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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.

II. Le xviie siècle baroque : France

Les œuvres de Louis Couperin (v.1626-1661)

Louis Couperin

Ce n'est pas lui, mais son neveu François, qu'on a coutume d'appeler « Couperin le Grand ». Ce faisant, se rend-on bien compte que, par un malencontreux effet de ricochet, on minimise l'importance de cet oncle qui fut beaucoup plus qu'un premier maillon dans la glorieuse lignée des Couperin ?

Certes sa vie fut aussi courte que celle de Mozart, et sa carrière — à peine dix ans — encore plus, mais on n'en est que plus admiratif vis-à-vis de ce musicien touche à tout —  il jouait de l'orgue, du clavecin, du violon, de la viole et, paraît-il, de bien d'autres instruments encore — qui, à côté de quelques « symphonies » et fantaisies pour violes, nous a laissé pas moins de deux cents pièces partagées entre le clavecin et l'orgue, une production d'une qualité reconnue de plus en plus comme extraordinaire.

On connaît l'épisode fameux qui valut à notre homme, après avoir été formé par son père, lui-même excellent organiste amateur, de quitter ses terres natales de Brie pour accéder à la capitale : « Le jour de la Saint-Jacques, probablement en 1650, avec ses frères François et Charles, il traversa les terres dévastées par les guerres de la Fronde pour aller à la rencontre de Chambonnières, qui donnait un déjeuner dans sa maison de campagne à Rozay-en-Brie. Sans qu'on leur ait rien demandé, les trois frères jouèrent une aubade sous les fenêtres du grand claveciniste. c'est une histoire incroyable, car elle a tout l'air d'un coup monté. Qui donna le tuyau à Louis Couperin ? Chambonnières, en tout cas, réagit en vrai musicien. Il ne demanda pas qui étaient ces gens qui jouaient mais qui était le compositeur de cette pièce. Un des invités (sans doute celui qui avait tout organisé) répondit que c'était Louis Couperin. Le maître de maison pria les musiciens de rejoindre sa table et proposa au jeune compositeur de l'introduire à la cour… »1  Il vint donc à Paris, y suivit l'enseignement de Chambonnières, puis, dès 1653, fut nommé organiste de l'église Saint-Gervais, un poste qui allait rester la « propriété » des Couperin jusqu'au xixe siècle. En outre, il fut bien près de prendre un poste très en vue à la cour, puisque Louis xiv lui offrit de remplacer Chambonnières, alors en disgrâce, comme « Ordinaire de la musique du roi pour le clavecin », mais Louis Couperin déclina l'offre par égard pour son protecteur. Cette attitude eut du reste l'heur de plaire au roi qui, du coup, créa exprès pour lui un nouveau poste de « Dessus de viole de la Chambre du roi ».

Au-delà de ces détails historiques, ce qui compte pour nous, c'est l'œuvre pour clavier qu'il a laissée à la postérité, une œuvre singulière, étrange même, à la fois moderne par ses enchaînements harmoniques étonnants ou ses dissonances abruptes et attachée aux vieilles formes  contrapuntiques, et, de plus, une musique derrière laquelle on découvre sans cesse des ombres et des angoisses presque romantiques.

L'œuvre de clavecin

Danses, chaconnes, passacailles, plus les fameux préludes non mesurés : c'est un total de cent trente pièces qui nous est parvenu, le tout sous forme de manuscrits puisque ces compositions restèrent inédites du vivant de Louis Couperin. Particularité notable : l'organisation-même de ces manuscrits, où les pièces sont classées soit par tonalité, soit par genre, reste passablement arbitraire, ce qui invite naturellement les interprètes à procéder, selon leur propre goût, à des assemblages de pièces pour en faire des « suites » cohérentes.

Dans ces œuvres, ce qui distingue Louis Couperin, « c'est son oreille audacieuse, encline aux dissonances, aux retards, c'est sa polyphonie nombreuse et ses rythmes piquants, c'est son goût pour les tonalités rares, qui lui fait employer à l'occasion le ton de fa dièse mineur, peu fréquenté au clavier en cet âge de tempérament inégal. À ces hardiesses, ses mélodies gagnent une saveur particulière, et une variété propre à refléter les émotions les plus changeantes, les plus opposées. »2

Préludes non mesurés 

Si ces quinze pièces sont, plus que les autres, associées au nom de Louis Couperin, c'est que celui-ci s'est presque fait une spécialité de cette forme d'improvisation contrôlée, spécialité dans laquelle il n'a jamais été surpassé.

