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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte. III. Le temps de Bach : France - Italie - Allemagne - Autres nations

La musique instrumentale de Jean-Marie Leclair (1697-1764)

Jean-Marie Leclair

Comme Rameau, Leclair fut un moment attiré par l'opéra mais son unique tentative en ce domaine ne fut guère concluante. Son nom restera donc attaché à ce qui fut son vrai terrain d'élection, la musique instrumentale, et à l'instrument qui avait fait toute sa réputation : le violon.

Au cours de ses jeunes années lyonnaises, il avait atteint, dit-on, un niveau d'excellence dans trois domaines : la passementerie (spécialité de son père), le violon et la danse. Et c'est dans cette dernière spécialité qu'il s'affirme en premier puisqu'au début des années 1720 on le retrouve premier danseur et maître de ballet à Turin, où il effectuera deux séjours prolongés qui lui permettront, joignant sans doute l'utile à l'agréable, de se mettre à la meilleure école pour cultiver ses talents de violoniste.

Après 1723, date à laquelle il publie à Paris un premier recueil de sonates, et surtout à partir de ses succès de virtuose au Concert Spirituel dans les années qui suivent, sa vie va être entièrement consacrée à la musique, et, pendant près de vingt ans, le conduira à multiplier les expériences entre Paris (où il fut un moment ordinaire de la musique du roi), Londres, Amsterdam, La Haye, puis Chambéry et à nouveau Paris où il finit par se fixer, jusqu'à cette nuit fatale où il fut assassiné par un inconnu alors qu'il regagnait sa maison.

On lui reconnaît sans mal le titre de chef de file de l'école française de violon du XVIIIe siècle. On reconnaît aussi que ses œuvres sont celles d'un maître, conjuguant élégance, brio de l'écriture instrumentale, invention mélodique et ingéniosité contrapuntique. D'où vient-il alors qu'aujourd'hui encore, on n'accorde pas à cette production tout l'intérêt qu'elle mérite ? Serait-ce, paradoxalement, parce qu'elle est d'un niveau de qualité trop constant, ne laissant guère émerger de pages phares susceptibles d'accrocher un large public ? Ou ne serait-ce pas plutôt en raison du souverain équilibre « classique » de ces compositions qui tournent le dos à tous les excès possibles, que ce soit en terme de virtuosité, de hardiesse ou de sensibilité ?

Sonates pour violon et basse continue

Quatre recueils de douze sonates chacun, échelonnés entre 1723 (Opus 1), 1728 (Opus 2), 1734 (Opus 5) et 1743 (Opus 9), plus une sonate posthume (Opus 15 de 1767) : de ses débuts jusqu'à sa plus haute maturité, Leclair est revenu régulièrement à cette forme qui, il est vrai, ne pouvait que convenir au formidable concertiste qu'il était.

Plus sans doute que les autres sonates qu'il a écrites, celles-ci mobilisent effectivement toutes les ressources techniques de l'instrumentiste, notamment — et ceci n'est qu'un exemple — dans l'utilisation très poussée que fait Leclair des doubles cordes. Pour autant, on le prendra difficilement en flagrant délit d'exhibitionnisme virtuose tant son langage reste asservi à la recherche de l'expression musicale. De plus, s'il est vrai que la plupart de ces œuvres exigent beaucoup du violoniste, il en est quelques-unes, surtout dans le second livre, que le musicien a spécialement conçues en y sacrifiant les prouesses techniques, et en les destinant soit au violon, soit à la flûte.

Ici comme ailleurs dans les œuvres de Leclair, on sent une nette ascendance italienne : de nombreux traits, comme la prédominance d'une structure en quatre mouvements calquée sur le modèle de la sonata da chiesa, mais aussi la présence d'allegros et finales débordant de vitalité, avec parfois des accents presque vivaldiens, suggèrent que de tels fruits n'ont pu  s‘épanouir que sous le soleil d'Italie. Mais ces sonates révèlent une personnalité  qui, loin de se contenter de faire écho à ses modèles transalpins, introduit dans sa musique des éléments spécifiquement français, issus notamment de la suite de danses, réalisant à sa manière une sorte d'idéal en matiére de fusion des goûts.

Autres caractéristiques majeures de l'art du musicien dans ces œuvres : un grand raffinement harmonique, une invention mélodique inépuisable, et, plus que tout, « la pureté, la gravité et la mélancolie des grandes mélodies lyriques de ses mouvements lents. »1  Des atouts que l'on retrouve un peu partout, mais de façon croissante, du premier livre (Opus 1) au quatrième (Opus 9), le style de Leclair s'y faisant de plus en plus frémissant.

Jean-Marie Leclair, Sonate opus 1, no 8, en sol majeur, I. Largo, Fabio Biondi, Rinaldo Alessandrini, Maurizio Naddeo, Pascal Monteilhet.


Jean-Marie Leclair, Sonate opus 5, no 6, en ut mineur « Le Tombeau », Patrick Cohën-Akenine et Les Folies Françoises.


Jean-Marie Leclair, Sonate opus 9, no 3, en majeur, Patrick Bismuth et La Tempesta


Jean-Marie Leclair, Sonate opus 9, no 8, en ut majeur, François Fernandez, Pierre Hantai et Philippe Pierlot


Sonates pour deux violons sans basse

Deux recueils cette fois, et seulement de six sonates chacun, le premier (Opus 3) publié en 1730, le second (Opus 12) vers 1747.

