François Meïmoun est compositeur, il est l'auteur de Pierre Boulez : La Naissance d'un compositeur, paru aux éditions Aedam musicae en 2010.
François Meïmoun : Alors que vous êtes installé à Lyon et que vous étudiez l'harmonie et le piano auprès de Lionel de Pachmann, alors que l'Occupation freine considérablement la circulation des partitions et surveille de très près la programmation des concerts, vous découvrez le nom de Schönberg et entendez quelques œuvres de Karol Szymanowski.
Pierre Boulez : Jacques Thibaud avait donné un récital à Lyon auquel j'avais assisté. Il avait inscrit à son programme Les Mythes de Szymanowski. La première pièce du cycle, La Fontaine d'Aréthuse, m'avait beaucoup frappé. L'œuvre tranchait avec le paysage sonore d'alors où la modernité était essentiellement incarnée par Arthur Honegger. J'ai également, à cette période, entendu l'ouverture de Polyeucte de Paul Dukas. Je me souviens que l'on jouait régulièrement les œuvres de Vincent d'Indy, que l'on ne joue plus aujourd'hui, et la Symphonie de Franck, que l'on ne donne guère plus.
F. M. : Vous avez commencé l'apprentissage du piano dès votre enfance. En 1942, quel répertoire étudiez-vous avec Lionel de Pachmann ?
P. B. : J'étudiais le répertoire classique. Je travaillais les œuvres de Beethoven, Chopin, Liszt.
F. M. : Pianiste, interprétiez-vous vos premières compositions en public ? Jouiez-vous avec Ninon Vallin, que vous connaissiez alors, vos mélodies composées sur des textes de Théophile Gautier ou Charles Baudelaire ?
P. B. : Non, je ne lui ai pas fait lire mes mélodies. En revanche, je me souviens lui avoir fait répéter Les Nuits d'été de Berlioz et des passages d'Aïda de Verdi. Des deux musiciens, seul Berlioz est resté à mon répertoire...
F. M. : On connaît bien, aujourd'hui, la nature de l'enseignement d'Olivier Messiaen, enseignement sur lequel vous vous êtes largement exprimé. Il semble que les cours privés de contrepoint pris avec Andrée Vaurabourg en 1945 aient aussi beaucoup compté pour vous. Comment enseignait-elle ? Sa méthode ressemblait-elle à celle pratiquée par Messiaen ?
P. B : Sa méthode était certainement plus académique que celle de Messiaen mais d'un académisme inspiré, si je puis dire. Je me souviens qu'elle me demandait de lire et d'apprendre les Chorals de Bach. Je me les étais procurés et, en effet, j'ai ainsi beaucoup appris de l'écriture contrapuntique.
F. M. : Dans la correspondance que vous entretenez avec Andrée Vaurabourg, vous exprimez le désir de soumettre vos partitions à son mari, Arthur Honegger. Quelles partitions lui avez-vous montrées ? De quel ordre furent ses remarques ?
P. B. : J'ai voulu lui montrer les Trois Psalmodies que je composais alors. Je l'ai, en réalité, peu vu à ce sujet, seulement une ou deux fois. Il insistait généralement sur des détails d'écriture, des détails rythmiques notamment. Il pouvait me demander pourquoi j'utilisais une noire doublement pointée plutôt qu'une noire pointée. Hormis ces points, il n'émettait guère de jugement de fond.
F. M. : Avez-vous eu des échanges avec Honegger sur la musique sérielle, musique avec laquelle il entretenait des relations ambivalentes ?
P. B. : Non. Honegger était alors beaucoup plus âgé que moi, il avait l'âge de mon père et je ne tenais pas à discuter d'une chose au sujet de laquelle il était fondamentalement opposé. J'avais conscience, déjà à l'époque, qu'il en avait raté l'importance. Si j'ai continué à voir régulièrement Andrée Vaurabourg, j'ai beaucoup moins fréquenté Honegger, hormis quelques séances de travail chez Barrault.
