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Décembre 2009 —— Constance Himelfarb.

Interpréter Frédéric Chopin aujourd'hui ?

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Au travers de ses volutes délicates et de ses rubato sophistiqués, la musique de Chopin s'impose à nous comme une véritable « affaire d'état ».

1795 : le Troisième Partage aboutit à la disparition pure et simple de la Pologne de la carte du monde. 1918 : résurrection politique et Indépendance de la Pologne. A la tête de l'état nouveau, dès 1919 : Ignacz Paderewski. Pianiste et compositeur, cet homme politique qui incarne la résurrection de la jeune nation, prend aussi en charge d'établir la célèbre édition Chopin, promise à la plus grande diffusion dès la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En France aussi, les célèbres Éditions de Travail Chopin d'Alfred Cortot, ornées d'un coq, vers 1914, appartiennent à l'histoire nationale, popularisant l'œuvre et l'auteur appelé sous la bannière française. Cette conjonction entre l'art du piano et l'histoire des nations, exprime en un sens  l'espace unique occupé par Frédéric Chopin dans la culture européenne. A jamais déviée par un exil forcé, la position du compositeur résulte de la perte d'une nation occupée. Sa création pianistique constitue à bien des égards le territoire mental d'une collectivité privée de voix. Cette musique, symbole du Romantisme slave, créée entre 1820 et 1850 à Paris, est aujourd'hui celle d'un état qui, en 2011, s'apprête à diriger l'Union européenne.

Cette musique  hante la mémoire et la conscience comme une poésie supra-nationale, devenue bien commun, témoin organique d'une civilisation, de son Histoire. La diffusion de Chopin est devenue de nos jours si courante, si puissante, si massive aussi que nul concours, nulle institution, nul programmateur musical ne saurait aujourd'hui éluder cette question somme toute vertigineuse : comment interpréter Chopin ? Comment interpréter  cette musique qui  — à l'origine langage d'un peuple privé d'identité — exprime à présent pour tout mélomane moderne, à travers le monde, une forme aboutie de la culture universelle ?

Parce que, décidément, cette musique n'a cessé d'être jouée, reprise, depuis l'intimité bourgeoise et familiale du foyer maternel de Varsovie vers 1820 aux salons d'artistes, discrets et intellectuels du Paris de la Nouvelle-Athènes sous Louis-Philippe  jusque dans les monuments de béton de nos salles modulables actuelles ; les cours de danse du globe ; les bandes-sons stéréo de films en salles multiplexes ; les formats numériques compressés ou à la littérature, lieu  que sa musique, thématisée, hante en silence  …

De quoi nous parle au XXIe siècle la musique de Chopin ? À quelle recherche du son perdu nous invite t-elle ? Dès 1922, Proust semblait déjà immortaliser en définitive cette étrange présence du compositeur « in abstentia » quand il faisait dire à M. de Charlus, hautain :

Dès lors, le romancier, en peignant le pianiste par l'artifice de disciples, admirateurs et épigones, posait la question si brûlante de « l'authenticité » du geste musical. Lui donnant, sous couvert de mondanité, toute sa gravité aussi sans doute. Vénérer, idolâtrer ou dégager le sens d'une tradition héritée ?

Musique en quête d'origines ?

Force est de constater, quelque vingt cinq années après « Le Discours musical » de Nikolaus Harnoncourt (1984), que Chopin propose sans doute un cas exemplaire du compositeur classique dont le langage (via l'écriture, l'interprétation ou encore les récits qu'il a suscités) évoque une sorte de cathédrale engloutie. Monument défiguré d'anecdotes, mais aussi soumis sans répit par les plus grands (Liszt le premier d'entre eux) à à transformations, traces du temps, sédiments, et altérations.  En Pologne, Chopin fait même l'objet d'un courant jazz à part entière, en particulier depuis le premier album en trio de l'excellent pianiste Andrzej Jagodziński  (« Chopin », Polonia records, 1994). Toujours vivace, imprimée, reprise, diffusée (à l'inverse de celle de Bach par exemple) et à ce titre la plus « suspecte » d'avoir été mal entendue au fil des décennies, l'œuvre du Polonais paraît avoir de nos jours en particulier opérée une forme de « sortie de l'histoire », conséquence extrême, sans doute, des conflits mondiaux.

Dès les années 1930, cette musique, tout comme celle de divertissement, en se standardisant, paraît avoir perdu le contact avec ses origines d'une certaine manière. C'est l'époque d'ailleurs où elle s'impose comme langue académique (le « Chopin » des Concours internationaux, le Chopin « technique » des Conservatoires, si cosmétique parfois) et comme langage sentimental (illustration de films commerciaux hollywoodiens). En simplifiant, on pourrait parler d'une manière de « son dégradé » au sens d'une langue musicale plus rigide ou plus banale que la langue musicale d'origine. Deux termes aux antipodes de la conception musicale du compositeur, à n'en pas douter, comme en témoignent deux brefs exemples, carricaturaux, l'un affiliant Chopin au domaine sportif, l'autre au music-hall !

