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François Coadou, 2004.

Le concert de philo : 5 exercices en introductionà une philosophie de la musique.

4. Adorno : un musicologue-clef des « temps modernes »

Au cours de la précédente conférence, nous nous sommes attachés à mettre en évidence la vision nazie de la musique — une vision au sein de laquelle la catégorie nazie de dégénérescence, en musique, trouve sens.

Aux yeux de Hitler, la musique ne se présente pas comme un phénomène isolé. Au contraire: elle se présente comme une expression de la vie du peuple — une expression de la vie du peuple ou plutôt: une expression de la vie de la race. Elle en exprime la nature. Elle en exprime la puissance. Elle exprime la somme de toutes ses tendances — la somme de ses intuitions, la somme de ses représentations. Elle en exprime toute l'âme. Aux yeux de Hitler a musique se présente comme une expression de l'âme populaire.

Comme telle, la vision nazie de la musique dérive, de toute évidence, de la vision romantique de celle-ci.

Au XIXe siècle, comme on a vu, le romantisme a fabriqué, de toutes pièces, une définition de la musique allemande — une musique allemande jusque là sans réelle unité, jusque là soumise aux influences étrangères, tantôt tirée du côté de la musique italienne, tantôt tirée du côté de la musique française: une musique allemande jusque là sans réelle identité. En quête de définition, privé de toute référence étatique possible à une Allemagne, le romantisme a trouvé le socle de cette unité, le socle de cette identité, au sein de l'assemblage de notions vagues, au sein de l'assemblage de notions fumeuses — je veux dire: au sein de l'âme populaire.

De cette manière, grâce à la référence à l'âme populaire, le romantisme a donné à la musique nombre de compositions de qualité. Mais le romantisme mène aussi, de cette manière, au wagnérisme — tout comme le wagnérisme mène aussi, de cette manière, au nazisme…

Peu à peu, à mesure que se modifie, en Allemagne, le contexte politique, à mesure que se modifie le contexte socio-économique, peu à peu, à mesure que se propage un antisémitisme ou, de manière générale, un racisme de bon ton, peu à peu, dis-je, l'idée selon laquelle la musique a une origine populaire mène à l'idée selon laquelle la musique a une origine raciale — puis elle mène à l'idée selon laquelle la pureté raciale représente la garantie de la qualité musicale — puis à l'idée selon laquelle la vie musicale mérite, tout comme la vie de la nation, une totale purification.

Aux yeux de Hitler, la musique se présente, en conséquence, comme un lieu où se joue la lutte entre toutes les races. Elle se présente même comme un lieu privilégié de cette lutte.

Aux yeux de Hitler, la race juive, une race dangereuse entre toutes, la race juive a lancé, en musique, une offensive elle-même dangereuse entre toutes: elle a lancé une offensive contre l'âme allemande; elle a lancé une offensive contre l'âme populaire. La race juive se trouve, à le croire, derrière la musique de la Nouvelle école de Vienne. La race juive se trouve, à le croire, derrière la musique prolétarienne. Deux musiques contraires, selon lui, à l'âme allemande. Deux musiques contraires, selon lui, à l'âme populaire.

Aux yeux de HITLER, il se joue ici, en conséquence, une bataille essentielle — il se joue ici, en musique, une bataille où il y va de toute la vie de la race — ou mieux: une bataille où il y va de la vie de toute la race.

Ce qui explique bien toutes les mesures prises, en Allemagne, dès 1933, contre la musique de la Nouvelle école de Vienne. ou contre la musique prolétarienne. Ce qui explique bien, aussi, le sens, en musique, de la catégorie de dégénérescence.

Mais la vision nazie de la musique ne se limite pas à ça.

Il y a pire encore.

Aux yeux de Hitler, la musique se présente aussi comme une pièce maîtresse au sein du jeu totalitaire.

Une pièce maîtresse au sein du jeu totalitaire: attachons-nous, un peu, à comprendre ce que ça signifie…

Aux yeux de Hitler, la musique se présente, de manière essentielle, comme un moyen — un moyen de domination totale de la population.

Au cours de la précédente conférence, nous avons montré le rôle que la musique joue à Auschwitz. A Auschwitz, la musique accompagne les détenus lorsque le jour commence puis lorsque le jour se couche. A travers la musique, l'administration du camp ne cherche pas, sans doute, à rendre la vie meilleure. Au contraire. A travers la musique, l'administration du camp cherche plutôt à la rendre pire. La musique épuise les détenus. Elle brise, en eux, toute volonté. Elle brise, en eux, toute velléité de résistance. Elle annihile toute Liberté. A Auschwitz, la musique a changé les hommes en marionnettes. Oui: la musique manipule. Ou plutôt: la musique se présente comme un moyen — un moyen de manipulation. A Auschwitz, la musique, en sa puissance sommatrice, a privé les hommes de la réflexion.

Cette expérience, cette expérience limite de la musique, cette expérience, dis-je, ne préoccupe guère, en règle générale, la musicologie.

Elle me semble, tout de même, être révélatrice.

Au cours de la précédente conférence, nous avons montré de quelle manière Auschwitz révèle, en un sens, en un terrible passage à la limite, la vérité de la société nazie tout entière. Tout comme la société concentrationnaire, la société nazie se présente, en vérité, comme une non société. Elle délie les hommes. Elle les déshumanise. Elle les déshumanise, dis-je, puis elle les attroupe. Oui: elle les change en bêtes — en bêtes brutes — en bêtes de somme. Tout comme la société concentrationnaire, la société nazie récuse toute prétention à morale; comme elle, elle récuse la raison; comme elle, elle se réfère à la seule émotion– à la seule émotion naturelle ; comme elle, elle engendre une domination totale de la population.

La musique, dis-je, joue, au sein de la société nazie tout entière, le même rôle que la musique joue à Auschwitz. Elle manipule. Ou plutôt: elle se présente comme un instrument efficace — un instrument efficace de manipulation.