F. M. : Avez-vous, de même, apporté vos œuvres à Messiaen, notamment lors des classes privées ?
P. B. : Si ma mémoire ne me trompe pas, oui. Je lui ai apporté certaines de mes partitions après avoir terminé mes études d'harmonie dans sa classe. Je me souviens lui avoir montré les Notations pour piano que je venais de composer. Mais, ayant rapidement pris mes distances avec lui, il n'a rien lu de mes œuvres jusqu'aux Structures.
F. M. : Vous utilisiez régulièrement les ondes Martenot à cette époque. Est-ce par Messiaen que vous avez découvert l'instrument ?
P. B. : Oui, je l'ai découvert en assistant aux répétitions des Trois petites liturgies. Puis j'ai pris des leçons avec Maurice Martenot. Nous étions d'ailleurs plusieurs jeunes compositeurs à suivre son enseignement.
F. M. : Eut-il lieu dans sa classe du Conservatoire ?
P. B. : On m'a demandé de suivre sa classe car elle était encore peu connue, assez peu d'élèves y étaient encore inscrits. J'ai accepté, alors que je maitrisais déjà parfaitement l'instrument. La venue des premiers élèves a permis d'entériner l'existence de cette classe.
F. M. : Votre Quatuor pour ondes Martenot a-t-il été créé ?
P.B. : Non, jamais. On m'a demandé de le jouer, mais j'ai toujours refusé.
F. M. : Certes, vous avez rejeté l'œuvre. Mais ne témoigne-t-elle pas, déjà, d'une organisation instinctive du total chromatique ?
P.B. : Oui, mais l'œuvre est très bavarde. Aussi, n'ai-je joué ni ce Quatuor, ni la Sonate pour deux pianos, composée en 1948 d'après ce premier Quatuor.
F. M. : Certaines des œuvres composées à cette période laissent transparaître des systèmes de notation vite abandonnés. Dans l'une de vos Trois Psalmodies, vous instaurez une convention d'équivalence rythmique particulière ; dans la première version de la Sonatine, des croix placées à la partie de piano matérialisent les clusters : autant de détails qui m'interrogent sur l'intérêt que vous portiez à certains débats sur des systèmes de notation moins usuels. Je pense en particulier à celui, amorcé pendant l'occupation, qui se cristallisa autour du système Obouhov. Si vous n'avez pas, à ma connaissance, utilisé ce système, avez-vous été séduit par ce type de schématisation de certaines des données graphiques de l'écriture ?
P. B. : Dès 1942-1943, je fus témoin de certains de ces débats auxquels Honegger avait d'ailleurs pris une part active. Il avait composé deux Préludes qui utilisaient la notation Obouhov et qu'Yvette Grimaud m'avait fait découvrir. Je me suis rapidement rendu compte que ces systèmes de notation, qui ont l'air plus simples, sont en réalité beaucoup plus compliqués que les notations traditionnelles. Ces débats anticipèrent la tentative de Stockhausen d'intégrer les dynamiques dans des notes plus ou moins épaisses. Le déchiffrage n'en devient que plus ardu, bien plus que de lire les notations usuelles. Tout cela m'a intéressé par curiosité, mais je me suis rapidement aperçu que ce type de synthèse des phénomènes sonores ne fonctionnait pas. Le mieux reste de donner à l'interprète l'ensemble des paramètres, seule manière de faire naviguer son intelligence sur plusieurs plans.
F. M. : Vos Douze notations constituent, avant la Sonatine et la Sonate, le premier opus de votre catalogue. Étiez-vous présent au Tryptique pour la création de l'œuvre par Yvette Grimaud ?
P. B. : Je ne crois pas avoir assisté au concert. En revanche, je me souviens les avoir toutes orchestrées peu après leurs compositions. Ces orchestrations, à l'inverse de celles que j'effectue aujourd'hui, étaient toutes littérales et destinées à un petit orchestre. Aucune de ces orchestrations n'a été créée, la réalisation en était encore trop amateur.
