Il y a peu de chances que Meyerbeer revienne jamais au répertoire. Ses opéras fleuves sont bien trop exigeants en termes de vocalité — sept rôles principaux, le double de personnages secondaires, des choeurs pléthoriques — et réclament des moyens scéniques trop importants et une intelligence théâtrale qui interdisent d'espérer les revoir jamais un jour couramment sur les scènes lyriques. Aussi cette production de Bruxelles importée par l'Opéra du Rhin risque-t-elle de rester longtemps une occasion unique de mesurer leur valeur théâtrale, leur capacité à convaincre.
Photographie Alain Kaiser
Il faut bien le dire, on sort de ces 4h30 de spectacle, époustouflé par la richesse du matériau musical, mais aussi par ses inégalités, par la disparité d'inspiration d'un livret, tour à tour bâclé et suprêmement littéraire, par la puissance de certaines scènes et la pauvreté du projet dramaturgique. Il est vrai aussi que tout ce qu'il y a de meilleur et de plus étonnant dans cet opéra a été pillé par ses contemporains et les générations suivantes, et que, de Gounod et Bizet à Wagner et Verdi en passant par Offenbach, il n'est pas sans doute un compositeur du xixe siècle qui n'ait emprunté quelque chose à Meyerbeer et particulièrement parmi ceux qui l'ont le plus dénigré. D'où sans doute cette impression de patchwork, d'inspiration éclectique et d'effet facile qui lui est souvent reproché.
Fort heureusement, la mise en scène extrêmement subtile d'Olivier Py parvient à tirer l'œuvre vers une certaine modernité sans en dénaturer le fonds historique, distillant érotisme et violence avec beaucoup de finesse et faisant sentir la montée en puissance d'une œuvre qui, partie d'une légereté de ton proche de l'opéra-comique, débouche dans la tragédie la plus terrible et le mysticisme exalté. Le décor à transformation de Pierre André Weitz est une grande réussite en termes fonctionnels et offre un cadre esthétique idéal à cette représentation stylisée du xvie siècle.
La distribution est dominée par l'extraordinaire Raoul de Gregory Kunde. La voix est d'une solidité à toute épreuve, centrale et dense de timbre mais ne reculant devant aucune contre-note, avec une diction française d'une clarté absolument totale et un phrasé de grande école. Il donne un relief extraordinaire à son personnage à qui ne manque peut-être qu'un peu plus de douceur lyrique dans son air d'entrée, le légendaire « Plus blanche que la blanche hermine ».
Mireille Delunsch n'en peut mais. Elle n'est certes pas le falcon éxigé par Valentine et la tessiture très tendue et très large dans le grave la met à rude épreuve. On frise plusieurs fois l'accident notamment dans le grand duo de l'acte iv où la chanteuse laisse l'auditeur perplexe devant une prestation aussi problématique.
Photographie Alain Kaiser
D'une belle probité, agréablement chantée, la Marguerite de Laura Aikin ne possède pas non plus dans la colorature la liberté ou l'exubérance d'une Sills ou d'une Sutherland qui donnerait au personnage la dimension d'apparition céleste voulue par le compositeur mais elle convainc tant vocalement que dans la caractérisation de son personnage. Urbain semble en revanche un rôle taillé sur mesure pour Karine Deshayes qui s'y révèle charmante et peut y mettre à profit sa fréquentation du bel canto rossinien. Handicapé par un français laborieux, Wojtek Smilek met du temps à s'emparer de Marcel mais il finit par lui donner toute sa dimension au personnage au fur et a mesure du resserrement du drame. Marc Barrard est un excellent Comte de Saint Bris dont le baryton est affecté cependant d'un léger vibrato auquel on finit par s'habituer. Philippe Rouillon n'est pas tout à fait le baryton-basse que l'on attendrait dans Nevers mais malgré quelques moments problématiques, notamment dans la bénédiction des poignards, il assure globalement son rôle avec honnêteté et présence.
Il faudrait citer tous les petits rôles, gentilhommes catholiques ou protestants, choryphées et suivantes, car tous contribuent brillamment à la crédibilité de l'œuvre, tout comme le choeur dans ses multiples incarnations des groupes sociaux qui composent l'arrière plan de cette œuvre. A une notable parce qu'unique approximation des cuivres, l'orchestre philharmonique de Strasbourg — très exposé dans cette partition riche d'invention instrumentale — rend pleinement justice aux splendeurs de l'orchestration meyerbeeriennes, dirigé de main de maître par Daniele Callegari. Aux deux premiers actes d'un brillant total répond la tension dramatique sans rupture des deux derniers. Entre les deux un troisème acte aux ensembles d'une extraordinaire sophistication composent un opéra décidément étonnant par son originalité musicale et sa dramaturgie sans pareille.
Frédéric Norac
14 mars 2012
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