Le régime nazi favorise, en conséquences, deux types de musique.

Type de musique n°1: la musique légère. Le régime nazi favorise la chanson — la chanson sentimentale, la chanson populaire. Il favorise la chanson de divertissement. Le divertissement, après tout, éloigne de la vraie vie… Reprise sans cesse à la radio, la musique légère assume, au sein de ce régime, une fonction adoucissante, une fonction assoupissante. On veille, grâce à elle, à éteindre les consciences.

Type de musique n°2. A côté de la musique légère, le régime nazi favorise aussi la musique classique. La musique classique, oui, mais pas toute. Le régime nazi favorise seule la musique capable de prendre part à la fête — seule la musique capable de prendre part à la cérémonie.

Le régime nazi, comme on a vu, aime les rassemblements populaires. Il aime ces rassemblements où la population se masse, où la population communie, en masse, dans une même opinion, dans une même religion: celle de la nature, celle de la race. Une religion de la puissance. Une religion de la violence. La cérémonie met l'individu en transe: mystique, elle le met hors de propos; mystique, elle le met hors de soi. Elle plonge l'individu au sein de la loi, naturelle, nécessaire, au sein du tout. Elle annihile, elle aussi, les consciences. Elle plonge l'individu dans le torrent de ses passions — dans le torrent de ses émotions.

La musique joue un rôle clé au sein de cette opération. Oui: la musique joue un rôle clé au sein de la cérémonie. Elle y assume un rôle fascinant. Elle y assume un rôle aliénant. Au sein de la cérémonie, on joue, ou plutôt: on diffuse de la musique de BEETHOVEN, de la musique de WAGNER, de la musique de BRUCKNER. A entendre tout ça, à la lumière de flammes vacillantes, sous les ombres écrasantes que celle-ci projette, sans mesure, la raison, elle-même, vacille.

La cérémonie, on la quitte changé. On la quitte convaincu. On la quitte décérébré…

Nous comprenons bien, en conséquence, le rôle essentiel que la cérémonie occupe au sein de cette société. La cérémonie se présente, au sein de celle-ci, comme un moyen — un moyen efficace de domination totale de la population. Elle en suscite les passions. Elle en suscite les émotions. Elle en suscite les représentations.

Nous comprenons bien, aussi, le rôle essentiel que la musique occupe au sein de cette opération, au sein de cette domination.

La musique, après tout, possède une terrible puissance sommatrice. On a beau faire: les oreilles n'ont pas de paupières. On a beau faire: les mains n'ont pas de prises — le son passe — le son nous enlève — le son nous arrache. La musique, quasi immatérielle, pénètre la pensée. Elle pénètre la pensée, dis-je, mais elle pénètre aussi le corps. La musique soulève nos bras, malgré nous — malgré nous, la musique soulève nos pas. Oui, malgré nous, elle possède le corps. Afin de résister au chant de la Sirène, afin de résister à ce chant mélodieux, Ulysse, Ulysse lui-même, a été obligé de se faire attacher… La musique nous convoque: elle nous convoque à l'écoute; elle nous convoque à l'entendre — elle nous convoque, dis-je, sans résistance possible.

Le régime nazi, mieux que tout autre, a compris la puissance de domination que recèle, en puissance, la musique. Mieux que tout autre, il a mis celle-ci à contribution.

Que ce soit la musique dite classique ou que soit la musique dite légère, le régime nazi les a, toutes deux, placées sous un contrôle sévère. Il les a, toutes deux, épurées. Tout ce qui ne rentre pas sous la possibilité de cette utilité, de cette utilité totalitaire, tout ceci a été évincé, chassé, supprimé.

Dans le domaine de la musique dite classique, le régime nazi a rejeté tout ce qui ne lui a pas semblé capable de prendre part à la fête, tout ce qui ne lui a pas semblé capable de prendre part à la cérémonie, toute la musique sans pouvoir de vacillation, sans pouvoir de fascination, toute la musique sans linéarité, sans prévisibilité: toute celle de la Nouvelle École de Vienne…

Dans le domaine de la musique dite légère, le régime nazi a rejeté toute la chanson critique, toute la chanson au contenu politique: toute celle de la musique prolétarienne…

La musicologie traditionnelle, je le répète, a peu étudié le rôle de la musique sous le régime nazi — tout comme elle a peu étudié le rôle de la musique à Auschwitz. Il y a là, après tout, une chose gênante. La musique, cette chose belle entre toutes, la musique a collaboré de près à Auschwitz. La musique, oui, la musique a collaboré de près au système concentrationnaire — au système totalitaire. Oui. Il y a là une chose gênante: autant la mettre de côté…

Méfions-nous cependant. Ce que nous rejetons, de cette manière, dans les limbes de l'histoire, ce que nous rejetons, dis-je, de cette manière, a coutume, cependant, comme le montre l'histoire dans sa présence, de revenir nous hanter, de revenir nous habiter.

En conséquence: une musicologie critique me semble, ici, nécessaire — une musicologie critique en vue de faire, ici, le ménage.

Il ne s'agira pas, avec elle, de mettre Beethoven, Wagner, Bruckner à la poubelle. Il ne s'agira pas, avec elle, de mettre à la poubelle toute la musique que le régime nazi a mise à contribution — ou pire: toute la musique écrite en Allemagne — ou pire (encore): toute la musique elle-même…

Jadis, après la guerre, Jankélévitch a refusé de jouer toute la musique allemande, lui qui l'avait tant aimée. Lui qui l'avait tant aimée, la musique allemande, il a même refusé de l'écouter. Il a voulu l'effacer — ou, à tout le moins, il a voulu l'oublier. Une telle attitude, néanmoins, pose problème — autant que celle qui consiste à tout en accepter — à l'accepter sans aucune réflexion, à l'accepter sans aucune interrogation.