F. M. : La Première Sonate, dont les versions s'échelonnent de 1946 à 1949, connaît des créations successives. Vous n'avez pas attendu la version finale et éditée de l'œuvre pour la jouer ou la faire jouer.
P. B. : Il y eut une première création en 1946 organisée par la sœur de Maurice Martenot, Ginette Martenot. J'y ai joué moi-même la Sonate.
F. M. : Audition à laquelle fut présent Roger Désormière...
P. B. : Roger Désormière était à cette époque très proche d'Henri Sauguet et jouait régulièrement les œuvres de Francis Poulenc. C'était une personnalité musicale complexe. D'un côté, il interprétait magistralement Debussy ; d'un autre côté, il sentait que ce répertoire ne suffisait pas. Aussi s'est-il rapidement ouvert aux nouvelles partitions, ouverture qui l'a conduit à diriger un peu plus tard le Soleil des eaux.
F.M. : Tout comme Roger Désormière, André Schaeffner était également très attaché à Francis Poulenc. Il fut pourtant de ceux avec qui vous avez échangé sur le sérialisme.
P. B. : Oui, il était attaché à Poulenc, au départ. Mais il a rapidement vu l'importance de la musique viennoise et ses conséquences.
F. M. : Le 10 juin 1947, Yvette Grimaud joue à la radio votre Première Sonate dans une version révisée puisque vous commencez à y supprimer les traces de langages hérités de la modernité. Étiez-vous présent à cette nouvelle création ?
P. B. : Non et je dois dire que, hormis quelques exceptions dont celle-ci, la radio passait alors complètement à côté de nos préoccupations.
F. M. : Contemporain de la Première Sonate, vous entreprenez la composition d'un cycle sur des poèmes de René Char. D'où vous est venue l'idée d'user des quarts de ton dans votre première version du Visage nuptial ? Était-ce de Messiaen ou de Wyschnegradsky dont vous jouiez alors quelques-unes des compositions avec des condisciples de la classe d'harmonie ? Aviez-vous lu les partitions d'Alois Hába évoquées par René Leibowitz dans son Introduction à la musique de douze sons ?
P. B. : Au départ, cet intérêt m'est venu d'Yvette Grimaud. Elle avait composé des œuvres qui contenaient des quarts de ton, œuvres dont elle m'avait fait copie et qui me guidèrent dans cette voie.
F. M. : Cette première version du Visage nuptial a-t-elle été créée, en intégralité ou en partie ?
P. B. :Oui, la première pièce a été créée par Mady Sauvageau à l'un des concerts du Tryptique. Nous n'avions donné que la première des deux pièces, faute d'un temps nécessaire pour répéter.
F. M. : Connaissiez-vous déjà René Char à ce moment-là ? Aviez-vous des échanges sur la musique ?
P. B. : Je ne connaissais pas encore René Char au moment de cette première création du Visage nuptial. Nous nous sommes rencontrés peu après. Nous n'avons jamais eu de véritables échanges sur la musique. Je crois qu'il n'entendait pas la musique, chose que je ne lui reproche aucunement d'ailleurs puisqu'il m'a laissé libre de mettre en musique ses poèmes. Nous avons tout de même échangé sur les manières possibles de transposer un poème en musique. Mais ce fut l'essentiel. Il n'est jamais venu à un concert du Domaine musical, au contraire d'Henri Michaux d'ailleurs.
F.M. : De son côté, vous confiait-il ses impressions ou jugements sur le milieu littéraire de l'après-guerre ?
P. B. : Il avait des saillies sur le milieu littéraire d'alors. A l'issue d'une représentation de L'État de siège d'Albert Camus, donnée par la compagnie Barrault, nous avions diné tous les trois. Je trouvais le texte de cette pièce raté, mais j'ai gardé pour moi ma désapprobation de la langue de Camus, d'autant que Char la louait vivement et qu'ils étaient très amis.