Dans ses Mémoires (From Buchenwald to Carnegie Hall, University Press of Mississippi 2002), le pianiste Marian Fillar, jeune élève au Conservatoire de Varsovie dans les années 1920, relate comment son professeur Jerzy Zurawlew en vint à l'idée de créer le prestigieux Concours International Chopin. Un peu surréaliste, l'anecdote relate que le professeur en observant, surpris, la foule attirée par un match de boxe devant le cirque face au Conservatoire, décida de créer une  compétition culturelle  qui décide le public à entrer en nombre... en face ! Ainsi naît la plus prestigieuse des institutions de concours de piano du monde, en 1927. Fillar étudiera par la suite auprès de Gieseking, après avoir survécu, comme Władysław Szpilman, en résistant dans le ghetto de Varsovie (cf. « Le Pianiste », Robert Laffont, 2001).

En France, au même moment, un auditeur de la radio, André Gide, romancier et fin mélomane, inscrit agacé dans ses Notes sur Chopin:

Ainsi, entre les deux guerres, la « chanson »  de Chopin paraît avoir relégué l'auteur au détriment d'un lointain souvenir. Moment étonnant où simultanément le pianiste se voit consacré, héroïsé parfois, comme monument national, et où on siffle ses mélodies comme des tubes sur les ondes, mais où se perd peut-être le contact avec une forme de discours musical propre à l'artiste, articulation subtile de l'intime au tragique, dont la substance originale sort comme affadie ou diluée du haut-parleur. Bref, plus Chopin faisait de bruit, moins il se ressemblait !

Une dernière apparition publique du pianiste auprès d'amis chambristes dès 1835, témoigne pourtant de ce jeu aux confins du pianissimo si souvent relevé dans la critique et par les proches de l'artiste :

Musique en quête d'auteur ?

C'est donc bien plus tard, dans le fil des études sur le répertoire baroque vers 1970 (qui « ressuscitent » la part rhétorique des cantates de Bach, des opéras de Lully ou des tragédies de Rameau), que se font entendre à leur tour les  spécialistes de Chopin. Cet arsenal savant d'arguments qui fait le lien entre musique et langage sous l'Ancien Régime, vient étayer des premiers jalons timides reliant l'art du toucher ancien et conception du clavier chez Chopin.

En pionnière, Wanda Landowska avait ouvert la voie, mais dès lors se pose à cette époque philologique (donc, méthodique) la fatidique question d'un retour au « son authentique » de l'auteur des Ballades. Réponse à un océan de superstition ou de dogmatisme en matière d'exécution chopénienne,  une nouvelle approche de cette tradition  oriente la « chopinologie » vers une forme de positivisme hérité des Lumières.

Que savons-nous en fait alors, sources en main — du jeu de Chopin — semble être la question des meilleurs spécialistes (polonais, anglais, allemands surtout) ? En France, nation du pianiste par excellence, les ouvrages décisifs autant que magistraux de Jean-Jacques Eigeldinger ( « Chopin vu par ses élèves »,  La Baconnière), marquent un tournant. En disciple alors un peu solitaire de Rousseau, il faut le souligner (bien que dans le sillage d'Harnoncourt), J.-J. Eigeldinger redessine au fil de divers ouvrages de synthèse entre 1980 et 2000 une esthétique de Chopin.

Cette « rêverie » moderne sur l'œuvre du polonais offre une approche fine de la  langue de Chopin fondée sur l'ensemble du champs créatif de l'auteur. Depuis les éléments fragmentaires d'une Méthode laissée inachevée par Chopin (édition Flammarion, 1993), témoignage unique de l'un des plus grands  pédagogues du piano moderne jusqu'aux analyses les plus détaillées des œuvres, c'est tout l'univers musical de Chopin ( Fayard, 2000) qui est abordé, ausculté en détail, au moyen des outils de la science moderne (collection systématique de témoignages d'élèves, critique génétique des manuscrits, approches acoustiques, organologiques, histoire des mentalités, de la réception etc.).

