bandeau texte 840 bandeau musicologie 840

Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.

II. Le xviie siècle baroque : Italie

La musique instrumentale d'Arcangelo Corelli (1653-1713)

S'il fallait, parmi tous les musiciens transalpins de cette époque, ne retenir qu'un nom, ce serait assurément celui-ci : Corelli illustre en effet mieux que tout autre l'épanouissement de l'art du violon dans un pays qui en faisait de plus en plus une spécialité. Toute son œuvre est consacrée à cet instrument, et son niveau d'accomplissement est tel qu'après avoir représenté pour les contemporains la quintessence de l'art instrumental, elle devait pour longtemps constituer une sorte de modèle.

Son style a du reste été tellement imité par la suite, en Italie et ailleurs, qu'on mesure mal aujourd'hui à quel point l'œuvre de Corelli apportait un langage musical nouveau en cette fin de xvie siècle. Par ailleurs, la sobriété de son écriture, son refus de toute virtuosité inutile et sa recherche permanente de simplicité peuvent laisser sur leur faim les auditeurs avides de fortes sensations immédiates ou d'acrobaties violonistiques. Mais qu'on se le dise : négliger ou dédaigner un tel corpus reviendrait à passer à côté d'un merveilleux répertoire dans lequel les qualités expressives du violon sont exploitées avec un talent unique.

La musique de ce « prince des violonistes » a au fond quelque chose d'aristocratique, un qualificatif qui va bien à cet homme de riche extraction qui, après s'être imposé très jeune comme virtuose dans la Ville Eternelle, y mena une existence véritablement « princière » sous la protection de la reine Christine de Suède et du cardinal Ottoboni, neveu du pape et mécène éclairé. Ne dit-on pas que celui-ci lui réserva un appartement dans son palais et que Corelli y vécut des jours heureux au milieu de ses violons et de sa superbe collection de tableaux, parallèlement à une carrière glorieuse et bien remplie.

Hormis quelques partitions isolées, dont certaines publiées sous d'autres noms, son œuvre est peu abondante puisqu'elle se limite à six numéros d'opus constitués de douze pièces chacun et consacrés à deux genres différents, la sonate (Opus 1 à 5) et le concerto grosso (Opus 6). Particularité notable : dans ce catalogue, la part du lion – les Opus 1 à 4 – revient aux Sonate a tre, cette forme musicale typique de l'ère baroque qui, née en Italie dès le début du xvie siècle, devait être cultivée avec enthousiasme dans l'Europe entière jusqu'en 1760 environ.

Sonates à trois

Précision éventuellement utile : ces sonates dites a tre faisaient souvent appel à quatre instrumentistes, deux pour les voix du dessus (ici deux violons) et un pour la partie grave (viole de gambe, violoncelle, contrebasse, archiluth…), le quatrième intervenant à l'orgue ou au clavecin pour assurer la basse continue ; un procédé apparu au XVIIe siècle alors que les compositions instrumentales s‘émancipaient de l'écriture polyphonique au profit de l'harmonie et que le besoin se faisait sentir de faire intervenir un instrument capable de remplir par des accords l'intervalle entre les instruments mélodiques et la basse.

« Dans ses sonates à trois, Corelli fait dialoguer les deux violons en arabesques souples, dans un registre moyen chaud et expressif. Pour lui, le violon s'impose comme l'équivalent instrumental de la voix humaine dont il ne doit pas dépasser les limites. Il réussit en outre une fusion parfaite de l'ancien style polyphonique encore présent dans la musique d'église de son temps, et du nouveau style de la monodie accompagnée influencée par l'opéra. »1

Sur les 48 Sonate a tre que Corelli publia entre 1681 et 1694, 24 sont des sonate da chiesa (Opus 1 et 3) et 24 sont des sonate da camera(Opus 2 et 4), deux catégories entre lesquelles on peut certes relever des éléments de différenciation, mais tout autant de similitudes. Relevons tout de même que les premières font encore la part belle à une écriture contrapuntique alors que les secondes privilégient les danses en faisant preuve d'une plus grande variété de formes et d'une liberté rythmique plus affirmée.

Opus 1 (1681) 

Dédiées à la reine Christine de Suède, ces 12 Sonates convoquent la contrebasse ou l'archiluth pour la partie grave, le continuo étant confié à l'orgue. Obéissant à une découpe en quatre mouvements respectant le plus souvent l'alternance lent – vif – lent – vif typique de la sonate dite d'église, elles frappent d'emblée par la pureté du style et par le superbe équilibre de l'écriture à trois voix, des qualités particulièrement en évidence dans certaines pièces de la seconde moitié du recueil et notamment dans la Sonate n°8 en ut mineur.