F .M : Avez-vous rencontré Gilbert Lely, poète un temps proche des surréalistes, et ami de René Char à cette époque ?
P. B. : Nous avons, René Char et moi-même, assisté à l'une de ses conférences, conférence qui fut particulièrement axée sur les préoccupations éroticomaniaques de Lely. Du point de vue intellectuel, cela me marqua beaucoup moins que la conférence d'Antonin Artaud à laquelle j'avais assisté à la Galerie Loeb peu auparavant.
F. M. : Au moment de l'enregistrement du Soleil des eaux, en avril 1948, René Char était-il présent ?
P. B. : Non. Sur l'agencement entre texte et musique, je ne lui ai que rapidement détaillé mes choix. J'ai eu des échanges intéressants avec le metteur en scène, Alain Trutat, un homme très ouvert. C'est Char, je me souviens, qui m'avait recommandé à lui.
F. M. : Jusqu'à quel point êtes-vous intervenu dans l'enregistrement de la musique ? Avez-vous dirigé l'orchestre ?
P. B. : Non, je ne savais pas diriger à l'époque. André Girard avait dirigé l'orchestre. Je me souviens que nous dûmes faire l'enregistrement rapidement, selon les contraintes de la radio, hâte qui m'empêcha d'être pleinement satisfait de l'interprétation de ma partition. J'étais très jeune à l'époque et ne pouvais que me plier aux contraintes imposées.
F. M. : En 1947, alors que vous révisez l'instrumentation de la première version du Visage Nuptial, vous envisagez la mise en musique du cycle À la santé du serpent. Est-ce votre découverte des partitions d'Anton Webern qui vous sensibilise à ces très courts poèmes à la physionomie aphoristique ?
P. B : Probablement, mais alors d'une manière inconsciente. Ce projet de mise en musique d'À la santé du serpent n'a pas abouti en tant que tel ; il a trouvé sa place, par la suite, dans le Marteau sans maître. L'idée de mettre en musique Poésie pour pouvoir de Michaux s'est aussi développée à ce moment-là.
F. M. : Vous vous retrouviez, avec Char, sur une critique sans appel du surréalisme des années d'après-guerre. Votre correspondance avec André Souris témoigne pourtant d'un intérêt porté au mouvement surréaliste révolutionnaire.
P. B. : J'ai en effet assisté à certaines des réunions animées par Christian Dotremont. Cela m'a amusé, mais je n'ai pas trouvé cela très important. Nous étions plusieurs dans ce groupe qui comprenait notamment Armand Gatti, Albert Diato et Edouard Helman. Il y eut, il est vrai, un projet de revue auquel je devais prendre une part active. Mais celui-ci n'a rien donné hormis l'occasion de se rapprocher de René Char pour la première fois, car nous souhaitions des textes de lui. Dans son ensemble, le surréalisme belge ne m'a guère intéressé, hormis André Souris qui était entré en contact avec moi. Je ne connaissais Paul Nougé que de nom et n'avais lu aucun de ses textes.
F. M. : Avez-vous fréquenté le milieu des lettristes ?
P. B. : Je les ai entendus une fois lors d'une séance de lectures animée par Isidore Isou. J'ai trouvé cela tellement inepte que j'ai protesté et suis parti.
F. M. : Chez Barrault, aviez-vous des échanges avec les acteurs, ou les auteurs, sur la musique et ses enjeux d'alors ?
P. B. : Non, pas vraiment. J'ai vu et observé Paul Claudel qui était déjà très âgé. Mais je n'ai pas échangé avec lui sur la musique. Je n'osais bien évidemment pas interrompre les répétitions avec les grands acteurs qu'il faisait travailler.
F. M. : En marge de votre fonction de directeur de la musique chez Barrault, par quelles pièces de théâtre, par quels films avez-vous été marqué ?
