on se le dise, « la musique de Scarlatti reste la seule alternative possible à la voie tracée par Bach dans son œuvre pour clavier. Face au monument élevé par ce dernier, les quelque cinq cents sonates de Scarlatti sont à la fois la faune, la flore et l'air parfumé du jardin qui l'entoure. »2
Faut-il vraiment parler de sonates à propos de ces pièces de coupe binaire en un seul mouvement, qui plus est très courtes pour la plupart ? On ferait sans doute mieux de se référer au titre Essercizi per gravicembalo retenu pour l'unique volume publié du vivant de Scarlatti et regroupant les trente premières de ses sonates. « Le terme d'essercizio accolé aux premières est le seul convenable. Scarlatti, qui l'invente, ne s'est astreint qu'à ce souple cadre binaire, qui le laisse libre d'exercer en effet sa verve, son humeur, son imagination, plus encore que les doigts de ses futurs interprètes, auxquels il ne songe peut-être guère (car ce serait les réduire que de voir avant tout dans les Essercizi des études, pour les gammes, les arpèges, les doubles notes, les trilles, les sauts, les croisements, dont ils regorgent). »3
Gardons ce point à l'esprit, même si par la suite nous persistons – par conformisme autant que par commodité — à employer le terme sonate. L'important est dans la richesse musicale de ces cinq cent cinquante-cinq pièces, dont pratiquement aucune ne saurait être dédaignée. Même dans les plus modestes, les plus anodines en apparence, il se trouvera presque toujours un détail ou deux, un retard, une inflexion, un silence ou un autre facteur de surprise pour nous rappeler que c'est l'œuvre d'un maître. Même les plus vives, les plus ouvertement dédiées à l'ivresse digitale, réserveront souvent des moments de poésie, de mélancolie ou de tension inquiète. Et, un peu partout, à côté de toutes ces trouvailles techniques dont Scarlatti a le secret, en plus d'une invention mélodique et rythmique inépuisable, il y a — n'en déplaise à Schumann — cet art souverain de la modulation, et plus généralement un langage harmonique aussi riche qu'original, et faisant une place essentielle à la couleur. « La couleur, en effet, est un des éléments fondamentaux de son langage expressif : la sonate de Scarlatti est un paysage méditerranéen fait musique. On y entend toutes sortes d'évocations plus ou moins réalistes du folklore ibérique, où l'instrument sait se faire tour à tour guitare, cloches (sonate K. 487), trompette (sonate K. 358) ou fête populaire (sonate K. 24), tandis que d'innombrables effets d'écho hantent ses sonates. »4 Le plus étonnant peut-être, s'agissant de cette couleur harmonique si particulière, c'est qu'elle « se contente d'une écriture toujours franche, jamais surchargée, jamais incertaine, mais qui, dans une fraîcheur proche de l'improvisation, abonde en saillies d'une hardiesse piquante : à ce point de vue, Scarlatti est l'ennemi de toute routine, de tout académisme, et il est constamment tourné, avec un inépuisable instinct de la modernité, vers le renouvellement et le progrès du vocabulaire harmonique. »5
On l'aura compris, la richesse de ce corpus est telle qu'elle rend un peu vaine toute revue sélective, le mieux étant probablement de se laisser aller à butiner sans idée préconçue à l'intérieur de ce véritable jardin des délices. Nous nous autoriserons toutefois quelques rapides incursions dans ce massif afin d'y repérer un certain nombre de pièces qu'on pourrait qualifier d'incontournables. Pour les identifier, nous nous référerons à la numérotation la plus généralement admise désormais, celle du catalogue établi par Kirkpatrick, où le numéro de chaque sonate est précédé de la lettre K ; une numérotation qui s'attache à classer les sonates selon leur ordre chronologique, contrairement à l'ancienne classification Longo qui avait longtemps fait référence avec ses numéros précédés de la lettre L.