En une démonstration aussi éblouissante que suggestive, cette relecture — et c'est bien ce qui en fait tout le prix — articule la musicologie à la pratique, restituant en premier lieu l'intensité expressive et poétique propre à la structure même d'une langue qui apparaît ainsi « redéchiffrée ». Un compositeur moins charmeur que rationnel dans sa pensée architecturale se profile, un Chopin prophète de la couleur harmonique mais aussi, étonnement  baroque sur le plan du goût musical, de l'écriture en contrepoint, mais aussi dans le domaine du rythme, au caractère si libre, non noté, qui s'inscrit en fait plus près de  l'improvisation de C. P. E. Bach que des rythmes brahmsiens. Au gré de cette lente décantation archéologique, des significations nouvelles réarticulent le phrasé familier de ces Valses qui, visions viennoises d'Europe centrale, s'emmêlent aux Barricades mystérieuses de Couperin, et ne sont plus tout à fait... à trois temps.

Comme toute forte pensée... cette vision renouvelée et libératrice d'une tradition figée ne tarde pas à se répandre auprès d'un public désormais attentif et éclairé quand à la qualité des enregistrements et des interprètes, friand de découvrir des timbres nouveaux, et ayant accès depuis plus de vingt ans à un spectre immense de musique dite « ancienne » (i.e du Moyen Âge à Bach !). Cette quête érudite trouve depuis quelques années un écho de plus en plus large dans le monde de l'interprétation : en 2010, pour les célébrations du Centenaire, une Intégrale de l'œuvre de Chopin sur pianos historiques est en projet... aboutissement d'un processus qui témoigne de notre moderne pratique de Chopin ! Pratique reliée à la prise de conscience d'un Chopin toujours rêvé certes, mais comme sujet parlant sa musique et non comme musique dont il serait fait usage.

C'est bien avec Frédéric Chopin que le dialogue s'instaure de nos jours, quand J.- J. Eigeldinger souligne cette prise de position du compositeur-pianiste, partisan ardent des pianos intimistes construits par son ami Camille Pleyel (1788 - 1855), dédicataire des 24 Préludes op.28 et directeur de la célèbre firme depuis 1831 :

A la recherche de la poétique de Chopin :
du « rubato » dévoyé au « rubato » bien tempéré.

S'il semble de nos jours acquis, après plusieurs décennies de querelles entre pro et contra du jeu historiciste, que le son d'un auteur est en soi unique autant qu'irreproductible au sens propre (la citation de Chopin nous renseigne assez sur sa propre difficulté à se retrouver lui-même !), on peut néanmoins s'efforcer aussi de méditer ici les matériaux que les vastes chantiers des spécialistes et musiciens ont mis à jour ces quelques vingt dernières années, travaux de colosses discrets œuvrant dans les bibliothèques, les ateliers de facteurs, les studios d'études,  qui évoquent une déconstruction. Déconstruction d'un pianiste et d'un jeu souvent affublé d'affectation, abusant à l'envie d'une force sans retenue, de legato vibré et inarticulé, de la pédalisation, ou encore contre-sens suprême, du « rubato » le plus tape à l'oeil. A ce sujet essentiel, les indications du pianiste Raoul Koczalski (1885-1948), l'un des disciples les plus directs de Chopin, via Karol Mikuli, sont éclairantes :

Loin d'un rubato fondé sur la sensiblerie subjective, ce procédé renvoie à des techniques de maîtrise des claviers liées à l' « Art du toucher » ancien. L'étude scrupuleuse des annotations de la main de Chopin sur les partitions de ses élèves en particulier, révèle un lien entre la notion de « Bebung » (variation de pression sur la touche qui provoque une sorte de vibrato d'expression), typique des clavecinistes et clavicordistes du XVIIIe siècle, et persistant d'ailleurs encore chez Beethoven (cf. op. 110), et cet art du rubato typique de la musique de piano de Chopin. Analogue à l'enjambement poétique, il consiste à déplacer le temps final de la mesure vers le premier temps de la suivante. Cette définition toute baroque du Tempo rubato, au sens d'une fluctuation très subtile et relative au corps même de l'instrument. Cette indication de tempo, littéralement « volé » (rubato ) à la pulsation mécanique d'une mélodie soutenue, notée par Chopin, disparaît curieusement au fil des années dans ses manuscrits, de même  d'ailleurs que les indications métronomiques, absentes dans ses éditions tardives. Ceci tend à suggérer l'idée — elle aussi issue de la tradition baroque — que le sens du rythme est affaire de connaissance du style ou si l'on préfère connaissance des « codes ». En effet, en ce cas, la question du rubato instrumental se rapporte d'abord à l'instrument que l'on joue (plus ou moins « sensible » en vibrations), mais aussi par extension, au caractère ou à la nuance de ce que l'on joue. À l'inverse de nombreux romantiques, Chopin impose donc de moins en moins ses nuances rythmiques, car elles découlent implicitement des genres et esthétiques connues, tel tempo de nocturne, poésie de l'âme ( territoire par excellence du rubato ) s'oppose à celui d'un tempo de mazurka, de valse (plus reliée à la terre ou au  parquet !) c'est à dire à la pulsation de la danse, même sous des formes très stylisées.