P. B. : J'allais très régulièrement à la cinémathèque à cette époque. Je me souviens avoir vu Citizen Kane, film qui m'avait énormément impressionné et que j'avais rapproché de certains romans de Dos Passos. J'ai également vu la Jeanne d'Arc de Dreyer, Napoléon d'Abel Gance, deux films dans lesquels Artaud jouait. Au théâtre, j'ai vu Huis clos de Sartre qui m'a d'autant plus frappé qu'il fut joué après une pièce d'André Roussin. Inutile de dire que le contraste était saisissant...
F. M. : Comment avez-vous perçu cette pièce dans le climat de la fin de l'occupation ?
P. B. : Il est vrai que la pièce résonnait tout particulièrement au regard du contexte.
F. M. : Vous découvrez Mallarmé en 1946. Avez-vous envisagé des mises en musique de certains de ses poèmes ou est-ce le projet du Livre qui s'est immédiatement imposé à vous ?
P. B. : J'ai découvert Mallarmé par l'édition de la Pléiade. J'avais tout de même lu Divagations auparavant, recueil que je m'étais procuré dans une petite librairie située à proximité de Montbrison. Ce recueil fut mon premier lien avec la poésie de Mallarmé. J'ai rapidement songé au projet du Livre sans envisager de mises en musique de l'un ou l'autre de ses poèmes.
F. M. : Les correspondances que vous entretenez avec René Char ou André Souris montrent à quel point vous rejetiez le monde musical d'alors et tout particulièrement le cercle dodécaphonique. Pourtant, j'aurais aimé avoir quelques précisions sur certains de vos condisciples. Tout d'abord, Serge Nigg dont il semble qu'il fut l'un des seuls à susciter votre intérêt.
P. B. : En effet, Serge Nigg a été l'unique de mes camarades à m'impressionner. Il était un peu plus âgé que moi et avait commencé ses études musicales plus tôt. Il avait un esprit plus mûr que le mien et maitrisait des domaines que je découvrais tout juste. J'ai pris copie de sa Sonate pour piano et ai lu ses premières œuvres symphoniques dont Timour. Nos chemins se sont ensuite séparés du fait de nos divergences d'approche du corpus viennois. Lui exprimait un goût prononcé pour Berg alors que je lui préférais Webern. Quand il est tombé dans le communisme et le jdanovisme, nos chemins ont fini de se séparer.
F. M. : Avez-vous lu l'Introduction à la musique contemporaine de Maurice Le Roux ?
P. B. : Oui, j'ai trouvé l'ouvrage très naïf. Cette Introduction ne m'a aucunement influencé, et d'aucune manière. J'avais regardé attentivement les exemples musicaux qui furent loin de me convaincre.
F. M. : Avez-vous eu des échanges approfondis avec Pierre Henry, votre condisciple à la classe de Messiaen ?
P. B. : Non, je l'ai toujours considéré comme un bricoleur. J'ai enregistré des accords au piano pour Pierre Schaeffer qui les utilisa pour certaines de ses expériences concrètes. Mais nos échanges furent tout aussi limités du fait qu'il n'avait aucune culture musicale profonde.
F.M : Jugiez-vous que la démarche de John Cage contribuait à rendre obsolète les recherches de Pierre Schaeffer ?
P. B. : Oui, totalement.
F. M. : A quel moment avez-vous découvert la musique d'Edgard Varèse ?
P. B. : J'ai découvert Varèse grâce à Jolivet. Entraînés par Messiaen, nous nous étions rendus à son domicile pour assister à une leçon sur les Cinq Danses rituelles alors programmées par André Cluytens et la Société des Concerts. Jolivet, afin de remédier à notre inculture au sujet de Varèse, nous a prêté un disque qui contenait Ionisation, disque que nous lui avons perdu d'ailleurs. Inutile de dire que nous découvrions là un univers complètement différent de ce que nous entendions habituellement, un univers qui m'a tout de suite profondément marqué.
F. M. : De quelles partitions du corpus sériel disposiez-vous physiquement durant ces années ?
P. B. : Je ne disposais de quasiment aucune partition. Non éditées, nous nous les prêtions. Je me souviens avoir disposé à cette époque, et ce pour pouvoir les recopier, de la Symphonie op. 21 de Webern et de ses Cantates op. 29 et 31.