Dans les deux cas, je crois, on essentialise la musique. Dans les deux cas, on autonomise celle-ci.

Dans le cas de la musicologie traditionnelle, on considère la musique comme un empire dans un empire, comme un pouvoir dans un pouvoir. On la considère comme un monde qui échappe aux aléas du monde, qui échappe à ses misères, à ses bassesses. On considère la musique comme une chose essentiellement plus noble — comme une chose ontologiquement plus noble. Comme si la musique n'était pas une chose humaine — une chose si humaine…

Dans le cas de Jankélévitch ça revient au même: on considère la musique ou, en tout cas, la musique écrite en Allemagne au XIXe ou au XXe siècle comme essentiellement mauvaise — comme ontologiquement mauvaise. Comme si ce n'était pas plus nuancé, plus compliqué — oui: ça revient au même…

Dans les deux cas, en vérité, on se voile, ici, la face. Dans les deux cas, on évite de se mettre en face de tout ça.

Dans les deux cas, on se trompe.

Courage ! Tâchons, nous, de nous y coller. Tâchons, nous, de nous y affronter.

Je veux, ici, essayer de comprendre comment la musique a pu jouer ce rôle concentrationnaire — comment elle a pu jouer ce rôle totalitaire. Je veux, ici, essayer de mettre en évidence la logique, la mécanique de ce fait historique — que dis-je? — de ce méfait historique: je veux la mettre en évidence en vue de la neutraliser.

Au cours des trois précédentes conférences, nous nous sommes attachés à mettre en évidence une première condition de possibilité de cette mise à contribution totalitaire de la musique. Une condition de possibilité idéologique.

De WAckenroder à WAgner, puis de Wagner à Hitler, se développe, en Allemagne, une certaine vision de l'Allemagne. Une certaine vision étroite de celle-ci — une vision qui se réfère, comme socle de son identité, à l'âme populaire — une vision qui se réfère, comme socle de son identité, à un Moyen Age mythique, à un passé mythique, à une pureté mythique…

Au milieu de cette vision de l'Allemagne, la musique occupe elle-même une position de choix– la musique conçue comme une expression — la meilleure — de l'âme populaire.

Du romantisme au wagnérisme, puis du wagnérisme au nazisme, se développe, en conséquence, en Allemagne, une vision elle-même étroite de la musique.

En voici les principales caractéristiques — il y en a quatre:

Première caractéristique. Cette vision de la musique se présente comme une vision religieuse de la musique. Religieuse au sens propre: la musique se présente, ici, comme un lien de l'homme à ce qui le dépasse — comme un lien de l'homme à ce qui a été nommé Dieu.

Deuxième caractéristique. Cette conception religieuse de la musique entraîne une conception mystique de l'écoute. Cette expression de conception mystique de l'écoute signifie ici que se révèle, à l'écoute de la musique, une vérité supra rationnelle — elle signifie ici que la musique mobilise l'intuition ou l'imagination plutôt que la raison. Comme telle, l'essence de la musique sera de faire naître les émotions; l'essence de la musique sera de mettre en branle les passions.

Troisième caractéristique. Cette conception émotionnelle ou passionnelle de la musique, jointe à la conception religieuse de celle-ci, entraîne, peu à peu, la thèse qui considère la musique comme une expression de la nature — la thèse qui considère la musique comme une expression de la puissance de celle-ci ou mieux: de toutes ses tendances.

Quatrième caractéristique. Peu à peu, cette vision, cette vision contingente de la musique, se présente, à cause de la référence à la nature, comme une vision elle-même toute naturelle — comme une vision elle-même nécessaire. Peu à peu, elle se présente comme la seule possible — comme la seule légitime. De là toute la réécriture de l'histoire de la musique, de là l'histoire officielle de celle-ci à laquelle nous nous sommes intéressés. De là, encore, les interprétations tonitruantes, les interprétations telluriques, les interprétations fascinantes de toute la musique officielle du XIXe au XXe siècle — de là toutes ces interprétations auxquelles nous nous sommes affrontés.

Je résume.

En Allemagne, la récupération wagnérienne de la vision romantique a préparé le terrain à la vision hitlérienne de la musique — tout comme la récupération wagnérienne de la musique romantique elle-même a préparé le terrain à la mise à contribution hitlérienne de celle-ci. Elle en a, dis-je, préparé le terrain au niveau idéologique.

Au cours des trois précédentes conférences, la généalogie de cette représentation idéologique de la musique nous a permis de mettre cette même représentation idéologique de côté — ou, à tout le moins, cette généalogie nous a permis de mieux en comprendre la nécessité.

Néanmoins, cette première explication, cette explication idéologique de la mise à contribution totalitaire de la musique, cette première explication, dis-je, ne semble pas suffire à dire le tout de cette même mise à contribution. Elle ne semble pas suffire à rendre compte de toute sa logique — à rendre compte de toute sa mécanique.

Après tout, il a fallu attendre le XXe siècle pour que tout ça se précipite — oui: il a fallu attendre le XXe siècle pour que la musique se change, de cette manière, en moyen — en moyen de domination totale de la population.

Il a fallu la réunion de deux autres conditions — deux autres conditions de possibilité: une condition technique puis une condition économique.

Il a fallu que la musique entre dans les temps modernes.

Dans les temps modernes: oui. Attachons-nous, ici, à comprendre ce que ça signifie.

