Crise russo-ukrainienne oblige : l'année russe à Monaco sera culturelle ou ne sera pas. C'est donc avec un programme entièrement dévolu au compositeur Sergueï Rachmaninov que l'orchestre philharmonique de Monte-Carlo ouvrait, dimanche 19 octobre au Grimaldi Forum, sa saison russe avec le soutien de la Fondation éponyme. Un programme qui, sous la direction de Lawrence Foster, offrait d'entendre Liza Kerob exécuter pour la première fois au violon la Vocalise pour violon et orchestre opus 34, no 14 : partition que la jeune soprano russe du Théâtre Mariinski Maria Bayankina avait interprétée cet été même à la Villa Domergue de Cannes. L'orchestre philharmonique de Monte-Carlo enchaînait avec les Danses symphoniques, opus 45 puis, après la pause, accueillait sous une ovation le pianiste Evgeny Kissin pour le Concerto pour piano et orchestre no 2 en do mineur, opus 18.
Lawrence Foster. Photographie © DR.
Premier violon de la philharmonie monégasque, Liza Kerob propose une interprétation délicate de la Vocalise qui conclut le recueil des 14 Mélodies opus 34, datées de 1912 : de ce morceau sombre aux accents élégiaques, le violon solo du concert décline une magnifique plainte sourde, sobrement tenue, évanescente désillusion mélodique aux sonorités diaphanes. Créés le 31 janvier 1941 à Philadelphie sous la direction d'Eugène Ormandy, les trois mouvements des Danses symphoniques de Rachmaninov s'intitulaient à l'origine « Midi », « Crépuscule » et « Minuit » : mêlant registre fantastique, poème symphonique et exacerbation du lyrisme russe, cette dernière œuvre majeure du compositeur vivant aux États-Unis privilégie un thème réservé aux Vents (hautbois, clarinette et flûte traversière) dans le Non allegro qui ouvre sur d'imposants phrasés lyriques des cordes dans une langueur slave à peine ponctuée par quelques mesures de piano. Superbe vision musicale prodiguée par la phalange monégasque, de ces après-midis d'été russes aussi interminables que l'immensité des Steppes et où s'estompe au fil des heures toute trépidation de la vie. S'élève alors un rythme plus angoissant où quelques percussions détachées du timbalier (Julien Bourgeois) annoncent, ombres de la mort victorieuses du combat d'arrière-garde diurne, la tombée de la nuit dans une atmosphère apaisée. L'échappée du violon (Liza Kerob) bercée de pizzicati des violoncelles (Thierry Amadi) dans la valse de l'Andante con moto laisse le temps d'une respiration au cours de laquelle le maestro Lawrence Foster quitte la gestuelle géométrique de sa direction pour s'adonner aux invites plus souples, plus matricielles aussi, dessinant d'amples et fascinants « 8 » dans l'espace de son pupitre. Plus heurté, plus nerveux, le mouvement final Lento assai, Allegro vivace, alterne plusieurs tutti flamboyants qui syncopent avec des mesures plus accortes aux tonalités d'inquiétante étrangeté : avec par surcroît quelques clins d'œil complices — martèlement « osseux » de petites percussions et Dies Irae — à la « Fantastique » de Berlioz.
Evgeny Kissin. Photographie © Steve-J-Sherman.
Après l'entracte, le pianiste Evgeny Kissin, acclamé à son entrée sur scène par une immense ovation, interprète le Concerto pour piano et orchestre no 2 en do mineur, opus 18 dont la dernière exécution sur le Rocher date du 26 juillet 2014 lors d'un concert d'été au Palais princier. Le second mouvement confirme la subtile impression émanant du soliste dans le Moderato initial où son jeu fut trop souvent couvert par la puissance orchestrale : l'Adagio sostenuto déploie une facture intimiste, une étude rentrée, quasi « autistique » au sens où le rapport à la partition serait débarrassé des scories et des parasites de l'environnement et ce, au profit intégral d'une effervescence, d'un magma de fusion créative, pourtant fragile jusque dans la moindre impulsion. Il n'est même plus question ici de technique sur celui qui, lauréat des prix internationaux les plus prestigieux, signa justement en 1988 son premier enregistrement pour RCA Red Seal du même concerto de Rachmaninov. D'une sensibilité extrême où le rictus d'un visage sous tension offre un saisissant contraste avec la pâle blancheur de ses mains, Evgeny Kissin nous subjugue littéralement: nous sombrons corps et âme dans ce gouffre, cet abîme d'une douloureuse mais irrépressible empathie où chaque note se vit comme un ultime arrachement, chaque nuance comme une dépossession charnelle et chaque son comme le miroir d'une souffrance exultée.
A l'issue de la performance, un instrumentiste de la philharmonie évoquait même sa « gêne » face à l'expression de cette douleur tandis qu'un autre témoignait de « la densité de la masse musicale en provenance de l'artiste ». Faudra-t-il s'étonner, dans ces conditions, du fait que le public ne voulut point libérer Evgeny Kissin ! Sous d'enthousiastes ovations debout, trois « bis » furent nécessaires afin d'assouvir l'insatiable désir du Grimaldi Forum de prolonger cette jouissance musicale : un prélude en do dièse mineur et une des Études-Tableaux de Rachmaninov, suivis de la Valse minute opus 64, no 1 de Frédéric Chopin.
Monaco, le 20 octobre 2014
Jean-Luc Vannier
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