Ces préludes, qui s‘inscrivent dans la tradition des luthistes, « ne sont que partiellement écrits : il n'y a aucune indication rythmique, car l'ensemble est noté en rondes. Seule est précisée la hauteur de chaque note, dans le grave et dans l'aigu. L'interprète a donc toute liberté d'improvisation rythmique et mélodique à partir du canevas donné par Louis Couperin. »3

« Impressionnants par leur ampleur et leur complexité, ses préludes représentent de magnifiques exemples de liberté et d'improvisation organisées. »4  Et le fait que, dans quatre d'entre eux, cette liberté soit freinée par l'insertion d'une section médiane mesurée, ne change rien à l'affaire : avant-même de faire le bonheur des auditeurs, ces préludes font depuis longtemps les délices des grands clavecinistes. Comme le souligne en grand connaisseur le claveciniste et organiste Davitt Moroney5, ceux-ci se trouvent en effet invités « à participer à la création … une idée du xviie siècle que nous avons perdue en musique jusque dans les vingt dernières années du xxe siècle. »

Louis Couperin, Prélude non mesuré en la mineur, par Skip Sempe.


Louis Couperin, Prélude en fa majeur, par Davitt Moroney.


Louis Couperin, Prélude à l'imitation de Mr Froberger, par Ernst Stolz.


Danses

Une centaine de pièces au total : voilà ce que Louis Couperin a consacré à ce « nouveau style » si en vogue à son époque. Un vaste ensemble où allemandes, courantes et sarabandes sont les plus en vue, même si gigues, gaillardes, gavottes et autres types de danses y sont aussi présents.

Les Allemandes s'imposent par leur noblesse souvent majestueuse ; les Courantes accrochent par leur sombre gravité ;  c'est cependant dans les Sarabandes que notre musicien est à son meilleur par son éloquence poétique, et parfois par une écriture étonnamment novatrice comme dans la Sarabande en ré majeur.

On ne saurait toutefois négliger les autres types de danses, d'autant que dans telle Gigue, Pastourelle, Branle, Volte, Canarie, Gavotte ou Piémontaise, on trouvera des accents plus légers, plus vifs, voire joyeux, qui tranchent avec la gravité d'une large part de l'œuvre du compositeur.

s'il fallait, dans tout ce corpus, distinguer une pièce, ce serait sans aucun doute « cette Pavane en fa dièse mineur que beaucoup tiennent pour la perle de l'œuvre de Louis Couperin : trois parties, de plus en plus chargées, comme si cette mélodie continue se nourrissait d'elle-même, s'approfondissait en s'avançant, ne voulait pas finir avant d'avoir épuisé toute sa matière. » 6

Une distinction que nous accorderons tout aussi volontiers à une autre pièce emblématique de notre musicien. Il s'agit non plus d'une danse mais du  célèbre Tombeau de Mr. de Blancrocher, du nom de ce  luthiste que Froberger honora lui aussi d'un Tombeau. « Louis Couperin y fait assaut à la fois de tout son savoir et de toute sa sensibilité…Tout sonne ici étrange et neuf, les premières mesures à l'allure de cortège, la section plus vive où l'on croit entendre, sur cette pédale de dominante et avec ces retards multipliés et ces vibrations dissonantes, le jeu même du luthiste défunt, les trois mesures répétées qui semblent par deux fois tinter le glas, et cette fin enfouie pas après pas dans une affliction de plus en plus profonde… »7

Louis Couperin, Pavane en fa dièse mineur, Skip Sempe.


Louis Couperin, Tombeau de Mr de Blancrocher, par Johanne Couture.


Louis Couperin, Deux Sarabandes, Gavotte en ré majeur, par Blandine Verlet.


Louis Couperin, Pièces en ré mineur (Allemande, La Volta, La Pastourelle, Chaconne : La Complaignante), Blandine Verlet.


Passacailles et Chaconnes

Une douzaine de pièces seulement, mais d'une grande richesse doublée d'une charge émotionnelle souvent pathétique. c'est dans ces pièces amples et ambitieuses que le disciple de Chambonnières marque le plus la distance qui le sépare de son maître, et c'est là qu'il réunit le plus de suffrages.

Parmi les pièces les plus remarquables de ces deux séries, citons les admirables Chaconnes en ré mineur (n°55) et en fa majeur (n°78), la ténébreuse Passacaille en ut majeur et, plus que tout peut-être, ce chef-d'œuvre absolu qu'est la Passacaille en sol mineur (n°98) :  « Beauté austère et méditative ; la gravité, à la fin, prend du champ, le morceau s'ouvre au mode majeur, en des courbes harmonieuses et bienfaisantes ; mais les neuf dernières mesures, en glissements chromatiques, reviennent invinciblement au sombre climat initial. »8

Louis Couperin, Passacaille en sol mineur, Gustav Leonhardt.