Tout au long de sa vie, des théâtres de Varsovie, Vienne ou Paris, aux jeux de Nohant ou aux récitals privés dans la demeure de Pauline Viardot, l'esprit du pianiste fut comme capturé par l'art vocal, quêtant sans fin une traduction pianistique de son essence. Le style baroque par excellence de l'aria da capo qui a si fort influé sur l'art de Chopin, nous renseigne sans doute au mieux sur cette pratique codifiée des tempi telle qu'on la concevait depuis l'Italie de Cavalli jusqu'aux arias pathétiques de Bellini. Dans un air aussi fameux que le « Casta diva » par exemple, l'usage du rubato doit être compris en soi comme élément d'expression d'une émotion intense sur le plan de la nuance et du caractère. En sens inverse, l'emploi d'une écriture de type bel cantiste italienne au piano par Chopin, telle qu'elle se déploie en particulier dans les 15 Nocturne recèle l'exemple par excellence de stylisation de souffle baroque au clavier ( mélodie à la main droite et accompagnement à la main gauche). Elle implique un jeu dont l'irrégularité et le phrasé doivent concourir à l'expression la plus recherchée de « l'Imprévu » en matière de rythme.

À ce sujet, l'archétype du genre est le fameux Nocturne op. 9, n° 2 dont l'écoute comparée constitue à soi seul une clef d'accès à la stylistique de Chopin. On dispose en effet pour cette page magnifique — comme pour certaines arias de Rossini —  d'environ 15 variantes ornementales issues de 6 sources différentes qui inscrivent ce genre dans le continent de l'improvisation de la fin du XVIIIe siècle. Les Nocturnes de Chopin considérés comme source alpha de la musique instrumentale du Romantisme s'éclairent ainsi d'une lueur nouvelle, vestiges sonores d'un continent à jamais englouti que furent les improvisations de Chopin.

Modelées d'après des codes expressifs issus de l'opéra seria (cf. Traités de chant italien de Tosi, Garcia ), ces pages concentrent l'art du jeu du pianiste. Aussi finement graduée qu'un chant de castrat dans Pergolèse ou Caldara, l'enveloppe dynamique du Nocturne se déroule aux limites du silence, stylisant peu à peu au fil des diverses octaves du clavier (les registres du chanteur) toutes les figures de nature à prolonger le souffle, tel que le cantabile, le legatissimo, le portamento, le parlando, le ritardando ou le trille, sur une basse pendulaire de main gauche. De cette écriture même découle évidemment un rubato structurel qui repose sur une tension entre la présence intense et diffusive des ornements et leur disparition. Mais aussi sur l'équilibre funambulesque entre le tempo immuable de la basse et les rythmes irrationnels de la partie mélodique, se défiant de toute gravitation.

À force, ces éléments invitent à s'interroger sur les claviers de Chopin. Ou plutôt à réfléchir au choix pertinent pour faire sonner  cette littérature des « mouvements de l'âme », aussi modulante que la langue polonaise elle-même et aussi vibrante d'images sensibles, changeantes, que la lumière d'une étude de Delacroix. Or, précisément, une approche détaillée des Préludes de l'opus 28 composés par Chopin en hommage à ceux de Bach, tel un traité de couleurs harmoniques, révèle par-delà son apparence fragmentaire, une conception unifiée par l'accord du piano « bien tempéré » (et non celui « égal », plus standards, de nos pianos de concerts actuels ). Cette conception, en cohérence avec le rythme ou le toucher de Chopin, est guidée par l'idéal du tempérament inégal qui confère à chaque tonalité (majeure ou mineure) une intensité singulière, propre à l'expression ou au climat d'un passage de la pièce. Cet accord dit « inégal » (ou « bien tempéré ») des instruments à clavier est hérité directement de la tradition baroque. Il est aussi lié à l'idée d'imiter avec l'instrument le discours parlé, chargant le flux musical d'éloquence, de déclamation et de prononciation persuasive. Le pianiste ici est invité, tel un tragédien ou un poète à pouvoir « dire » la musique. Pour atteindre à cette énonciation musicale des différentes passions (via les modulations de tonalités) l'instrument, sorte de lyre moderne, se doit d'en conserver les qualités chimiques et non les dissoudre dans un précipité dissolvant ( cf. l'accord actuel fusionnant les 12 tons à la même intensité : notre diapason 440). C'est bien en France, à l'ombre du Traité des Passions (1649) de Descartes, puis dans la résonance du Clavier bien tempéré (1722), que Chopin rêve, vers 1840, ses Préludes , table des couleurs et des reflets harmoniques de Liszt à Debussy jusqu'à Szymanowski ou Scriabine.

Un sens très « étudié » du  Naturel : d' Isaac Newton à Camille Pleyel.