Arcangelo Corelli, Sonate opus 1 no 8, en ut mineur, par Musica Amphion.
Arcangelo Corelli, Sonate opus 1 no 10 en sol mineur, par le London Baroque.

Opus 2 (1685)

Ces 12 sonates de chambre, dans lesquelles la basse continue est confiée au clavecin, Corelli les dédia à un autre de ses éminents protecteurs, le cardinal Panfili. À l'exception de la douzième qui ne comporte qu'un seul mouvement une chaconne donnant lieu à de riches variations, on a ici une construction en trois ou quatre mouvements commençant souvent par un Preludio grave ou majestueux avant de laisser place à des danses (courantes, allemandes, sarabandes, gavottes, gigues). Tout au long de cet opus, avec une mention spéciale pour les sonates no 4 et no 11, on reste admiratif devant l'ingéniosité, la maîtrise et l'imagination déployées par le musicien.

Arcangelo Corelli, Sonate opus 2, no 4, en mi mineur, par le London Baroque.
Arcangelo Corelli, Sonate opus 2, no 11, en mi bémol majeur, par Musica Amphion.

Opus 3 (1689)

Que le grand J.S. Bach ait repris un thème de cet Opus 3, en l'occurrence celui du Vivace de la Sonate n°4, pour une de ses fugues pour orgue (BWV 579), prouve au moins…qu'il ne manquait pas de goût. Ces douze nouvelles Sonates da chiesa représentent à coup sûr ce que Corelli a livré de plus accompli dans le registre des sonate a tre. L'opus 3 s'impose déjà par la qualité des thèmes proposés, aussi beaux que variés. Et surtout, il représente le style de la maturité du musicien., une maturité qui se traduit par un équilibre miraculeux entre l'économie de moyens et la richesse expressive déployée. Tout cela culmine sans doute dans les deux Sonates (no 10 et no 12) en la mineur, la toute dernière se révélant de plus fabuleusement séduisante en raison de la grande liberté de son style, et peut-être dans la septième en mi mineur, mais il faut le dire avec Roger-Claude Travers : de la première à la dernière, ces pièces de l'opus 3 sont des « gemmes précieuses taillées dans une pierre philosophale de la plus belle eau » , dont on apprécie  par-dessus tout le noble lyrisme et l'expression méditative.

Arcangelo Corelli, Sonate opus 3, no 10 en, la mineur, par London Baroque.
Arcangelo Corelli, Sonate opus 3, no 12, en la mineur, par Purcell Quartet.

Opus 4 (1694)

Dédiées au cardinal Ottoboni, ces douze dernières sonates de chambre a tre ne bénéficient pas des mêmes suffrages que l'opus précédent. Ce recueil ne manque pourtant pas d'atouts, son principal handicap étant sans doute de venir après un sommet tel que l'opus 3. On fait aussi valoir que, comparé aux trois premiers opus où Corelli faisait brillamment cohabiter deux violons dialoguant le plus souvent d'égal à égal, cet opus 4 marque une évolution dans le sens de la suprématie du premier violon aux dépens du second, lequel tend par moments à passer un peu à l'arrière-plan, d'où peut-être une légère frustration de certains auditeurs après toutes les belles pages « chambristes » des trois premiers opus.

Arcangelo Corelli, Sonate opus 4, no 9, en si bémol majeur, par le Purcell Quartet.
Arcangelo Corelli, Sonate opus 4, n° 10 en sol majeur, par Sigiswald Kuijken, Jin Kim & Benjamin Alard.

Sonates pour violon et basse opus 5 (1700)

Corelli n'a écrit qu'un seul recueil pour violon seul, composé cette fois encore de douze pièces divisées en six sonates d'église et six sonates de chambre. Un seul, mais quel chef-d'œuvre que ce recueil qui figure très haut dans les monuments de la musique instrumentale baroque ! Ce n'est pas pour rien qu'il fut le « livre de chevet de tous les violonistes pendant la première moitié du XVIIIe siècle. »2   Ici, Corelli a « donné au violon quelques-unes de ses pages les plus indispensables. Témoignage de l'estime absolue dont le cahier a joui à travers l'Europe, le nombre incroyable de réimpressions et de transcriptions dont il a été l'objet. Chaque violoniste digne de ce nom (et jusqu'à Tartini !) a livré ses ornements sur les célèbres sonates, Geminiani a transformé le tout en Concerti grossi, et il n'est guère d'instrument qui n'ait connu de transcripteur à même de les lui livrer. »3 Encore aujourd'hui, il est frappant de voir à quel point, au concert comme au disque, les virtuoses de la flûte à bec tendent à s'approprier ces œuvres à l'architecture si merveilleusement équilibrée et aux lignes si pures.