Louis Couperin, Chaconne en ré mineur, Laurence Cummings.
Louis Couperin, « Suite » en ré, Gustav Leonhardt.

L'œuvre d'orgue

Non seulement Louis Couperin ne publia aucune œuvre d'orgue de son vivant, mais on crut pendant bien longtemps que l'organiste de Saint-Gervais n'avait laissé pour cet instrument que deux modestes pièces, un certain Carillon de Paris et une fantaisie.

Or voilà qu'en 1958, un jeune musicologue et collectionneur anglais, Guy Oldham, en fouinant chez un antiquaire londonien, met la main sur un manuscrit contenant soixante-dix pièces pour orgue composées par Louis Couperin entre 1650 et 1659. Un événement de première importance, à ceci près qu'il faudra attendre encore trente-sept ans pour que, sous la pression amicale de Davitt Moroney, l'heureux collectionneur se décide à laisser publier ces œuvres qui établissent un trait d'union entre celles de Titelouze et celles de Nivers et des autres maîtres à venir de la période « classique » de l'orgue.

Commentaires liturgiques

Une trentaine de pièces (hymnes, antiennes…) fondées sur un plain-chant constitue la part proprement liturgique de ce catalogue. « c'est la part la plus traditionnelle du corpus de Couperin, qui s'y montre le respectueux disciple de Titelouze. »9   On peut cependant ne pas être insensible à la grâce et à la pureté de cette musique qui, parfois, comme dans les paraphrases sur l'hymne A solis ortu, atteint un rare niveau d'élévation spirituelle.

Préludes, fantaisies et fugues

Parmi ces pièces, distinguons d'emblée un prélude intitulé bizarrement Grand Prélude du Deuxième Livre, dont Davitt Moroney loue la force et l'originalité au point d'y voir un des sommets du répertoire d'orgue. Cela dit, la grande découverte demeure celle des deux cycles de fugues inclus dans le recueil, dont le même Moroney vante la richesse du langage contrapuntique en soulignant l'art avec lequel Couperin parvient à rendre la polyphonie expressive à une époque où le « vieux style » était devenu académique. « Le style de ces pièces est des plus savants et des plus savoureux . A aucun moment, il ne s'agit de musique prévisible : on ne peut pas imaginer ce qui va venir dans la mesure qui suit. Ce n'est jamais un contrepoint mécanique, mais une musique qui déborde de vitalité, de surprises et de trouvailles étonnantes dans les harmonies, dans les mélodies, dans les rythmes… »10

Louis Couperin, Prélude, Davitt Moroney.


Louis Couperin, Fugue 61, David Warren Steel.

Solos de basse

Autre découverte, encore plus singulière : ces six pièces, qui nous rappellent au passage que Louis Couperin était aussi violiste, « sont écrites dans un style connu des organistes sous le nom de basse de trompette ou basse de cromorne. L'accompagnement se fait sur un clavier (jeu doux) avec un grand solo de la main gauche sur la trompette ou le cromorne. »11  Le musicien a en l'espèce lancé un genre qui était promis à un bel avenir, et il l'a fait brillamment : « Les rythmes les plus imprévisibles, les surprises harmoniques les plus déconcertantes, les intervalles de plus en plus distendus (plus de trois octaves) sont autant de figures de rhétorique d'un orateur sûr de son éloquence et qui manie avec une égale persuasion la déclamation noble et la badinerie en style de canzone. »12

Notes

1. Olivier BellamyLe Monde de la musique (190), juillet/août 1995 

2. Guy Sacre, La musique de piano , Robert Laffont, 1998 , p.846

3. Adélaïde de Place, dans Fr.R. TRANCHEFORT (dir.), Le guide de la musique de piano et de clavecin , Fayard,1998 , p.281

4. Adélaïde de Place Diapason (396), septembre 1993  

5. Le Monde de la musique (190), juillet/août 1995

6. Guy Sacre , op. cit. , p.848

7. Ibid., p.847 

8. Ibid., p.848

9. Brigitte François Sappey, dans G. CANTAGREL (dir.), Le guide de la musique d'orgue , Fayard, 2003 , p.299  

10. Davit Moroney, Le Monde de la musique (190), juillet/août 1995

11  Ibid. 

12. Brigitte François-Sappey, op. cit. , p.300.

Michel Risquet
© musicologie.org


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Jeudi 16 Mars, 2023