Parmi les nombreuses trouvailles de la musicologie, on précise depuis peu un point essentiel qui oppose le piano de prédilection de Chopin à celui de Franz Liszt, exemple de deux philosophies de l'instrument qui dominent le XIXe siècle. Vers 1840, moment sommital de l'histoire du piano, deux firmes célébrissimes s'affrontent, mais à travers elles deux réalités sonores autant qu'esthétiques. D'un côté, Franz Liszt qui, pour vanter les mérites de cette marque parle de son « efficacité », et joue sur les pianos d'Erard. En messager virtuose autant que prodige de la firme, Liszt se défie de concerts en concerts des procédés complexes brevetés par l'opiniâtre Erard. Pour obtenir un son brillant et projeté vers le public, il parvient à relier les marteaux à des « ressorts mécaniques », frappant en puissance la corde par en dessous.

À l'opposé de ce moderne fleuron de l'industrie, le célèbre Pleyel (1000 pianos par an et 200 ouvriers pour 1834 ) — instrument de Chopin par excellence — utilise la gravitation naturelle des marteaux sur les cordes. Là encore, Chopin se montre fidèle à une forme de sensualité toute cartésienne, issue de l'art baroque : le velouté inimitable du Pleyel est newtonien ! Car, c'est à cet instrument là, encore proche de la main, encore proche de l'attaque des doigts sur la harpe aussi, où l'intervention entre l'intention sensible du pianiste et réponse de la mécanique est la plus courte possible, que le jeune polonais confie pourtant ses intuitions les plus fulgurantes en matière de clavier : les Études opus 10 et opus 25. Ce constat dépasse l'anecdote. Il offre un point de vue idéal pour aborder le jeu du piano chez Chopin. Il renvoie à cette lettre, sans doute fondatrice, que son père adresse à l'artiste en date du 27 novembre 1831 pour le dissuader vivement de travailler auprès de Kalkbrenner (pédagogue adepte farouche d'une mécanisation du jeu :

L'excès de technicité est donc l'autre des écueils fondamentaux à contourner en matière d'exécution. Au sens, par conséquent, où une dureté de l'attaque doit être bannie de toute conception fidèle à l'esprit de cette musique (ou alors ne peut que constituer une sorte de dissonance passagère dans l'expression). A l'instar de la pulsation, le toucher ne peut que se dérober à une approche mécanique, en la « voilant ». De là, deux particularités pour saisir l'essence du piano chez Chopin : un art du toucher fondé sur le respect de la morphologie naturelle de la main et de son inégalité :

et une respiration naturelle de la main attachée à un art prodigieux de la pédalisation. Pour virtuose qu'il soit, le jeu de Chopin repose de manière consciente sur une prise en compte de la musculation humaine, allant toujours dans le sens de la réduction de l'effort, par des limitations de l'écart des doigts ; par le choix adapté des motifs et dessins des efforts d'extension ainsi que par la prise en compte des deux niveaux du clavier ( notes blanches / notes noires surélevées ), par des accommodements de doigtés ou « facilités », des répartitions harmonieuses entre les deux mains etc., ensemble d'éléments qui convergent vers un refus de la démonstration et de l'effet, au service de la réalité pratique. Pour atteindre sans doute à la liaison de cette infinité de combinaison « inégales », Chopin développe une manière d'enrober ses figures dans la résonance, la sourdine ou même un jeu des deux pédales combinées qui passe parfois l'imagination.

Artifice peut-être relié au départ à sa relative petite main (la pédale permet de réduire le « trou d'air » entre deux notes lointaines), mais qui traduit bien entendu aussi une manière d'approcher le son et l'espace. De l'usage de la pédale, conçue comme agent de liaison (au sens du legato), découle l'arpègement caractéristique des accords de Chopin, l'articulation de la phrase et par conséquent l'exécution des ornements, autant dire cette propriété unique et un peu surnaturelle de déclamer les syllabes au piano comme si elles provenaient d'une voix. En somme, comme l'enseigne la connaissance de l'improvisation d'ornements non notés chez Chopin (les « passi » en usage chez les prima donna qu'il idolâtre à l'opéra ), mais plus largement sa musique et les témoignages sur son art de pianiste : rien ne lui est plus étranger que la mécanisation.  Mécanisation du tempo telle que l'époque la préconise avec l'invention du métronome par Maelzel par exemple (brevet viennois en 1816), mécanisation de l'accord des octaves, des quintes et des tierces de son piano (accord auquel il préfère le grain des tempéraments anciens), mécanisation du jeu à laquelle Chopin oppose, immense pédagogue, une conception artistique du travail technique fondée sur l'inégalité de la main et la fragilité de la morphologie (les éléments de sa Méthode demeureront d'ailleurs inachevés). Par cette déclaration fameuse et intime, rapportée par Liszt ( ici, digne de foi), le pianiste ne saurait mieux dire son aversion de l'effet et du paraître en matière de jeu pianistique :

