« Ce fut le Liszt et le Paganini du virginal, un virtuose ébouriffant, aux pouvoirs surhumains, que ses contemporains effrayés soupçonnaient d'avoir conclu quelque pacte avec les puissances infernales ; une force de la nature, que son nom même (le « Taureau ») semblait opposer au tendre et délicat Byrd (l'« Oiseau »). Mais cet exhibitionniste sans vergogne, qui prodigue si souvent l'exubérance et l'optimisme, a ses moments d'introversion, de mélancolie profonde ; après les démonstrations d'adresse, les voyantes acrobaties digitales, les variations ornementales où prolifèrent follement les notes rapides, il peut se livrer à d'austères méditations, pour lesquelles lui suffisent les valeurs longues du plain-chant. Du reste, Bull est un explorateur, qui non content de maîtriser l'idiome de l‘époque, pousse son chemin vers le futur, manie des rythmes improbables, prodigue la dissonance, s'aventure quelquefois dans les dédales du chromatisme le plus obscur. »1
Tout est dit – ou presque - sur ce « Doctor Bull » (en sa qualité de docteur en musique de l'université de Cambridge) qui lui aussi fut organiste de la Chapelle royale avant d'être conduit en 1613 à quitter précipitamment l'Angleterre à la suite d'une affaire d'adultère. Un scandale qui ne devait pas être le premier du genre si l'on en juge par ce que disait de lui l'archevêque de Canterbury : « L'homme a plus de musique que d'honnêteté, et sa réputation est aussi grande pour son maniement de la virginité que pour son adresse à l'orgue et au virginal ».2
Ce sauve-qui-peut, qui conduisit in fine Bull à s'installer à Anvers pour le restant de ses jours, ne serait au fond qu'une anecdote s'il n'avait provoqué la perte d'une part significative de son catalogue, oubliée dans la précipitation du départ. Ce qu'il en reste, notamment quelque cent cinquante pièces pour clavier, suffit toutefois largement à assurer sa gloire posthume.
Destinées au virginal ou éventuellement à l'orgue (mais Bull ne juge pas utile de le spécifier), ces pièces sont de genres très divers : on y trouve des pièces descriptives, dont le célébrissime morceau de bravoure The King's Hunt ; tout un lot de danses (les inévitables pavanes et gaillardes, mais aussi des gigues et toys) dont The Quadran Pavan, la Piper's Galliard et les superbes Chromatic Pavan & Galliard ; douze In nomine dans lesquels Bull se plaît à expérimenter des formules nouvelles et qui – notamment les neuvième et douzième - ont de quoi impressionner les auditeurs les plus « pointus » ; une bonne quinzaine de fantaisies, parfois précédées d'un prélude, réputées mieux adaptées à l'orgue qu'au virginal, et parmi lesquelles on distingue volontiers les trois Fantaisies sur l'hexacorde « ut, ré, mi, fa,,sol, la » ; des pièces tirées du plain-chant comme les trois Miserere et le Salvatore mundi Domine ; et – last but not least - quelques brillantes séries de variations dont celle sur Why ask you ? la très emblématique Doctor Bull's Goodnight et les éblouissantes variations sur Walsingham, un air populaire déjà utilisé avec brio par Byrd.
Toute cette production se révèle certes assez inégale, et parfois un peu trop portée vers la performance digitale, mais, si le musicien « recherche l'effet et s'il a le souci de faire valoir son talent de virtuose, c'est bien pour mettre en valeur la sonorité ténue du virginal, ce petit instrument dont le clavier réduit ne permettait pas de tenir les sons. Il fallait combler les vides sonores. Le virginal, peu fait pour les mouvements lents, exigeait donc des pièces volubiles. »3 De plus, outre un réel don de mélodiste, on reconnait à Bull une grande puissance d'inspiration.
John Bull, In Nomine n° 12 : The King's Hunt, par Pierre Hantai (clavecin).1. Sacre Guy, La musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998 , p. 517-518.
2. Cité par Michel Roubinet, dans Gilles Cantagrel (dir.), Le guide de la musique d'orgue, Fayard, Paris 2003, p. 209.
3. Place Adélaïde de, dans Fr. R. Tranchefort (dir.), « Guide de la musique de piano et de clavecin », Fayard, Paris 1998, p. 188.
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Lundi 1 Avril, 2024