La reprise de la production de Pelléas et Mélisande de 2010 à l'Opéra Comique vient poser une des questions centrales de l'interprétation de cette œuvre profondément atypique de Debussy : celle de la conception vocale. Faut-il traiter le parler-chanter debussyste comme un récitatif tendant à l'arioso ou bien comme une déclamation à la limite du Sprechgesang dont l'orchestre seul assumerait la dimension musicale ? D'évidence, les artisans de cette production ont choisi la seconde approche, privilégiant le texte et le théâtre sur la musique, avec des résultats, il faut bien le dire, plus ou moins convaincants, selon les moments et les interprètes.
Pelléas et Mélisande à l'Opéra Comique en juin 2010 © Elisabeth Carecchio.
Ici, l'orchestre semble souvent n'exister que par et pour lui-même, dans un pur hédonisme instrumental, s'enivrant totalement de ses couleurs et oubliant finalement qu'il est là pour aussi valoriser ce qu'il faut bien appeler le « chant » et pas uniquement le drame. C'est particulièrement frappant dans la deuxième partie de l'œuvre où les scènes les plus violentes et les plus tendues conduisent à des excès sonores qui créent une sensation de cacophonie entre fosse et plateau, comme s'il s'agissait de deux discours superposés. Paradoxalement, à force d'articulation, le texte devient souvent incompréhensible parce qu'en rupture justement avec la prosodie musicale qui devrait le soutenir.
Des trois rôles principaux, Pelléas est le plus lyrique. C'est aussi celui qui souffre le plus de cette conception. Peut-être parce que Philipp Addis, bien que parfaitement francophone ne l'est pas « naturellement ». Alors qu'il paraît complètement à l'aise dans les trois premiers actes face à cette tessiture complexe de baryton-martin dont il maîtrise toute l'étendue, il semble dans la deuxième partie s'épuiser à lutter contre un orchestre qui à force de vouloir dramatiser l'oblige à pousser en permanence son registre aigu, compromettant par exemple toute la beauté et l'émotion que l'on attend de la scène des adieux à l'acte IV.
Pelléas et Mélisande à l'Opéra Comique en juin 2010 © Elisabeth Carecchio.
Karen Vourc'h s'en tire plutôt mieux. Curieusement, sa voix de lyrique léger lui est une arme face aux déchaînements orchestraux car elle ne cherche jamais à lutter avec eux mais laisse l'auditeur se concentrer sur son émission qui reste toujours parfaitement naturelle. Depuis 2010, sa Mélisande a gagné en assurance. La sensualité qu'elle dégage dans la scène de la fontaine ou dans celle de la tour donne une singulière maturité à son personnage sans en gommer la fragilité et la jeunesse.
Le personnage de Golaud que Laurent Alvaro incarne dans un registre plus torturé et plus névrotique que ne le faisait Marc Barrard en 2010, supporte mieux ce traitement aux limites du naturalisme et la noirceur de son timbre convient bien à cette conception. Sa scène avec Yniold, d'une très grande force, est malheureusement gâtée par une pédanterie musicologique regrettable — le rétablissement de la fameuse réplique du lit — coupée par Debussy dès après la générale et absente de l'édition définitive de la partition — qui vient briser la montée en puissance du discours.
Pelléas et Mélisande à l'Opéra Comique en juin 2010 © Elisabeth Carecchio.Comme l'Yniold de Dima Bawab paraît souvent aux limites de l'audible, l'on se demande si, pour un résultat aussi faible, il n'eût pas mieux valu prendre un soprano garçon qui eût au moins donné une certaine crédibilité scénique au rôle. Moins exposés les rôles secondaires s'en tirent mieux, de l'Arkel sans emphase de Jérôme Varnier au Médecin solide de Luc Bertin-Hugault, en passant par la Geneviève de Sylvie Brunet-Grupposo dont le vibrato serré est affaire de goût.
Certes, malgré toutes ces réserves, la magie de l'œuvre, de ses climats, ne manque pas d'agir. Dans de splendides interludes où Louis Langrée exalte l'écriture orchestrale et les timbres de l'Orchestre des Champs Élysées, dans quelques scènes où la « musicalité » reprend tous ses droits comme celle de la mort de Mélisande. La direction d'acteurs toute en finesse de Stéphane Braunschweig met en relief les qualités du texte de Maeterlinck subtilement relu par Debussy. Sa scénographie d'une grande sobriété installe l'action dans une grande boite de bois noire à claies pour le château, les scènes extérieures se passant entre un phare et une fontaine, deux symboles très suggestifs et parfaitement clairs dans leur polarité. Dans cette mise en scène, tout est parfaitement lisible et déchiffrable. L'inconscient, les non-dits sont totalement actualisés par le jeu d'acteurs. Si Pelléas y perd un peu de son mystère, il n'en continue pas moins de captiver par sa force et sa poésie.
Prochaines représentations les 19, 21, 23 et 25 février.
Frédéric Norac
17 février 2014
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