***

Par l'expression «les temps modernes», je désigne, ici, l'ensemble de phénomènes techniques et économiques évoqués par Chaplin dans le film paru sous ce titre en 1936. Dans ce film, un film clé de la carrière de Chaplin, le cinéaste retrace les aventures ou plutôt les mésaventures de Charlot confronté au machinisme et au capitalisme. Tout le monde connaît les images célèbres où le cinéaste montre Charlot attelé à la tâche, attelé à la chaîne. Le cinéma de cette époque abonde en images de machines de taille immense — métaphore de la démesure. Mais ce thème ne se trouve pas, ici, traité de façon traditionnelle. De façon traditionnelle, la taille immense des machines, la taille immense des usines évoque la crainte — ici: le cinéaste, grâce à elle, souligne plutôt le manque de sens de cette machinisation, le manque de sens de cette industrialisation. Tout le monde connaît les images célèbres où le cinéaste montre Charlot le corps secoué de mouvements incontrôlés, le corps secoué de mouvements dérivés de la machine — assimilés. Tout le monde connaît le passage où Charlot se trouve pris de folie — épuisé. On a jamais mieux montré, sous le rire, la folie elle-même de cette société. La suite du film montre la misère de l'individu au sein de cette société machiniste, au sein de cette société capitaliste — l'individu ou bien voué à une profonde pauvreté, sans visage, ou bien voué à la poursuite incessante de désirs déréglés, à la poursuite de désirs sans cesse renouvelés — l'individu, en tout cas, aliéné. Les temps modernes dénonce, ici, l'invention de la civilisation de masse, l'invention de cette civilisation aliénante. Le film suivant, Le dictateur, approfondira assez logiquement, aux yeux du spectateur, cette dénonciation virulente.

Oui. Mais, dira-t-on, quel rapport? Quel rapport entre le développement du machinisme, le développement du capitalisme et la musique? Quel rapport entre elle et la civilisation de masse? Quel rapport entre elle et la société de consommation?

La musicologie traditionnelle, la théorie traditionnelle, répondra: aucun rapport, aucun lien, rien. La musique est une chose si pure… Elle est une chose si noble, essentiellement, si noble, ontologiquement.

Mais il existe, aussi, une musicologie critique — il existe, aussi, une théorie critique — une théorie critique qui répondra, elle, autre chose, qui répondra, même, tout autre chose.

Je veux parler, ici, de la théorie critique de l'Ecole de Francfort. Je veux parler, ici, de la musicologie critique telle que celle-ci se développe chez une de ses figures essentielles: je veux dire chez Adorno.

L'expression «l'Ecole de Francfort» désigne le courant de pensée apparu à Francfort, en Allemagne, dans les années 20, dans les locaux de l'Institut de recherches Sociales.

Fondé, lui-même, dans les années 20, l'Institut de Recherches Sociales se donnait pour mission l'étude de la société contemporaine à la lumière de la philosophie marxiste — dans ce cadre, il se donnait pour mission la confrontation féconde de la philosophie à la sociologie ou à l'économie politique; ou encore: il se donnait pour mission de parer ou mieux: de remédier aux effets pervers de la division du travail — effets pervers, jusques au niveau de la théorie elle-même, de la division du travail elle-même issue de la société capitaliste.

Peu à peu, l'Institut de Recherches Sociales a donné naissance à un courant de pensée que désigne l'expression «l'Ecole de Francfort» ou que désigne encore l'expression de théorie critique.

On en désigne, en règle générale, les figures principales comme étant les figures suivantes: Horkheimer, Adorno, Kracauer…

En quoi consiste, ceci étant, la théorie critique?

La théorie critique, expression apparue chez HORKHEIMER puis reprise chez Adorno, la théorie critique, dis-je, se pense en opposition à la théorie traditionnelle.

En quoi consiste, en conséquence, la théorie traditionnelle?

La théorie traditionnelle se caractérise par le manque de conscience de sa propre historicité — elle se caractérise par le manque de réflexivité. La théorie traditionnelle se pense comme énonciation de la vérité pérenne de l'objet de sa théorie. Ce qui signifie encore que la théorie traditionnelle ne tient pas compte de la position du sujet de cette énonciation– je veux dire: elle ne tient pas compte des intérêts sociaux, des intérêts politiques ou économiques de ce sujet. Ou encore: elle ne tient pas compte de ses intérêts historiques. La théorie traditionnelle se caractérise par cette illusion de la pureté de la connaissance, par cette illusion de la pureté de sa théorie — je veux dire: de son intuition ou de son appréhension de l'objet. La théorie traditionnelle se pense comme désintéressée, comme éthérée — elle se pense comme intemporelle.

La théorie critique, au contraire, a pris conscience de cette historicité. Elle se repère, comme telle, à une incessante réflexivité.

La théorie critique se pose, sans cesse, la question de la condition de possibilité de sa propre énonciation — je veux dire: de la condition de possibilité politique ou économique, de la condition de possibilité historique de celle-ci. La théorie critique se pose, sans cesse, la question de la position du sujet de sa théorie: du sujet qui énonce, du sujet qui la prononce — tout comme elle se pose, sans cesse, la question de l'influence, la question de l'incidence de cette position historique du sujet au sein de la théorie elle-même, au sein de son intuition ou de son appréhension de l'objet — je veux dire: de l'objet à connaître.

Je résume.

En opposition à la théorie traditionnelle, la théorie critique ne pense pas que la connaissance soit pure — elle ne pense pas que la connaissance soit intemporelle. Au contraire: la théorie critique l'envisage comme prise au sein de la réalité — immanente — elle l'envisage comme une vérité sans cesse en train de se faire, à mesure que se réalise la réalité, comme une vérité sans cesse à refaire.

Comme telle, la théorie critique de l'Ecole de Francfort dérive, de toute évidence, de la théorie marxiste — théorie marxiste qui a montré la dépendance de la superstructure vis-à-vis de l'infrastructure — je veux dire: qui a montré la dépendance de la superstructure morale vis-à-vis de l'infrastructure sociale. Mais la théorie critique va aussi beaucoup plus loin — beaucoup plus loin, dis-je, que la théorie marxiste. Elle reproche à celle-ci sa position transcendante — sa position encore traditionnelle. A la position transcendante de la théorie marxiste, qui critique tout mais qui ne se critique pas elle-même, pas du tout, à la position transcendante de la théorie marxiste, dis-je, la théorie critique oppose, en conséquence, une position immanente. Ce qui signifie que la théorie critique se soumet elle-même, comme théorie, à la théorie selon laquelle la théorie dérive de conditions politiques ou économiques. Elle se soumet elle-même, comme théorie, à la théorie selon laquelle la théorie dérive de conditions historiques.