À l'inverse du « traitement plus  athlétique » (selon Mikuli) de son ami et rival hongrois, la pédagogie du Polonais est avant tout basée sur la concentration dans le contrôle auditif, qui engendre la décontraction musculaire. Une forme de souplesse physique, légendaire, chez Chopin semblait découler d'une souplesse mentale. De là un point névralgique souvent négligé : à l'inverse de la pédagogie de Liszt, celle de Chopin n'était donc pas pensée pour la performance sur l'estrade ou dans la salle de concert qu'il pratiqua lui-même avec réticence, mais pour l'intimité du salon avec l'idée de développer un potentiel chez tel ou telle personne douée de sens artistique. Redoutant avant tout l'abrutissement de l'élève ( maximum de trois heures de répétition quotidienne), n'exigeant pas systématiquement le « par cœur », le pédagogue prône par contre un respect absolu du texte, donne au piano beaucoup d'exemples musicaux et réclame l'analyse des structures formelles à ses élèves, favorise la création par le support d'images poétiques, envoie ses élèves au Théâtre Italien, leur fait prendre des leçons de chant le cas échéant... De son vivant, Chopin déplorait par exemple une perte de sens du discours ( propre à l'art oratoire classique) écoutant Lenz, son élève, exécuter les sonates de Beethoven. Esthète éduqué, rien ne lui est plus étranger que l'absence de goût, au sens d'une absence de maîtrise de la pensée jamais distincte de la logique sensorielle ; ainsi pouvait-il se montrer acerbe face à un pianiste dénué de sens lyrique. Un méprisant « il ne sait pas lier deux notes » relevé chez l'enseignant par un élève malheureux, illustre l'archétype de la faute de goût, lacune suprême et rédhibitoire.

Les Goûts cosmopolites d'un Parisien de Varsovie  

Quelle élève n'aurait pu rêver en revanche de recevoir du maître cette déclaration ?

Ceci renvoie sans doute à la sensibilité slave de l' auteur. Le compositeur n'emploie d'ailleurs pas par hasard ce terme étranger pour qualifier sa poétique. Cette indéfinition de l'âme vient ici rappeler combien depuis son enfance polonaise (son père enseigne la littérature), et par sa familiarité avec les coutumes mazoviennes, l'imaginaire de Chopin est peuplé de poésie du terroir, de légendes et de visions propres à sa culture d'origine. Visions de gloire, de deuil, de douleur, l'imaginaire slave et ses maisons des morts, ses plaines blanches où apparaissent des anges venus du ciel, des dialogues effroyables entre victimes et bourreaux ; autant de métaphores qui traversent ses leçons pour enseigner les Ballades, les Polonaises ou les Scherzi, fresques nationales à la gravité épique.

À ce registre du sublime s'opposent les miniatures hautement raffinées que sont les Mazurkas, synthèse stylisée de l'expression folklorique qui fascine Chopin depuis sa jeunesse. C'est dans ce cadre restreint que se déploie pourtant — à partir des cadres familiers de danses et de rythmes populaires — la subjectivité la plus sensible du musicien. Car ce n'est pas en ethnographe que Chopin compose ces danses natales, d'une infinie variété, mais en poète. En poète exilé, qui reconstruit sa langue et sa musique dans l'écart entre les langues qu'il parle désormais. Ainsi ces Mazurkas, initialement modales et populaires, traditionnellement accompagnées à la cornemuse en Europe centrale (Roumanie, Hongrie, Pologne) depuis des siècles, se trouvent-elles transplantées du plein air à la table de travail du compositeur. Puis, de la table du compositeur au piano.

Or, évidemment, dans ce genre qui lui est le plus proche, comme l'est une langue maternelle dans laquelle on respire, tout au long de son travail, Chopin modèle son identité. De 1820 à la dernière esquisse, la Mazurka op.68, n° 4, toute l'évolution de l'artiste est condensée. Tournant toujours davantage le dos à une sonorité symphonique du piano (instrument  de plus en plus sollicité par les effets orchestraux depuis Beethoven puis Liszt et les progrès prodigieux de la facture en Europe), Chopin privilégie au contraire l'écriture polyphonique des parties, conception toujours plus subtile de lignes vocales superposées et indépendantes qui s'interpénètrent en forme de canons, fugato ou imitations. Dans cette pièce testamentaire, un modèle de danse populaire (le Kujawiak, danse tournée et glissée en mode mineur) se trouve coexister étrangement avec une passacaille de Bach, lente prière douloureuse et chromatique expression de l'affliction tandis que le soprano, élégiaque, déploie sa cantilène italianisante.

