GEORGE BENJAMIN, Les règles du jeu (Entretiens avec Éric Denut), Éditions Musica Falsa, Paris 2004.
George Benjamin est un des compositeurs marquants des dernières années. Né à Londres en 1960, il étudie à l'âge de 16 ans au Conservatoire national de Paris où il suit les cours d'Olivier Messiaen pour la composition et ceux d'Yvonne Loriod pour le piano. Il retourne ensuite en Angleterre pour travailler avec Alexandre Goehr au Kings College de Cambridge. En 1980 il est le plus jeune compositeur à n'avoir jamais été programmé aux célèbres «Promenade Concerts» de la BBC (Proms). Il reçoit des commandes prestigieuses, des distinctions ; des chefs de renom dirigent sa musique, en 1992 l'Opéra Bastille lui offre une carte Blanche. Depuis 2001 il enseigne au Kings College. Il est aussi pianiste et chef d'orchestre. Son catalogue compte une trentaine de numéros, sa discographie une dizaine d'albums.
Dans une première partie des entretiens, intitulée «Rebond – Les modèles» dont le fond est repris et précisé dans les chapitres suivants, George Benjamin est invité à exposer ce qui formerait les sources de son art, les influences, les maîtres, les modèles. Exercice tout en finesse, puisque l'essentiel pour Benjamin est d'être soi-même, on pourrait même dire que l'essentiel est de devenir soi-même : «Dans l'œuvre d'art, il ne faut pas affirmer ce que tout le monde croit, mais mobiliser un certain esprit de contradiction. Une œuvre de musique doit faire réfléchir, émouvoir, confronter l'auditeur, et ne pas être redondant par rapport au quotidien» [p. 16]. «Si l'on était heureux de son époque, on ne composerait pas. On écrit parce qu'il y a quelque chose qui ne marche pas» [p. 131]. «J'ai du mal à comprendre les artistes qui obéissent à la pression la plus superficielle du ‘marché', en se définissant par une ‘marque déposée' qui risque de les emprisonner dans la stérilité jusqu'à la fin de leurs jours» [p. 57]. C'est bien là le fil conducteur qui traverse les 150 pages du livre.
George Benjamin, compose difficilement, connaît des crises, des périodes stériles. Il a besoin de nouveauté, il se refuse à employer des formes établies comme toute technique systématique qu'il estime être la mort de l'art. Il recherche dans ses œuvres une production interne de la forme. Il fait confiance à son instinct, à son sens abdominal, voilà pourquoi il faut parfois patienter après les idées «cela fait partie du voyage… Au conservatoire on enseigne la technique, l'oreille, l'histoire, la connaissance, peut-être l'intelligence, mais pas l'obstination…» [p. 61].
Il reconnaît une forte influence de la France par ses études fructueuses au Conservatoire national et l'accueil chaleureux pour ses travaux; il a aussi étudié et joué avec beaucoup d'intérêt la musique allemande, mais il est anglais, c'est une évidence. Il se dit marqué par le travail effectué à partir de 1978 avec Alexandre Goehr au King's College de Cambridge.
Il doit ses premiers émois musicaux aux œuvres de Berlioz et de Beethoven. Peut-être y a-t-il puisé la préférence qu'il donne aux hauteurs et à l'harmonie dans ses compositions: «dès qu'on joue deux note ensemble, la question de l'harmonie est posée». Il lui faut attendre une première crise de stérilité pour qu'il découvre la richesse de la musique de Bach, jusque là jugée trop fade. Le contrepoint est essentiel à la cohérence des musiques d'aujourd'hui. Autrement dit, les influences ne se pensent pas en copie ou continuation serviles, mais en tant que continuation de soi-même et de réponses à des questions qu'on se pose. D'ailleurs des maîtres de l'importance d'un Pierre Boulez obligent à faire autre chose. «Un point central doit être ‘combattu' tout simplement pour que l'on puisse rebondir dessus» [p. 46]
On a le sentiment, de page en page, que George Benjamin déjoue les pièges de questions qui semblent induire trop de linéarité, trop de formalisme, trop de simplicité dans le système des vases communicants des héritages artistiques, parce que «l'envie est plus importante que la technique». C'est bien dans cette optique qu'il faut entendre, comprendre et prendre ce que qu'il dit des musiques passées ou présentes, des théories, de ses propres compositions.
L'harmonie résultant de la conduite des lignes dans l'écriture spartiate de Purcell, le troisième mouvement de la Septième symphonie, avec ses textures, son harmonie, ses rythmes que personne n'avait encore rêvés à l'époque et qui font que Beethoven «déchire les fondements de son propre style», le rêves musicaux révélatoires de Berlioz, le contrepoint, l'architecture, les formes subtiles et puissantes de Brahms, l'impressionnant Wagner malgré le fanatisme qui entoure malheureusement sa musique; Salomée de Strauss œuvre préférée d'un moment d'adolescence; Mahler qui accapare le goût des auditeurs par un pathos hypertrophié et qui est peut-être trop joué aujourd'hui; Janacek, véritable compositeur du XXe siècle à l'harmonie étrange et à l'orchestration maladroite. Debussy, le compositeur le plus sensible de toute l'histoire de la musique. L'expression hiératique, l'humeur, le sourire rare de Stravinsky; l'accentuation avec Messiaen, mais aussi Moussorgsky, Borodine, Rimsky-Korsakov. Webern à qui il manque tant de choses mais dont la pureté est presque sauvage.
George Benjamin n'accepte pas la vision historique de l'École de Vienne selon laquelle l'atonalité et le sérialisme seraient des stades incontournables, mais qui en fait tient peut-être aux difficultés que Schönberg aurait avec les mouvements de basse, y compris dans ses œuvres tonales, comme les «Gurrelieder». Il admire tout de même les grandes réalisations de cette école, comme Wozzeck.
Il n'est pas influencé par la musique spectrale mais il est séduit par «Gondwana» de Tristan Murail et par la musique (qu'il a dirigée) étrange et qui sonne tellement bien de Gérard Grisey. Quant aux musiques dites du monde, il ressent un certain malaise à se comporter en touriste avec les musiques traditionnelles.
Les théories comme l'analyse schenkérienne ou la set théorie? Elles peuvent le cas échéant être utiles, et si comme George Benjamin on pense que la hauteur est l'élément formel stratégique en musique, alors, naturellement on crée, dans un certain sens, des structures schenkériennes [p. 50], mais «l'attraction, particulièrement tentante, de ce type de système est de fermer les oreilles et de poursuivre une forme de logique pure (donc morte), éloignée hermétiquement de la réalité musicale» [p. 52].
Ces notions sont développées, mises en perspective, précisées dans les chapitres suivants: «voyages, les œuvres»; « Le langage »; «stratégies, la forme». On trouve la bonne idée d'un glossaire, et plus traditionnels, un choix du catalogue, une discographie et une bibliographie choisies.
Ainsi, George Benjamin, aiguillonné par Éric Debut, nous promène en 150 pages au long d'une pensée claire, précise, élégante, percussive, comme l'est son œuvre musicale. On regrette uniquement que son humour soit ici totalement gommé, car c'est avec un humour omniprésent que George Benjamin se met en scène dans la vie, qu'il se théâtralise, et nous pensons que cela n'est pas sans relation avec son œuvre musicale, elle aussi très théâtralisée. Peut-être est-ce là dans la vie, comme le disait Goethe à propos de Maria Szimanowska, s'excuser de trop en imposer, en somme une délicatesse de la timidité. Dans l'œuvre c'est un des éléments qui en imposent.
Jean-Marc Warszawski
14 juillet 2004
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