En sa réflexivité, elle pense elle-même sa propre historicité.

La théorie critique de l'École de Francfort se pose, en conséquence, à la fois comme théorie; à la fois comme métathéorie.

Mais en quoi tout ceci nous intéresse-t-il?

Tout ceci nous intéresse en ceci que la leçon de la théorie critique, grâce à Adorno, a passé dans la musicologie — dans une musicologie elle-même devenue critique.

Né à Francfort, Adorno a très tôt rencontré la philosophie grâce à Kracauer puis à Horkheimer — lui-même rencontré, à Francfort, dès 1922. Mais la vocation philosophique ne représente que l'un des aspects de ce personnage. Un autre de ces aspects, qui l'égale en importance, semble être la vocation musicale. Né dans une famille de musiciens, élevé dans un entourage de musiciens, Adorno étudie très tôt, aussi, le piano puis la composition. En 1925, il quitte Francfort en vue de se rendre à Vienne. Là, à Vienne, il étudie, jusque 1928, la composition auprès de Berg. Là, à Vienne, il fréquente aussi Schönberg. Il se coule au sein de la vie musicale de la capitale autrichienne. En 1928, néanmoins, on retrouve Adorno à Francfort. Il se consacre, désormais, à écrire une thèse de philosophie. Adorno, désormais, a pris sa décision: oui: ce sera la philosophie. La réflexion à propos de la musique occupera, néanmoins, un rôle de taille au sein de celle-ci. Il lui consacrera, à peu près, la moitié de ses travaux. Grâce à ceux-ci, Adorno révolutionnera la musicologie — il la révolutionnera, dis-je, encore que la musicologie ne le sache pas encore — en France en tout cas…

En France, la connaissance de la musicologie critique mise en œuvre chez Adorno se limite, de manière générale, à une connaissance de la seule philosophie de la nouvelle musique — œuvre passionnante, sans doute, mais œuvre peu représentative de toute la richesse de perspective de la musicologie critique chez Adorno. On reprendra, mais un autre jour, le problème de la perspective étroite où on a, depuis Boulez, limité Adorno en France — pour mieux la mettre, elle-même, en perspective…

Attachons-nous, en attendant, à comprendre, ici, quelles caractéristiques de la théorie critique sont passées dans la musicologie — je veux dire: dans la musicologie critique. Attachons-nous, un moment, à comprendre quelles caractéristiques en sont restées.

La musicologie critique a hérité, je crois, deux caractéristiques essentielles de la théorie critique.

Première caractéristique. Adorno a retenu de la théorie critique la volonté de lutter, dans le domaine de la théorie, contre la division du travail. Dans le domaine de la musicologie, cette volonté de lutter contre la division du travail se traduit, de manière concrète, par une ouverture de la musicologie à la sociologie — elle se traduit par une ouverture de la musicologie à l'économie — mais aussi: à l'histoire, à l'histoire politique comme à l'histoire technique. Il y a, chez Adorno, la volonté de rompre avec une pratique étroite de la musicologie; il y a la volonté de rompre avec une pratique de celle-ci par les musiciens pour les musiciens — ou encore: par les musicologues pour les musicologues. A l'expression de «musicologie critique», Adorno préférera, en conséquence, l'expression de philosophie de la musique: elle lui semblera mieux décrire cette ouverture — elle lui semblera, aussi, mieux décrire le souci de vérité qui anime celle-ci — ce souci de vérité qui anime toute cette entreprise: une tâche essentielle de la philosophie de la musique, chez Adorno, consiste à mettre en évidence le réseau de sens qui anime les œuvres — le réseau de sens qui les relie au monde — puis qui les érige, ces œuvres, en tentatives de dire ce monde.

Deuxième caractéristique. De la théorie critique, Adorno a encore retenu, en théorie de la musique, la volonté de tenir un discours théorique immanent à propos de celle-ci — il en a retenu la volonté de tenir un discours en tout contraire au discours transcendant de la musicologie traditionnelle. Selon Adorno, la musicologie traditionnelle se place, en règle générale, dans une position de surplomb vis-à-vis de l'œuvre en étude, vis-à-vis de l'œuvre en écoute. Elle approche celle-ci pleine de ses préjugés; elle approche celle-ci pleine de ses représentations — de ses représentations toutes faites. En surplomb vis-à-vis de l'œuvre, elle se refuse, en conséquence, à l'entendre. Elle se refuse à en prendre la vérité. Au contraire: elle recouvre l'œuvre, je le répète, elle la recouvre de ses représentations toutes faites. Elle l'étouffe — sous elle. Selon Adorno, la philosophie de la musique tâchera, au contraire de ce discours transcendant, de produire un discours immanent à propos de l'œuvre. Un discours immanent: ça signifie que la philosophie de la musique tâchera de produire une analyse sans préjugés — une analyse critique de l'œuvre. Je veux dire: une analyse qui tâchera de la rendre à sa virulence — une analyse qui tâchera de la comprendre en situation — de la comprendre dans le contexte général de sa production tout comme dans le contexte général de sa réception. Elle tâchera, dis-je, de la comprendre comme une tension vivante — une tension vivante à mi-chemin entre eux.

Nous comprenons bien, à la lumière de ces deux caractéristiques, que la philosophie de la musique, telle que la pratique Adorno, renouvelle, de façon radicale, notre approche théorique de la musique. Nous comprenons bien, aussi, que la philosophie de la musique renouvelle, de façon radicale, notre pratique de la musique elle-même.

