Pour gagner Tatihou du port de Saint-Vaast, par grande marée basse, il y a à peu près deux kilomètres de sable vaseux, caillouteux, avec à l'aller, de bons passages recouverts encore par l'eau qui descend en grand courant. Mieux vaut prévoir des chaussures amphibies.
Mais avant de gagner l'île, un petit détour par Saint-Vaast où, ce vendredi, la scène amateur propose Magène. Et comme nous sommes dans le Cotentin, Magène, c'est la mémoire de la langue normande — on pourrait dire patois si ce mot n'avait que le sens de langue populaire régionale, sans le mépris dédaigneux qui l'accompagne souvent — une langue qui se perd de plus en plus au quotidien, comme le cajun qui lui ressemble. Elle persiste par les textes de quelques poètes et romanciers qui depuis un siècle se sont mis à l'écrire, paradoxe des langues orales qui ne veulent pas s'effacer. Et Magène, depuis presque vingt cinq ans, met ces textes en musique avec un groupe dont Théo Capelle est la voix, grave et puissante. Il sait, avec bonhomie et humour, nous les présenter en quelques mots et les traduire pour ceux qui ne comprennent pas. Jean Louis à la guitare, Manuela à l'accordéon et Dany à la contrebasse l'épaulent sobrement.
Magène à Saint-aast. Photographie © Alain Lambert.
C'est un groupe important pour la région qui n'a pas l'air de s'en apercevoir. Quelques nouvelles chansons annoncent un album à venir. Tant mieux pour nous. Leur site est très riche, allez y voir.
Le groupe suivant Highland Safari, s'installe et commence, du rock celtique pêchu et bien arrangé, tout en kilts et en énergie, mais il est temps de traverser et de rejoindre le grand large.
Et quel grand large. Mathias Duplessis, un voisin haut-normand, guitariste entre classique et folk rock, avec quelque chose de (Egberto) Gismonti, comme dirait l'autre, a invité trois grands violonistes d'Asie, Guo Gan à l'erhu (Chine), Sabir Khan au sarangi (Inde), Naranbaatar Purevdorj au morin khuur et au chant diphonique ( Mongolie). On a déjà entendu ce dernier avec ses deux compères des Violons Barbares [voir notre chronique] à Caen cet hiver, mais si l'idée est proche, le style, avec la présence du guitariste, est autre, et passionnant aussi. Des individualités fortes, des virtuosités et des sonorités stupéfiantes qui fusionnent ou se répondent, graves ou aiguës, dans des pièces connues (Asturias d'Albeniz, une Gnossienne de Satie, Marco Polo d'Ennio Moricone...) ou non, mais charpentées par la guitare arpégée ou très rythmique, et la voix du guitariste. Tous sont très complices, et s'entendent d'un regard ou d'un sourire. Un moment très fort, qui aurait pu en rester là, et se clore sur le silence de la mer.
Duplessis et les 3 violons du monde à Tatihou. Photographie © Patricia Segretinat.
Pourtant, après une mise en place rapide, le groupe de rock celtique suivant tient la route, pas par le volume, mais l'énergie et le plaisir de jouer. La violoniste Dominique Dupuis nous avait annoncé une bonne soirée, elle ne « mentissait » pas. Acadienne du Nouveau Brunschwig, à l'est du Quebec, en territoire surtout anglophone [voir notre chronique sur la soirée cajun], c'est une virtuose bon enfant, avec une sonorité accomplie qui montre qu'elle a aussi écouté Jean Luc Ponty, natif de la Manche, dont elle nous a proposé le thème New Country. Et étudié tous les violoneux de sa province, pour les jouer avec vigueur. Ou les réinventer, poussée par ses quatre musiciens, tout en leur laissant une bonne place en solos instrumentaux ou vocaux.
Dominique Dupuis et ses musiciens à Tatihou. Photographie © Patricia Segretinat.
Une bonne goulée de musiques du monde, qui pourrait se prolonger longtemps, mais la mer n'attend pas, elle sera là bientôt. Encore une soirée, et les moutons et goélands de l'île pourront retrouver leur tranquillité ordinaire, à peine troublée par les derniers touristes de la saison.
Alain Lambert
23 août 2013
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