En publiant ces trente premières sonates en 1738, Scarlatti prévient : « Ne t'attends pas, que tu sois dilettante ou professeur, à trouver dans ces compositions d'intention profonde, mais plutôt un ingénieux badinage de l'art pour t'exercer au jeu hardi sur le clavecin. »
De la première, sur un rythme de danse agrémenté d'inflexions ibériques, à la dernière, connue sous le nom de « fugue du chat », l'art et la manière du musicien s'affirment dans toute leur originalité. Peut-être trouvera-t-on que quelques-unes de ces sonates, parmi les huit dernières de la série, cultivent jusqu'à l'excès une virtuosité débridée. En revanche on ne peut que s'incliner devant la délicate séduction de la K. 9 en ré mineur et la tendresse poétique de la K. 27 en si mineur, deux joyaux incontestés auxquels nous associerons volontiers la K. 25 en fa dièse mineur,aux harmonies envoûtantes. Et, outre les K. 1 et K. 30 déjà évoquées, on se délectera à l'écoute de sonates plus alertes telles que les K. 13, K. 14, K. 18, et surtout de la K. 20 en mi majeur, piquante, spirituelle et espiègle à souhait.
Sonate K 1 en ré mineur par Ivo Pogorelich.« Kirkpatrick appelle période flamboyante celle où Scarlatti, juste après la publication des Essercizi, semble occupé surtout à d'extravagantes et diaboliques prouesses, comme s'il voulait épuiser d'un coup les possibilités de l'instrumentiste. »6 C'est aussi l'époque où le musicien prend l'habitude de composer une bonne part de ses sonates par couples, avec l'idée qu'elles puissent être jouées en enchaînant deux sonates complémentaires d'une même paire, comme on enchaînerait les deux mouvements d'une même « vraie » sonate.
Une grosse centaine de sonates pour cette période qu'on évalue à une dizaine d'années. Parmi elles, trois nouvelles fugues (K.41, K58, K.93) que les organistes ne dédaignent pas de s'approprier, et surtout nombre de pièces effectivement flamboyantes, dont la K.33 en ré majeur, avec ses jaillissements virtuoses et ses moments d'enthousiasme échevelé ; la K.39 en la majeur, d'une folle exubérance dans sa virtuosité démoniaque ; la K.96 en ré majeur, une des plus jouées et à juste titre, tant elle constitue un fabuleux condensé des sortilèges scarlattiens avec, en prime, de troublants moments de tendresse ; la K.115 en ut mineur, d'une grande richesse d'idées et de moyenstechniques, et ponctuée de silences d'un fort pouvoir expressif ; la K.125 en sol majeur, dont l'extrême virtuosité s‘accompagne d'une infinité de nuances subtiles ; et la K. 141 en ré mineur, elle aussi parmi les plus prisées des interprètes, d'une virtuosité époustouflante avec ses fusées, ses croisements de mains et ses rythmes fantasques.
Sonate K 39 en la majeur.La confidence et la poésie ont aussi leur place dans ce vaste lot de sonates. Ainsi de la K 32 en ré mineur, une aria si propice aux alanguissements romantiques, de la K. 54 en la mineur, avec ses pointes de mélancolie et ses quelques accents de fièvre ; de la K. 69 en fa mineur, grande confidence d'une mélancolie obsédante ; de la K. 87 en si mineur, longue cantilène aux harmonies tendres et délicates ; de la K. 109 en la mineur, moins courue que d'autres mais pleine de mystère, de rêverie et de mélancolie ; et nous y ajouterons la K. 128 en si♭majeur, elle aussi peu fréquentée mais tendrement interrogative et très touchante.
Sonate K 32 en ré mineur, par Emil Gilels.Sans doute composées entre 1750 et 1754, ces sonates font dans l'ensemble moins de place à la virtuosité et cèdent plus volontiers qu'avant à l'intimisme et à l'introspection.
