16 mai 2013, par Alain Lambert
Hier soir au Mémorial de Caen, soirée musique de chambre avec deux œuvres en rapport avec le lieu, l'une parce que son auteur, Erwin Schulhoff, est mort en 1942, déporté parce que juif, homosexuel, communiste et avant-gardiste. L'autre parce qu' Olivier Messiaen, prisonnier de guerre, a écrit dans son stalag un quatuor prophétique. Entre les deux, le sextuor d'un compositeur contemporain, Guillaume Connesson, né en 1970. Écrite pour piano, violon, alto, contrebasse, clarinette et hautbois, louvoyant entre Reich, Ravel, Gershwin et Stravinsky avec profondeur et fantaisie, cette œuvre de 1998 affirmait peut-être, en cette fin de siècle, que malgré tous ses malheurs, telle un phénix, la musique renaît toujours de ses cendres.
Pourtant, en 1996, deux ans auparavant, dans La haine de la musique Pascal Quignard condamnait cet art en totalité, en référant à Platon, mais sans tenir compte de son analyse [voir notre article]. En voici les arguments principaux :
La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l'extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945... Il faut souligner, au détriment de cet art, qu'elle est le seul qui ait pu s'arranger de l'organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l'humiliation, et de la mort... Il faut entendre ceci en tremblant: c'est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre [...]
La musique viole le corps humain. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. A la rencontre de la musique, l'oreille ne peut se fermer. La musique étant un pouvoir s'associe de fait à tout pouvoir. Elle est d'essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants telle est la structure que son exécution aussitôt met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique. Platon ne pensa jamais à distinguer dans ses récits philosophiques la discipline, la guerre et la musique, la hiérarchie sociale et la musique... Cadence et mesure. La marche est cadencée, les coups de matraque sont cadencés, les saluts sont cadencés […] Comment entendre la musique, n'importe quelle musique, sans lui obéir ? [...] Il n'y a pas deux «côtés» de la musique... Il y a une puissance qui fait simultanément retour sur elle même et métamorphose d'une façon similaire ceux qui la produisent en les plongeant dans la même obéissance rythmique, acoustique et corporelle […] La musique fait mal [...]
Alors que, parfaitement mise en valeur par les excellents musiciens de l'Orchestre Régional, la musique que nous avons entendue hier en est le strict contre-exemple.
Avec bien d'autres, quand on emprisonne les musiciens dits « dégénérés » (eux et leur musique), qu'on les torture et massacre, quand des fanatiques encore aujourd'hui détruisent les instruments et les traces musicales dans certaines régions du monde...
Pourquoi vouloir à tout prix neutraliser, sinon détruire la musique ? Ou la réduire aux seules marches militaires ? Sinon parce qu'elle gêne le pouvoir, justement.
Et quand les nazis la prostituaient en la faisant jouer dans les pires circonstances comme le rapporte Quignard, en contraignant les interprètes à obéir par la violence, en quoi cela condamne-t-il « n'importe quelle musique » ?
En quoi le concertino de Erwin Schulhoff pour flûte, alto et contrebasse, écrit en 1925, à une période où l'on croyait possible la paix des peuples, en particulier ceux d'Europe de l'est dont les mélodies sont à l'honneur dans les quatre mouvements, « viole [-t-elle] le corps humain » ? Son auteur, en la présentant, concluait : « Le tout est une pièce de musique populaire où la joie est partout présente. » Il a payé de sa vie sa volonté d'y contribuer.
Quant au quatuor de Messiaen, quelle ne fut pas sa chance de tomber dans un camp dirigé par un officier respectable, qui a fourni au musicien du papier pour l'écrire et lui a permis de le jouer, avec ses trois amis, devant des milliers de détenus, avec un violon, un piano dont il fallait relever certaines touches, une clarinette avec une clé cassée et un violoncelle à trois cordes.
Oliver Messiaen, Luciano Berio, Yvonne Loriod le 16 octobre 1960, aux journées musicales de Donaueschingen.
Au lieu de le déporter pour avoir créé une œuvre « dégénérée », comme l'auraient fait bien d'autres, il l'a même fait libérer sous prétexte qu'un musicien n'est pas un vrai soldat.
Et pourtant que d'expériences inacceptables pour de bons aryens « mélomanes » dans ces huit mouvements, quant aux timbres audacieux, aux rythmes irréguliers, aux mélodies heurtées et répétitives de ces vocalises angoissées, ces danses furieuses, ce solo de clarinette en abîme, avec ses trilles et ses sourdes sirènes...
Messiaen ne voit alors dans cette guerre que le prélude à l'apocalypse qui précède la vie éternelle, et l'abolition du temps quotidien : le langage musical de l'œuvre est essentiellement immatériel, spirituel, catholique. Des modes, réalisant sur les plans mélodique et harmonique une sorte d'ubiquité tonale, y rapprochent l'auditeur de l'éternité dans l'espace ou l'infini. Des rythmes spéciaux, hors de toute mesure, y contribuent puissamment à éloigner le temporel. […] Le temps – mesuré, relatif, physiologique, psychologique – se divise de mille manières, dont la plus immédiate pour nous est une perpétuelle conversion de l'avenir en passé. Dans l'éternité, ces choses n'existeront plus.
Mais quelle inquiétante étrangeté, cependant, dans ce quatuor, pour reprendre la traduction d'une formule de Freud par Marie Bonaparte, bien prophétique des quatre années à venir, et d'autres encore, bien temporelles celles là.
Vous pourrez réécouter ce superbe concert ce samedi 18 mai à Tournai sur Dives : Église 21 h.
Les musiciens de l'Orchestre Régional de Basse Normandie, Aurélie VOISIN-WIART, flûte ; Alain HERVE, hautbois ; Gilles LEYRONNAS, clarinette ; Corinne BASSEUX, violon ; Cédric CATRISSE, alto ; Aurore DOUE,violoncelle ; Fabrice BEGUIN, contrebasse ; Jeanne-Marie GOLSE, piano.
Alain Lambert
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