Comment mieux cerner cette saisissante proposition de réunir les « Goûts » européens à quoi travaille peut-être l'œuvre de Frédéric Chopin ? Contrepoint énigmatique de l'improvisation baroque d'Italie, de la polyphonie allemande, du romantisme polonais au cœur de Paris, sorte de Salon de la modernité de l'Europe d'avant 1848 ? Cette musique repose sur une série fugitive de reflets colorés formant un prisme linguistique.

En tout état de cause, si quelque chose s'impose à notre époque désormais, c'est que jouer Chopin aujourd'hui ne peut s'apparenter à restituer un état statique d'une version idéale. Version qui n'existe pas. Seule certitude au fonds : le rapport qu'entretiennent l'un avec l'autre des « états » de ses pièces (en clair, de quel Chopin authentique peut-on se prévaloir si pour tel Nocturne, on dispose d'une dizaine d'états différents de l'œuvre ?). Si toute l'œuvre elle-même de l'auteur s'emploie — quelle que soit la force du sentiment à exprimer — à ne pas tout dire, d'où naît aujourd'hui la tentation d'achever ce que l'auteur ne souhaite que suggérer ? (Dans cet esprit ausi d'ailleurs on voit Chopin organiser sa carrière en retrait du monde public, par le refus de placer le concert au centre de son existence musicale). À tout le moins, force est de constater cependant que la réflexion produite sur cette musique agit sur son exécution, et que des mutations sensibles ont lieu dans le domaine, ce qui parle de l'extraordinaire vitalité de l'œuvre. Il semble qu'en fait, a minima, la recherche conduise à rendre nécessaire une prise de conscience de l'interprète sur sa pratique. En insistant de manière pointilleuse et érudite sur l'esthétique de Chopin, la musicologie se rapporte à un ensemble de contraintes préalables à l'exécution (ensemble de traces chargées d'histoire tels que vocabulaire d'ornements, type d'instruments, doigtés anciens etc.). Elle invite à prendre en compte la généalogie du texte, et non à la mimer maladroitement comme on le pense souvent. Ces sources invtent à mesurer la profondeur historique de cette tradition et à ses mystères afin de ne pas étouffer l'œuvre dans sa répétition.

Dans nos villes, les rues alignées des années 1950, suite aux bombardements, furent soumises à une hauteur de référence unique (celle du bloc de rue). L'une des voies les plus prometteuses en matière d'architecture futuriste tente de nos jours, à partir de cette contrainte ancienne, d'élaborer un nouveau paysage urbain. En dialogue avec cette mesure, alliant science et art avec souplesse, l'architecture discipline contemporaine de l'espace par excellence, si proche de la musique tente déjà de restaurer des traces d'inégalité dans ce paysage humain post-moderne uniformisé, afin de le rendre vivable.

Dans notre dialogue avec Chopin, de Pleyel à Steinway, n'est-il pas aussi temps de penser une vraie interprétation non comme un cliché (un retour sur image fixe, fixée par la hauteur référencée du diapason), mais comme un mouvement. Un mouvement souple, non métronomique,  produit entre notre conception sonore et la tradition héritée, entre les éléments variants du texte (états successifs, improvisations, adaptation acoustique à une salle, à un piano, à une main de pianiste, à une sensibilité), et ses invariants (l'éternel du texte, déposé dans l'écriture) ? La question de l'interprétation authentique de Chopin comme un rubato tendu entre l'identité d'un auteur et celle de son interprète ? C'est-à-dire comme la volonté de ne pas rompre le continuum historique, si fragmenté soit-il  ?

L'un des accords merveilleux utilisés par Chopin pour enchaîner subtilement les séquences ou passages très variés dans le temps d'une improvisation est l'accord de septième diminuée ; héritage de l'époque baroque, cet artifice était nommé par le fils de Bach « une tromperie raisonnable » (vernünftige Betrügerei). Ne serait-ce là le seul point auquel saurait se suspendre notre illusion de retrouver Chopin ? En ce sens, notre interprétation du jeu authentique de Chopin s'apparente essentiellement à mesurer la mémoire d'un état des lieux.

Constance Himelfarb
Décembre 2009

Frederic Chopin en 12 dates

Né à Zelazowa Wola en 1810, près de Varsovie. Fils d'un père d'origine française et d'une mère polonaise, milieu cultivé et aimant. Enfant très doué pour la musique : premières apparitions en tant que pianiste à cinq ans. Premières compositions à sept ans (Polonaises)

1826 :  Conservatoire et Université de Varsovie (études auprès d'Elsner et Zywny, qui lui transmettent la tradition baroque (Bach, Haendel), le classicisme (Mozart) et le bel canto italien. (passion pour le Théâtre National). Cours d'esthétique, histoire et littérature polonaise à l'université, climat tendu de débats sur le Romantisme et identité nationale.