Un bel exemple déjà avec la K. 193 en mi ♭ mineur, longue confidence plaintive d'une poésie presque chopinienne. L'émotion est là aussi avec la K. 206 en mi majeur, dont les divines longueurs sont une merveille de délicatesse et de sensibilité, et avec la K. 208 en la majeur, au cantabile d'une ineffable mélancolie. Des climats que l'on retrouvera peu ou prou dans la bouleversante K. 213 en ré mineur, dans la tendre K. 215 en mi majeur, dans la très introspective K. 247 en ut ♯ mineur, si touchante avec ses interrogations sans cesse renouvelées, ou encore dans l‘enjôleuse K. 259 en sol majeur.
Sonate K 193 en mi bémol majeur, par Anne Queffélec.Bien entendu, la vivacité, la fantaisie ou les franches couleurs hispaniques sont aussi au rendez-vous dans bon nombre de sonates de cette époque, par exemple, pour ne citer que quelques-unes des plus remarquables, dans les K. 159, K. 175, K. 198, K. 235, K.2 39, K. 248, K. 260, K. 278 et K. 297. Et les amoureux de l'orgue se réjouiront de relever que Scarlatti ne les a pas complètement oubliés puisqu'il destine trois des sonates de cette série à leur instrument fétiche, les K. 287, K. 288 et K. 328.
Sonate K 159 en ut majeur, par Ivo Pogorelich.Pour finir, près de deux cents sonates qui furent vraisemblablement écrites par Scarlatti au cours de ses trois ou quatre dernières années d'existence . « Sonates riches d'expérience, qui ne tombent presque jamais dans la virtuosité gratuite : par exemple, si l'on trouve toujours beaucoup de sauts, employés à des fins expressives, on relève peu de croisements de mains, ingrédient répandu dans les sonates flamboyantes (il est vrai qu'on en a donné une autre explication : d'après Burney, le vieux Scarlatti était devenu trop corpulent pour pouvoir croiser ses mains ; on en a dit autant, avec plus de vraisemblance, sur la reine elle-même, à laquelle il ne fallait plus infliger de contorsions inélégantes ! »7
Parmi les fleurons de cette ultime série : la K. 380 en mi majeur, tendre et cérémonieuse danse de cour d'une rare poésie ; la K. 394 en mi mineur, d'une grande intériorité, avec une progression harmonique qui lui confère des accents préromantiques ; la K. 426 en sol mineur, au climat encore plus romantique, dans laquelle Guy Sacre entend des « soupirs de l'âme, en connivence avec la nuit » ; la K. 427 en sol majeur, bondissante et d'une grande verve spirituelle ; la K. 450 en sol mineur, d'une ivresse rythmique contagieuse ; la K. 466 en fa mineur, d'une touchante mélancolie et d'une poésie envoûtante ; la K. 470 en sol majeur, peu fréquentée mais étrangement émouvante avec ses incessants changements de climat à la Schubert ; la K. 491 en ré majeur, à nouveau assez schubertienne avec son alternance de moments de danse et d'instants de rêve ; la K. 492 en ré majeur, éblouissante, étourdissante même avec ses jeux de miroirs ; la K. 525 en fa majeur, à l'entrain si communicatif ; et la K. 531 en mi majeur, d'une extrême subtilité d'écriture et de climats dans son faux mouvement perpétuel.
Nous nous en tiendrons là, mais à regret car, dans cette série comme dans les précédentes, il y aurait matière à s'attarder…
Sonate K 380 en mi majeur, par Pieter-Jan Belder.Notice biographique de Domenico Scarlatti
1. Stéphane Goldet, Domenico Scarlatti et la musique instrumentale dans Jean et Brigitte Massin (dir.), « Histoire de la musique occidentale », Fayard, 2003, p. 474.
2. Olivier Bellamy, dans « Le Monde de la musique » (195), janvier 1996.
3. Guy Sacre, dans « La musique de piano », Robert Laffont, 1998, p. 2422.
4. Stéphane Goldet, op. cit., p. 474
5. Claudde Rostand, « notice accompagnant l'enregistrement d'Anne Queffélec », Erato.
6. Guy Sacre, op. cit., p. 2424.
7. —, op. cit., p. 2428.
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Samedi 27 Janvier, 2024