En y introduisant la sociologie, en y introduisant l'économie, en y introduisant l'histoire, l'histoire politique tout comme l'histoire technique, Adorno a obligé la musicologie à entrer au sein des temps modernes — ou plutôt: il a obligé la musicologie à se confronter aux problèmes que le développement des temps modernes pose à la musique — à toute la musique — à l'essence même de la musique.

A en croire Adorno, le développement des temps modernes, entendu comme le développement du machinisme et du capitalisme, ce développement pose à la musique deux problèmes — deux problèmes reliés entre euxde façon étroite. Ces deux problèmes, le philosophe les a désignés, tous les deux, sous une expression unique — sous une expression célèbre : l'expression de l'industrie culturelle. A en croire Adorno, il se joue, face au développement de l'industrie culturelle, l'essence même de la musique. A ses yeux, l'industrie culturelle a rendu la musique impossible — ou plutôt: elle en a, à ses yeux, modifié l'essence de façon radicale. A tout dire: le développement de l'industrie culturelle, à ses yeux, comme condition de possibilité technique et économique, a préparé le terrain à l'utilisation totalitaire de la musique.

Chez Adorno, la réflexion à propos de l'utilisation totalitaire de la musique et la mise au jour de ses conditions de possibilité techniques et économiques, cette réflexion se présente, je crois, comme le centre de gravité de toute la philosophie de la musique — tout comme la réflexion à propos de l'expérience totalitaire elle-même et la mise au jour de ses conditions de possibilité se présente, dès 1933, comme le centre de gravité de toute la théorie critique: chez Adorno et chez toute l'Ecole de Francfort.

Attachons-nous, en conséquence, à mieux comprendre ce que désigne, chez ADORNO, l'expression de l'industrie culturelle.

Une meilleure compréhension de cette expression, nous amènera à mieux comprendre la logique, à mieux comprendre la mécanique de la mise à contribution nazie de la musique.

On procédera, en conséquence, de la manière suivante:

1°) on étudiera le versant technique de cette expression

2°) on en étudiera, ensuite, le versant économique

1°)

De tous les arts, la musique semble être celui qui a été le plus touché par l'évolution des techniques depuis la fin du XIXe siècle. De tous les arts, elle semble être celui qui a été le plus interrogé par celle-ci au niveau de sa propre essence.

En quoi consiste, dans le domaine de la musique, ou plutôt: dans le domaine du son, l'évolution des techniques depuis la fin du XIXe siècle?

Elle consiste, je crois, en deux inventions.

La première invention marquante, dans le domaine du son, a été l'invention du microphone, puis celle du phonographe par Edison en 1877, le tout diffusé, en série, à partir de 1888.

Grâce à ces inventions, le microphone puis le phonographe, il est désormais possible de fixer l'évènement musical — l'évènement musical, il est désormais possible de le reproduire — mécaniquement. Il est possible de le repasser, maintes fois; maintes fois, il est possible de le réécouter.

Peu à peu, à mesure que le siècle avance, on améliore, sans cesse, les conditions de captation puis les conditions de restitution de la musique. De même: on améliore, sans cesse, les conditions de fabrication du phonographe. Le prix baisse. Le phonographe, peu à peu, se diffuse…

La deuxième invention marquante, dans le domaine du son, a lieu dans la première décennie du XXe siècle: l'invention de la radio. La première émission publique de radio a lieu en Angleterre en 1920.

Ici encore, à mesure que le siècle avance, on améliore, sans cesse, la qualité du matériau — je veux dire: on améliore, sans cesse, la qualité de l'appareil de radio. Dès la décennie 1760, on le fabrique en masse — à la chaîne. En conséquence: le prix baisse. Dès la décennie 1760, on trouve l'appareil de radio au centre de toutes les familles.

Grâce à cette invention, grâce à la radio, il est désormais possible de faire entendre au même moment un évènement sonore précis en une infinité de lieux ou, à tout le moins, en une indéfinité de lieux. Grâce à la radio, il est aussi possible, désormais, de mettre de la musique en tout lieu — de mettre de la musique à toute minute…

Néanmoins, à cause de toutes ces inventions, le microphone, le phonographe, la radio, à cause de la diffusion, de la diffusion massive de celles-ci, à cause de tout ça, dis-je, le rapport au sonore, le rapport à la musique, au XXe siècle, a changé du tout au tout.

Jusque là, la musique était rare. Sa convocation était jusque là étonnante.

L'invention du phonographe, tout comme l'invention de la radio, provoque, au contraire, un phénomène de saturation. Elle provoque un phénomène de banalisation.

Reprise sans cesse à la radio, la musique se change, à cause de celle-ci, en une espèce de magma — elle se change, à cause de celle-ci, en une espèce de masse sonore: ininterrompue — une espèce de masse sonore: incapable de susciter l'attention — je veux dire: incapable de susciter l'attention ou la concentration requises à l'entendre. On écoute de la musique, comme fond sonore, au petit déjeuner, au déjeuner, au dîner. On écoute de la musique, comme fond sonore, lorsqu'on fait le ménage, lorsqu'on fait du bricolage. On écoute de la musique, comme fond sonore, au café. L'écoute de la musique a considérablement progressé en quantité, oui, mais l'écoute de la musique a considérablement régressé en qualité. A force de la trouver en tous lieux, à force de la trouver à toute minute, la musique nous est devenue invisible — ou plutôt: elle nous est devenue inaudible. Au sein de la société radiophonique, on allume la radio non pas pour l'écouter — on allume, plutôt, la radio pour ne pas l'écouter. La radio nous a habitué à une écoute intensive de la musique, oui, mais elle nous a habitué à une écoute inattentive de celle-ci. Au sein de la société radiophonique, la radio provoque, en un sens, un phénomène de surdité — une surdité au sens même de la musique.

Mais il y a pire encore: il y a le phonographe — ou encore: il y a le disque. Le disque accentue ce phénomène.