Une plénitude musicale étonnante au regard des moyens employés, et ce, sans esbrouffe : ces douze sonates « à huit cordes seules », plus encore peut-être que les autres, justifient ce commentaire que Philippe Beaussant adresse à l'ensemble des œuvres instrumentales du musicien : « La rigueur de la composition, la hauteur de la pensée, et aussi le charme, égalent ou dépassent le brillant et l'éclat de la technique. Ce qui est admirable chez Leclair, c'est justement l'équilibre parfait que l'on trouve dans chaque œuvre entre diverses tendances : de l'audace, de la hardiesse, mais profondément réfléchie, pensée, posée sans hâte et à coup sûr. Une correction parfaite de l'écriture, sans froideur ; du lyrisme au contraire, dans certains mouvements lents en particulier, mais grave et presque majestueux dans sa démarche. De la tendresse, mais contenue, de la fougue parfois, ma non troppo. »2

Jean-Marie Leclair, Sonate opus 3, no 3, en ut majeur, Elizaveta Gilels et Leonid Kogan.


Jean-Marie Leclair, Sonate opus 3, no 5, en mi majeur, Vaclav Hudecek et Ivana Kovalcokova.


Sonates en trio

Outre un Trio isolé (Opus 14) publié en 1765, cette part de la production de Leclair est constituée essentiellement de deux recueils : l'Opus 4 (six sonates) publié vers 1731 et l'Opus 13 (trois ouvertures et trois sonates) publié en 1753.

Plus que l'Opus 13, lequel est fait pour l'essentiel de transcriptions d'œuvres préexistantes (sonates pour violon et b.c., ouverture de l'opéra Scylla et Glaucus), c'est l'Opus 4 qui est le joyau de cette production. « L'Opus 4 est un chef-d'œuvre. Fleuron du Concert Spirituel dans les années 1730, cet ensemble de six sonates hésitant entre la chambre et l'église demeura longtemps célèbre pour la qualité de ses fugues, citées en exemple dans les plus austères traités. »3  Et si l'écriture se fait ici moins virtuose que dans les sonates pour violon seul, c'est que le musicien trouve dans cette formation associant deux dessus et le continuo un équilibre des plus précieux : « l'utilisation élargie du timbre, par les ornements, l'écriture rythmique, les effets harmoniques, trouve dans cet édifice polyphonique des moyens beaucoup plus variés que dans l'écriture soliste, et rappelle combien l'inventivité de Leclair a contribué à sa réputation sans égale. »4

On rattachera à ce corpus deux recueils aux ambitions beaucoup plus modestes que Leclair fit paraître vers 1737 sous le même titre de Récréation de musique d'une exécution facile. Le premier (Opus 6) est écrit pour deux violons et b.c.. Le second (Opus 8) est composé pour deux flûtes (ou deux violons) et b.c. Dans les deux cas, la forme est celle de la suite de danses traditionnelle et le propos est avant tout celui d'un aimable divertissement.

Jean-Marie Leclair, Sonate opus 4, no, 1 en mineur, Musica Alta Ripa.


Jean-Marie Leclair, Ouverture no 3, opus 13, Capriccio Stravagante (Skip Sempé).


Jean-Marie Leclair, Trio opus 14, en la majeur pour 2 violons et basse (mouvements I & II), Simon Standage (violon), Micaela Comberti (violon), Jane Coe (violoncelle), Nicholas Parle (clavecin).


Chaconne de la Récréation de musique, opus 8, Capriccio Stravagante (Skip Sempé).


Concertos pour violon

Six concertos dans l'Opus 7 (1737) et six autres dans l'Opus 10 (1744) ; cela fait donc un total de douze concertos – tous pour soliste ( pas de concerto grosso ) – dont onze s'adressent aux violonistes, le douzième (Opus 7 n° 3 en ut majeur) étant destiné à la flûte ou au hautbois.

D'un bout à l'autre de cette série, on retrouve toutes les qualités maîtresses du compositeur qui réalise dans ces concertos une superbe synthèse « entre les traits virtuoses et étincelants du style italien et les tournures mélodiques propres à l'esprit français. »5  « En trois mouvements (vif, lent, vif, selon le modèle tracé par Vivaldi), ils mettent en valeur la musicalité du soliste et, surtout, sa sensibilité et ses possibilités expressives au travers de sentiments variés, de l'allégresse la plus ensoleillée à la tendresse ourlée de douce mélancolie. »6

On l'aura compris : on ne trouvera guère ici les géniales outrances d'un Vivaldi, mais un art toujours habité d'un souverain équilibre, si caractéristique de notre musicien, avec une écriture harmonique d'une richesse et d'un raffinement qu'on ne rencontrera pas forcément au même degré chez ses « concurrents » transalpins.

Jean-Marie Leclair, Concerto opus 7, no 2, en majeur, III. Allegro, Simon Standage et le Collegium Musicum 90.


Jean-Marie Leclair, Concerto pour flûte opus 7, no 3, en ut majeur, I. Allegro, Rachel Brown et le Collegium Musicum 90 (Simon Standage).


Jean-Marie Leclair, Concerto opus 10, no 5, en mi mineur, III. Allegro, Simon Standage et le Collegium Musicum 90.


Notice biographique de Jean-Marie Leclair dans Musicologie.org

NOTES

1. ADELAÏDE de PLACE, dans Fr. R. TRANCHEFORT (dir.), Le guide de la musique de chambre, Fayard, 1998, p. 528.

2. PHILIPPE BEAUSSANT, dans J. & B. MASSIN (dir.), Histoire de la musique occidentale, Fayard, Paris 2003, p. 419.

3. DOMINIQUE COSPAIN, Diapason (440), septembre 1997

4. ANNE PIEJUS, Le Monde de la musique (215), novembre 1997.

5. SYLVAIN GASSER, Répertoire (161), octobre 2002.

6. MICHEL PAROUTY, dans Fr. R. TRANCHEFORT (dir.), Le guide de la musique symphonique, Fayard, 2002, p.409.


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Samedi 27 Janvier, 2024

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