Dans tout cet opus, Corelli « affirme l'indépendance du violon, une virtuosité sensible dans la vivacité des arpèges et des doubles cordes, accessibles cependant à l'excellent amateur. Dans les adagios, il cultive la recherche de l'expressivité mélodique, avec la volonté de rester dans les limites de la tessiture vocale et un souci de simplicité dans l'exploitation des ressources de l'instrument, auquel il refuse une virtuosité inutile. »4

Ajoutons que cette superbe série se termine sur l'une des pièces les plus fameuses de Corelli, ses 23 variations sur la Follia, qui prennent ainsi la place de la 12e sonate du recueil. Dans ce feu d'artifice, le musicien « réussit avec une subtilité extraordinaire à éviter la monotonie qu'engendre toute répétition, en diversifiant le plus possible les procédés d'accompagnement. Toute la technique du violoniste est ici mise à l'épreuve… »5

Arcangelo Corelli, Sonate opus 5, no 4, en fa majeur, par le Sonnerie Trio et Monica Hugget (violon).
Arcangelo Corelli, Sonate opus 5, no 11 en mi majeur, par le Locatelli Trio, Elizabeth Walfisch (violon).
Arcangelo Corelli, Sonate opus 5, no 12 en mineur (Follia), par Manfredo Kraemer (violon) et Hespérion XXI, sous la direction de Jordi Savall.

Concerti grossi op. 6

S'il n'a pas inventé le genre, pas plus du reste que celui des sonate a tre (Legrenzi et Bononcini l'avaient devancé), c'est à nouveau Corelli qui a donné au concerto grosso sa forme la plus parfaite, ouvrant la voie aux Albinoni, Bach, Haendel et Telemann qui se chargeront d'en enrichir le répertoire.

Cet opus 6, qui compte comme les précédents douze numéros partagés entre « concertos d'église » et « concertos de chambre », fait intervenir un « concertino » constitué de deux violons et d'un violoncelle dialoguant entre eux, et un « ripieno » représentant le gros de l'orchestre auquel les trois instruments solistes s'opposent ensemble. Il ne fut publié qu'à titre posthume en 1714, mais, selon des témoignages dignes de foi, certains au moins de ces concertos avaient été joués dès les années 1680, ce qui accrédite l'idée souvent avancée selon laquelle Corelli se serait employé jusqu'à la fin de ses jours à peaufiner cet ensemble de pièces pour en faire à nouveau un modèle esthétique.

Une fois de plus, le musicien y atteint des sommets : « Il sait allier l'écriture polyphonique, distribuée avec habileté entre les deux violons solo auxquels répond le violoncelle, et une écriture homophone. Sans éclat, avec une suavité merveilleuse, une intensité aussi, une mobilité de la mélodie confiée à l'archet, les concertos de Corelli seront, comme ses sonates, le modèle sur lequel toute la première moitié du XVIIIe siècle va établir son esthétique. »6   Qu'on se le dise, ces douze concertos méritent tous une grande considération, à commencer bien sûr par le justement célèbre huitième – Concerto pour la nuit de Noël - , « l'un des plus achevés, alliant la perfection du style et la poésie la plus délicate. »7

Arcangelo Corelli, Sonate opus 6 no 3 en ut mineur, par Europa Galante, sous la direction de Fabio Biondi.
Arcangelo Corelli, Sonate opus 6, no 4, en majeur, par le Concerto Italiano, sous la direction de Rinaldo Alessandrini.
Arcangelo Corelli, Sonate opus 6, no 8 en sol mineur,Concerto pour la nuit de Noël, par Europa Galante, sous la direction de Fabio Biondi.

Notes

1. Adelaïde de Place, dans Fr. R. Tranchefort (dir.), « Le guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 244.

2. Philippe Ramin, dans « Diapason » (518), octobre 2004.  

3. André Guy, dans « Répertoire » (159),  juillet / août 2002.   

4. Roger-Claude Travers, dans « Diapason » (380), mars 1992.

5. Adelaïde de Place, dans Fr. R. Tranchefort (dir.), « Le guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 247.

6. Philippe Beaussant, dans Jean & Brigitte Massin (dir.), « Histoire de la musique occidentale » , Fayard, 2003 , p. 392  

7. Philippe Beaussant, op. cit.

Biographie d'Archangelo Corelli


rectangle acturectangle biorectangle texterectangle encyclo

logo ocreÀ propos - contact S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda |Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences |  Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

paypal

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910.

cul_de_lampe

Vendredi 29 Mars, 2024