On peut légitimement parler d' « œuvre-culte » à propos de ces deux livres pour clavier, contenant chacun vingt-quatre préludes et fugues (BWV 846 à 869 et BWV 870 à 893), que le compositeur acheva respectivement en 1722 et en 1744. Si l'on en fait si volontiers l'« Ancien Testament de la musique », c'est que, depuis toujours, les plus grands musiciens l'ont adopté comme référence suprême, au point parfois d'en faire leur nourriture quotidienne. On sait le choc que représenta pour Mozart la découverte tardive de ces préludes et fugues. De même, on rappelle à l'envi que Chopin ne commençait pas une journée sans en revoir un ou plusieurs. Et si Schumann, qui en faisait également son pain quotidien, a écrit « La musique doit à Jean-Sébastien Bach autant qu'une religion à son fondateur », c'est à coup sûr en pensant avant tout au Clavier bien tempéré qu'il fit cette déclaration de foi.
Sans doute faut-il rappeler, ne serait-ce que pour expliquer le titre donné à l'œuvre et pour en mesurer l'importance dans l'histoire de la musique, qu'en se lançant dans la composition du premier livre, Bach visait à tirer les conséquences les plus extrèmes des travaux menés depuis la fin du XVIIe siècle par divers musiciens et théoriciens (Werckmeister, Fischer, Mattheson…), qui avaient conduit à prôner l'adoption du tempérament égal. En l'espèce, l'innovation consistait à diviser artificiellement l'octave naturelle en douze demi-tons égaux et à accorder les instruments à clavier en conséquence, permettant ainsi d'aborder toutes les tonalités et de moduler à l'infini, là où les anciens modes (tempérament inégal) limitaient fortement les possibilités de modulation. C'est précisément « ici que se situe l'apport génial de Bach, qui va du premier coup, non seulement proclamer que toutes les tonalités sont accessibles, mais apporter par une œuvre la preuve d'une liberté toute neuve, toute jeune, dans la modulation. A partir d'une tonalité donnée, il peut aller partout ; comme le Christophe Colomb de Paul Claudel, il prend alors possession de tout l'univers sonore. »63
Ainsi se retrouve-t-on avec une œuvre fleuve où, dans le premier comme dans le second livres, apparaissent vingt-quatre préludes et fugues explorant successivement toutes les tonalités majeures et mineures en suivant un ordre chromatique ascendant (ut majeur, ut mineur, ut majeur, ut mineur, ré majeur, ré mineur, etc.). Bach va donc jusqu'au bout de l'exercice, là où Johann Ferdinand Fischer, un des grands pionniers en la matière, s'était arrêté à dix-neuf tonalités dans les petits préludes et fugues pour orgue de son Ariadne musica paru en 1715. Et le choix qu'il fait « du prélude et fugue, pour cette aventure, n'est pas fortuit (outre que l'exemple de Fischer semble lui donner un garant). La fugue, c'est la rigueur, la forme par excellence, la pierre de touche du savoir ; preuve par neuf : ce qui est prouvé par son moyen n'est plus remis en cause. Le prélude, au contraire, c'est la liberté, le primesaut, le caprice, la bride laissée à la fantaisie, la licence de tâter de tous les styles. Bach, en somme, revendique ici toutes les antinomies : l'ordre et le désordre, le plaisir de la raison avec le délice de l'imagination. »64
Non seulement le musicien est allé plus loin que ses prédécesseurs, mais son œuvre « explore les nouvelles possibilités du système bien tempéré d'une façon si exemplaire qu'elle laisse loin derrière lui les autres. Bach avait compris qu'il y avait dans le tempérament égal de quoi révolutionner la traditionnelle fugue pour clavier. Il n'était plus nécessaire d'introduire sans cesse de nouveaux sujets ou contre-sujets ou de varier le thème de la fugue. Si les modulations étaient employées systématiquement, on pouvait se passer des anciens procédés qui tendaient à donner à la fugue le caractère d'une mosaïque. » Désormais, « les entrées du thème principal établissent solidement chaque ton, tandis que les épisodes qui les relient fournissent les modulations nécessaires. Et puisque ce qui compose les épisodes dérive du thème principal ou du contrepoint qui l'accompagne, il y a dans chaque fugue uniformité complète de la substance musicale. »65 Ajoutons-y la puissance du génie musical d'un Bach parvenu au plus haut de la maturité, et cela nous vaut un chef-d'œuvre sans équivalent, avec un total de quarante-huit fugues (de deux à cinq voix) infinîment variées et d'une richesse telle que les musiciens accomplis y reviennent avec une admiration sans cesse renouvelée. Et ce chef-d'œuvre ne serait pas l'objet d'un tel culte, tant de la part des amateurs que des professionnels, s'il n'y avait aussi ces quarante-huit préludes qui sont autant de miracles de liberté, d'imagination et de fantaisie.