F. M. : Les exécutions d'œuvres sérielles sont aussi rares que les partitions. Pourtant, quelques concerts s'organisent. Étiez-vous présent au récital donné par Claude Helffer et durant lequel il joua les Variations op. 27 de Webern?
P. B. : J'ai en effet assisté à ce concert qui eut lieu dans une galerie de peinture, rue du Petit-Musc, située à proximité de là où j'habitais à l'époque. Nous étions peu nombreux, une quarantaine de personnes devaient assister au concert. Je connaissais déjà l'œuvre, Leibowitz l'avait abordée lors de ses cours privés. Auparavant, j'avais contribué à l'interprétation de certaines partitions de Schönberg en tenant, en 1945, la partie d'harmonium dans Herzgewächse. Étant déjà hors du cercle de Leibowitz, je n'ai pas le souvenir d'avoir assisté au festival Schönberg qu'il avait organisé peu après.
F. M. : Quelles furent, après les leçons de Leibowitz, vos premières grandes analyses d'œuvres dodécaphoniques ?
P. B. : Mes premières analyses vraiment approfondies datent de 1947-1948. La première d'entre elles s'est portée sur le Kammerkonzert d'Alban Berg. Je fis, en parallèle, mes propres analyses de Webern, analyses que j'ai d'ailleurs trouvées beaucoup plus faciles à mener que celles de Berg.
F. M. : En dehors du territoire français, aviez-vous connaissance de compositeurs d'avant-garde, de musiciens sensibles aux préoccupations sérielles ?
P. B. : Hormis la rencontre avec John Cage en 1949, les premières connaissances en ce sens eurent lieu à Darmstadt quelques années plus tard. Je me souviens tout de même avoir assisté à une conférence de Luigi Dallapiccola sur Don Giovanni et les douze sons, conférence qui parut par la suite dans la revue Polyphonie mais qui ne m'intéressa que médiocrement.
F. M. : Sur les débats qui agitent l'après-guerre, ne trouvez-vous pas, à postériori, que la plupart des musiciens français de cette époque se rejoignaient sur Stravinsky, louant le Sacre et dénigrant les productions néoclassiques.
P. B. : Pour Messiaen, c'est sûr. Il était très critique vis-à-vis du néoclassisme de Stravinsky. Du Sacre à Apollon Musagète, il jugea la transition très sévèrement. Messiaen, qui ne se livrait que peu sur ses goûts musicaux, n'appréciait guère, je crois, une œuvre telle que la Symphonie de Psaumes.
F. M. : Au sujet de Schönberg, il semble, en revanche, que l'objet des réticences diffère selon les générations. La critique des œuvres sérielles, par exemple, ne s'appuie pas sur les mêmes arguments selon qu'elle fut exprimée par votre génération ou celle de vos aînés.
P. B. : En ce qui me concerne, j'ai vite pris conscience des deux conservatismes.
F. M. : Ressentiez-vous d'emblée cette attirance pour les premières œuvres de Schönberg ?
P. B. : J'ai tout de suite préféré certaines des premières œuvres de Schönberg, comme la Symphonie de chambre op. 9, aux compositions sérielles. J'ai immédiatement établi le parallèle entre le néoclassisme de Stravinsky et celui de Schönberg. Le vocabulaire différait, mais l'esprit était le même.
F. M. : Par cette position, tôt adoptée, vous vous positionnez en marge de la dichotomie opérée par Adorno.
P. B. : Sans le savoir, car j'ignorais encore les écrits d'Adorno. Je pense aujourd'hui qu'Adorno s'est fourvoyé sur ce point. L'hagiographie schönbergienne l'empêcha de mesurer le retour passionné de Schönberg au néoclassicisme et ses conséquences néfastes.