Au disque, on réécoute toujours la même œuvre. Pire. Au disque, on réécoute toujours la même version de la même œuvre. On fétichise cette version. Mais ici encore: à force de l'entendre, à force de la connaître, on deviendra, en réalité, incapable de vraiment la connaître, on deviendra, en réalité, incapable de vraiment l'entendre. On réduira l'œuvre à telle ou à telle version. Cette version, on la connaîtra tant, que l'œuvre, que l'œuvre elle-même, ne produira plus, en nous, aucune tension; elle ne produira plus, en nous, aucune résolution. Elle ne sera plus étonnante; elle ne sera plus dérangeante. Elle deviendra muette.

L'essence de la musique, comme art, consiste, au contraire, en sa capacité critique. Je veux dire: en sa capacité à nous mettre en crise, à nous mettre en question — à remettre en question nos représentations, toutes faites, nos opinions. L'essence de la musique, comme art, consiste à nous transformer — à nous transformer ou mieux: à nous libérer. La musique se présente comme une forme de connaissance, une forme de connaissance sensible. Oui: elle se présente comme une expérience sensible. Comme telle, comme toute connaissance, comme toute expérience, elle vise, je le répète, à nous libérer.

Nous comprenons, en conséquence, combien l'évolution des techniques depuis la fin du XIXe siècle a remis en cause l'essence même de la musique. Les habitudes d'écoute induites par le phonographe, les habitudes d'écoute induites par la radio, ces habitudes ont fait reculer sa capacité critique. Ces habitudes ont fait reculer sa capacité à nous transformer — sa capacité à nous libérer. Nous comprenons, dis-je, combien l'essence de la musique elle-même a changé: l'évolution des techniques depuis la fin du XIXe siècle a favorisé l'utilisation concentrationnaire ou totalitaire de celle-ci. Elle en a favorisé l'utilisation nazie.

Nous avons déjà évoqué l'utilisation nazie de la radio comme adoucissant, comme assoupissant: rappelez-vous. Oui: rappelez-vous: nous avons déjà évoqué l'utilisation nazie de la musique au sein de la cérémonie. Mais, au sein de la cérémonie, la musique, on ne la joue pas: on la passe, en disque, on la diffuse. L'amplification de la musique, que le disque autorise, l'amplification joue un rôle clé au sein de l'utilisation nazie de la musique — autant que sa réitération. L'amplification en décuple la puissance sommatrice.

Le nazisme, dès les années 30, que dis-je, dès les années 20, le nazisme a compris toute la puissance dominatrice que recèle la musique à l'âge de la réitération frénétique, à l'âge de l'amplification mécanique; Il a compris toute la puissance dominatrice que recèle la musique à l'âge de la technique.

Nous comprenons mieux, en conséquence, tout l'intérêt que l'Ecole de Francfort a accordé à cette question– je veux dire: à la question de la technique.

Selon Adorno, le totalitarisme dérive de la perversion de la raison des Lumières en une raison technique. Ou plutôt: le totalitarisme dérive de la perversion de la technique elle-même, au siècle des Lumières, de technique rationnelle en technique irrationnelle.

Examinons un peu, selon Adorno, ce que ça signifie. Examinons un peu la mécanique de cette perversion de la technique puis de cette perversion de la raison tout entière.

Telle que définie chez Aristote au chapitre 1 du livre E de la Métaphysique, la technique se présente comme un ensemble de moyens mis au service d'une fin précédente — je veux dire: au service d'une fin prédéfinie — celle-ci ayant été, elle-même, définie de manière rationnelle, celle-ci ayant été définie de manière à servir les intérêts de l'homme, les intérêts de toute l'humanité. En conséquence: telle que définie chez Aristote, la technique se trouve, quant à ses décisions, quant aux définitions de ses choix, la technique, dis-je, se trouve soumise à la raison.

Voilà l'idéal de la technique, tel que nous pouvons le retrouver, tel que nous pouvons le rencontrer, encore, au siècle des Lumières: se mettre au service de l'homme, se mettre au service de toute l'humanité. Aider à la réalisation de son bien-être; mieux encore: aider à la réalisation de tout son être. Mais au siècle des Lumières, puis au XIXe siècle, l'idéal de la technique se renverse: il se renverse en son contraire, il se renverse en son opposé. A cette époque, se déroule une quasi autonomisation de la technique. La technique, à cette époque, se libère de sa soumission vis-à-vis de la raison. La considération de la fin, de la fin rationnelle, cette considération semble bien disparaître de sa prétention. Le moyen, le moyen technique, semble bien, désormais, être sa propre fin. On cherche, désormais, le moyen pour le moyen. On cherche, désormais, le progrès pour le progrès. Quitte à nuire à l'homme — quitte à nuire à toute l'humanité. On entre, au XIXe siècle, dans une mythologie nouvelle — dans une mythologie du progrès — du progrès pour le progrès.

Pire encore: au XIXe siècle, cette autonomisation de la technique vis-à-vis de la raison transforme la raison elle-même: au XIXe siècle, la raison se transforme, elle-même, en une raison technique. Tout comme la technique, elle semble être devenue folle. Tout comme la technique, elle semble être devenue irrationnelle. Elle ne se critique plus, non, elle ne se critique plus elle-même.

L'Ecole de Francfort se consacre, en conséquence, à mettre en évidence l'historicité même de la raison. Elle se consacre, de cette manière, grâce à l'historicité de celle-ci, à rendre raison de sa déraison. L'Ecole de Francfort se consacre, de cette manière, à rendre la raison à la raison. De là, contre la théorie traditionnelle, toute la nécessité de la théorie critique.

Nous comprenons bien, en conséquence, tout l'enjeu qui se dissimule, chez Adorno, derrière l'étude de la musique. La crise de la musique au XXe siècle, cette crise, que la récupération totalitaire ou que la récupération nazie de la musique exprime de manière exemplaire, cette crise exprime elle-même de manière exemplaire la crise de la raison — une crise de la raison qui la change elle-même, au XXe siècle, en raison irrationnelle — en raison totalitaire.