Il faudrait bien entendu, comme d'autres l'ont fait avec compétence et talent dans des ouvrages anthologiques, passer en revue l'un après l'autre ces quarante-huit diptyques, et trouver les mots adéquats pour en mettre en évidence la prodigieuse diversité et l'insondable richesse. Contentons-nous ici de donner un aperçu des différences existant entre deux livres écrits à une vingtaine d'années d'écart, et rappelons au passage que seul le premier porte officiellement le titre de Clavier bien tempéré, le second ayant simplement reçu l'intitulé de Vingt-quatre nouveaux Préludes et Fugues. Celui-ci constitue l'évident prolongement du « vrai » Clavier bien tempéré, mais on n'y retrouve pas le même souci d'unité au niveau de chaque couple prélude et fugue, ni d'ailleurs dans les fugues le même degré de science contrapuntique, ce qui reflète le fait que Bach y a rassemblé des pièces relativement anciennes, retravaillées pour les besoins de la cause, ainsi que des morceaux récents, dont certains comportent d'évidentes touches de « modernisme » en se rapprochant de la forme sonate. Point particulièrement frappant : « Les préludes, ici, méritent moins leur nom, ne songent pas qu'ils annoncent une fugue, sont des morceaux à part entière ; aucun n'a le caractère d'une étude ; beaucoup sont de longs et lents monologues, parmi les inspirations les plus hautes du vieux Bach, avec les pages lentes des Variations Goldberg. » 66 Bref, pour citer à nouveau Guy Sacre, « ce Second Livre … n'a pas l'efficace tour de vis du Premier ; c'est ici pourtant que les fervents viendront écouter les chants les plus purs du compositeur, et confronter au sien les battements de leur cœur. »67
S'il était encore besoin d'un message bien senti pour convaincre les amateurs de partir à la découverte de ces deux recueils qui, c'est vrai, ont de quoi en intimider plus d'un, nous l'emprunterions une nouvelle fois à Guy Sacre: « Ces quarante-huit préludes et fugues qu'on a dits constituer l'Ancien Testament de la musique seront joués, écoutés, commentés dans la moindre note et le plus petit soupir jusqu'à la fin des temps. L'admiration qu'ils suscitent se double d'une amitié profonde et fervente ; peu de musiques comblent si fortement la raison et le cœur ensemble ; le technicien les démonte avec un plaisir renouvelé ; l'humble mélomane (ce peut être le même homme) y trouve jour après jour un aliment à son existence. Ces pages qui se proposaient d'explorer le cercle de la tonalité, jusqu'en ses terres inconnues, ont fini par parcourir un atlas plus rare et plus important, celui des émotions humaines. Elles ne sont pas seulement chose de beauté, chose de savoir, mais jalons d'une quête, où le spirituel et le sensible se fondent indissolublement ; elles reflètent notre être dans sa prodigieuse et douloureuse diversité, dans ses ténèbres comme dans sa lumière. »68