F. M. : Avez-vous lu la Poétique musicale de Stravinsky, publiée en France en 1945 ?
P. B. : Oui, je l'ai lu. L'ouvrage ne m'a pas beaucoup intéressé. Le fait qu'il ne soit pas rédigé par Stravinsky se sent et nuit énormément à la compréhension de ses idées.
F. M. : J'imagine que Pierre Souvtchinsky vous a détaillé les coulisses de la rédaction de l'ouvrage...
P. B. : En effet, il m'a raconté de quelle manière certaines de ses idées, notamment sur le temps musical, avaient été préservées dans la version finale de l'essai. Mais le reste de l'ouvrage, où la main de Roland-Manuel est omniprésente, est d'un style trop rhétorique.
F. M. : Avez-vous lu l'Introduction à J.-S. Bach de Boris de Schloezer lors de sa parution en 1947 ?
P. B. : Oui, ce livre m'a beaucoup intéressé, notamment la Gestalt Theorie qui y est développée. Nous avons beaucoup échangé sur la littérature russe qu'il traduisait et que je lisais déjà beaucoup. D'un point de vue musical, nous étions d'accord sur la trajectoire de Stravinsky duquel il s'est éloigné dans les années 1920-1930.
F. M. : Connaissiez-vous à cette époque les œuvres de Scriabine ?
P. B. : Très peu. C'est Boris de Schloezer, justement, qui m'a, plus tard, fait découvrir ces partitions.
F. M. : Avez-vous songé, à ce moment-là, à une synthèse des procédés sériels et des espaces non tempérés tels que les explore alors Wyschnegradsky ?
P. B. : Le souci est que les espaces non tempérés requièrent des instruments appropriés. Si vous utilisez une harpe non tempérée, son accord change sans cesse, de par des phénomènes naturels — tension, humidité, etc., et cela devient vite problématique.
F. M. : Si vous restez éloigné de ce type d'exploration, vous modifiez progressivement l'équilibre entre le vertical et l'horizontal dans vos compositions d'après-guerre. Le contrepoint prend, à partir des années 1947-1948, une importance de premier ordre. Comment s'effectue pour vous, virtuose de l'harmonie, cette transition entre une écriture essentiellement harmonique et cette primauté progressive des agencements contrapuntiques dont témoignent la Deuxième Sonate pour piano ou le Livre pour quatuor à cordes et que laisse présager, déjà, le second mouvement de la Première Sonate ?
P. B. : Il est vrai que j'avais beaucoup de facilités pour l'harmonie, pour trouver de « beaux » accords. J'en avais beaucoup moins pour écrire de « beaux » contrepoints ou des imitations canoniques. L'organisation contrapuntique fut au départ plus difficile pour moi. Mais ayant étudié l'harmonie et le contrepoint simultanément, la transition s'est effectuée sans difficulté particulière.
F. M. : A partir de 1948-1949, il y eu l'amorce d'un retour de l'avant-garde sur la modernité. Le Mode de Valeurs et d'Intensités de Messiaen peut-il être perçu en ce sens ?
P. B. : Oui, tout à fait. Mais de mon côté, je n'ai pas revu Messiaen avant 1952. Même s'il savait ce que je pensais, nous n'avions alors plus d'échange. Avec le recul, je me dis que j'aurais pu lui dire les choses d'une manière plus amicale et moins cassante. Jean Barraqué permit la réconciliation entre nous.
F. M. : Selon vous, Messiaen a-t-il progressé dans son appréhension et analyse des œuvres sérielles à votre contact et à celui de votre génération ?
P. B : Même si je n'ai pas suivi son enseignement pendant trente ans pour pouvoir le vérifier, je ne le crois pas. D'après ce que j'en sais, Messiaen n'a guère fait évoluer son enseignement sur ce point. Il n'a pas, en règle général, beaucoup évolué sur le corpus sériel.
François Meïmoun
De François Meïmoun dans musicologie.org : Bien voir et bien entendre : Propos sur la musique en France à la Libération.
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Lundi 12 Février, 2024