Chopin lit les Ballades et Romances de Mickiewicz (1822)

1828 : voyage à Berlin, désir d'élargir sa culture

mai 1829 : entend Paganini à l'occasion du couronnement du tsar Nicolas 1er comme roi de Pologne. Effervescence autour des courants classiques et romantiques. Ardeur romantique de Chopin. Voyage jusqu'à Vienne (via Prague, Dresde), offert par ses parents pour clore ses études. S'impose comme un virtuose météorique dans la Vienne post-beethovenienne. Époque des premières idylles : une élève chanteuse du Conservatoire (Concerto n° 2 op.21, en fa mineur)... Puis la célèbre soprano parisienne Henriette Sontag  (en tournée à Varsovie), et des amitiés progressistes anti-russes, positions pour un « art nouveau ».

1830 :  occupation russe à Varsovie, écrasement de la vie culturelle sous l'occupation russe. Début de la Grande Emigration (militaire, politique, culturelle), dernier concert à Varsovie, quitte la Pologne. Chopin part pour Paris, terre d'accueil depuis la Révolution des artistes étrangers en exil.

1831 : projets de cours vite abandonnés avec Kalkbrenner (pédagogue classicisant). Rencontre le Tout-Paris intellectuel et artiste du temps : cercles des « allemands de Paris » (Mendelssohn, Hiller, Meyerbeer), des musiciens du Conservatoire (le pianiste Alkan, le violoncelliste Franchomme, Berlioz), mais aussi Balzac, Heine ou Delacroix, ou encore Mickiewicz, modèle poétique qu'il admire depuis sa jeunesse. Activité de compositeur surtout et de pédagogue, ses leçons — très recherchées —  constituent sa principale ressource (élèves de l'aristocratie aisée, et souvent étrangère, telles que la Princesse Czartoriska ou Jane Stirling).

1832 : donne son premier concert, dans les Salons Pleyel, firme qu'il représente. Ses débuts sont remarqués, égal en célébrité au virtuose Franz Liszt, bien que très peu « donneur de concert », premiers contrats d'édition (Schlesinger)

1836/37 : rencontre avec l'écrivain George Sand. Liaison tourmentée et intense dialogue. Autour, entre autre,  des correspondances entre les arts. Orientation vers une esthétique d'avant-garde, (formes et geste instrumental ; 1re Ballade, 12 Études op. 25 )

1837 - 1838 : sommet de la carrière mondaine fréquentation des théâtres, salons de la capitale. Reçoit et enseigne beaucoup. Critique élogieuse de Heine sur le génie cosmopolite de l'art de Chopin. 16 février : joue aux Tuileries devant la famille royale ; 3 mars : dans les salons prisés du facteur Pape, joue la 7e Symphonie de Beethoven (avec son élève Gutman, Zimmerman, et Alkan, auteur de la transcription, pianiste-compositeur, éminent pédagogue et artiste érudit auquel F. C. souhaitera transmettre  les éléments inachevés de sa méthode) ; décembre : Séjour à Majorque avec Georges Sand  (et le Clavier bien Tempéré)

1839 : achèvement des Préludes op.28

1840 - 1846 : de retour de Majorque, affaiblissement de la santé, repos à Nohant. Installation au Square d'Orléans, au cœur du quartier d'artistes de la Nouvelle Orléans. Période d'alternance entre Nohant et Paris, époque créatrice très féconde. Auprès de Sand, et de proches telles la soprano Pauline Viardot, en parallèle avec les nouvelles théories picturales de Delacroix,  F.C. rédige la partie essentielle de son œuvre de maturité, sous des formes et des styles très condensés, reliés à l'écriture de Bach (Fantaisie op.49, fa mineur) (Ballade op.52 n°4, fa mineur). Décompose le prisme de la tonalité en teintes modulantes en exploitant le phénomène de la résonance naturelle, inaugurant l'harmonie impressioniste (Prélude op.45, en ut dieze mineur )

1848 : 16 février, Concert triomphal dans les Salons Pleyel. 24 février, début de la Révolution. Chopin, réservé, prend ses distances (tandis que G.S., avec qui il a rompu en 1847, s'engage activement en faveur du mouvement républicain). Il se rapproche du cercle polonais en exil à Paris.

1849 denière idée musicale jetée sur le papier par Chopin : Mazurka op. 68, n° 4. Solitude et maladie (tuberculose), meurt à Paris. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Toutefois, pour respecter son testament, son coeur, fut apporté par sa soeur à Varsovie à l'église Sainte-Croix à Krakowskie Pezedmiscie.

Voir une notice détaillée de Frédéric Chopin


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Samedi 17 Février, 2024