Nous comprenons bien, aussi, que l'évolution des techniques sonores se présente, chez Adorno, comme une remise en cause tragique de la musique, comme une remise en cause de sa capacité de vérité. Nous comprenons bien que l'évolution des techniques sonores se présente, chez Adorno, comme une condition — une condition de possibilité — de la mise à contribution totalitaire, de la mise à contribution nazie de celle-ci.

Néanmoins, cette condition de possibilité technique en appelle encore une autre. A côté de celle-ci, se trouve encore, au moins, une condition de possibilité économique.

2°)

Le machinisme, la fabrication puis la diffusion en masse de la musique mécanique, tout ça suppose encore le capitalisme.

Mais en quoi consiste tout ceci? Oui: en quoi consiste le capitalisme?

La notion clé du capitalisme semble être la notion de marchandise. Qu'est-ce que la marchandise? La marchandise est la chose échangée — la chose échangée sur le marché. Qu'est-ce que le marché? Le marché est le lieu sur lequel l'offre rencontre la demande — le lieu sur lequel se passe, en conséquence, la concurrence entre les agents de l'offre afin de convaincre les agents de la demande. Dans l'économie capitaliste, la «loi» du marché oblige les agents de l'offre, afin de convaincre les agents de la demande, à se mettre en conformité avec les désirs de ceux-ci — oui: elle les oblige à se mettre en conformité avec les désirs vérifiés ou supposés de ceux-ci. Dans l'économie capitaliste, la «loi» du marché entraîne, en conséquence, une uniformisation progressive de l'offre — une uniformisation en elle-même appauvrissante, une uniformisation en elle-même aliénante. L'offre évite toute originalité — parce que celle-ci semble pénalisante en puissance au sein de la concurrence. Elle l'évite, aussi, parce que cette uniformisation de l'offre — ou mieux: parce que cette standardisation de l'offre permet à ses agents de faire de plus amples recettes– elle permet à ses agents — grâce à une baisse du prix de la fabrication — de faire de plus amples bénéfices. Dans l'économie capitaliste, la forme marchandise mène, en conséquence, à la standardisation de l'offre. Pireencore : la généralisation de la forme marchandise mène à la standardisation appauvrissante, à la standardisation aliénante de la demande elle-même: si, en théorie, c'est la demande qui conditionne l'offre, en pratique, dans l'économie capitaliste, c'est l'offre qui conditionne la demande. Aussi, au sein du capitalisme, la marchandisation entraîne, de manière nécessaire, la standardisation.

Le problème, en musique, tient à ce que le capitalisme, au XXe siècle, a étendu la forme marchandise à la musique elle-même. Pire encore: le capitalisme, au XXe siècle, en sa recherche frénétique du profit pour le profit, le capitalisme, dis-je, a étendu la forme marchandise à toute la vie culturelle — on retrouve, ici, le sens de l'expression de l'industrie culturelle.

L'expression de l'industrie culturelle désigne ce moment où la culture, sous la pression conjointe du machinisme et du capitalisme, se marchandise — elle désigne ce moment où la culture se standardise.

En musique, ce processus de marchandisation et de standardisation renforce, de toute évidence, les problèmes évoqués: il renforce le phénomène de réitération — il renforce le phénomène de banalisation de la musique.

La marchandisation de la musique se manifeste de deux manièresau sein du capitalisme :

1°) Elle se manifeste par l'uniformisation du répertoire. Elle se manifeste, aussi, par l'uniformisation de ses interprétations. On retrouve toujours, à l'affiche, les mêmes œuvres du répertoire. De ces mêmes œuvres, on propose toujours les mêmes interprétations. Cette uniformisation ou mieux: cette standardisation renforce le phénomène de surdité évoqué: à force d'écouter les mêmes œuvres, à force d'écouter les mêmes interprétations, on ne les écoute plus. Ou plutôt: on ne semble plus capable de les entendre — de se laisser étonner par elles; de se laisser déranger par elles. Oui: la musique souffre, en sa vérité, elle souffre de ce phénomène de surdité.

2°) La marchandisation de la musique se manifeste, aussi, au sein du capitalisme, par un fétichisme de la marchandise musicale. L'expression de fétichisme de la marchandise désigne, chez Marx, l'illusion qui confère à la marchandise une valeur immanente, une valeur en elle-même, tandis que la valeur réelle de la marchandise tient toute dans le processus de sa fabrication — ou encore: dans la peine de qui a assumé cette fabrication. En un sens dérivé de ce sens trouvé chez Marx, le fétichisme de la marchandise désigne aussi l'espèce de fixation, l'espèce de religion qui entoure, en conséquence, la marchandise — tout ce qui la désigne comme une quasi-divinité. L'expression de fétichisme de la marchandise musicale recouvre, ici, ces deux sens. Il se développe, autour de la musique, élevée au rang de fétiche, autour de la musique, élevée au rang de quasi-divinité, il se développe, dis-je, une espèce de culte — un culte à caractère commercial. Adepte de ce culte, le mélomane achète les publications où l'industrie du disque étale sa publicité. Adepte de ce culte, il achète le disque que l'oracle a conseillé. Comble de ce caractère commercial, dans la société capitaliste, le concert, jadis le tout de la musique, le concert ne sert plus guère que de publicité au disque — tout comme le disque ne sert plus guère que de publicité aux engins, aux engins toujours plus beaux, toujours plus fidèles, toujours à acheter, aux engins nécessaires, dis-je, à l'écouter. Au reste, dans la société capitaliste, la pratique de la musique s'entoure elle-même de la plus folle concurrence, elle s'entoure elle-même de la plus folle idolâtrie de stars fugaces — de stars que l'industrie élève puis que l'industrie délaisse, ensuite, comme les douilles vides après que l'on a tiré. Au sein de cette foire aux fétiches, au sein de cette foire aux idoles, en ce miroir aux alouettes, la musique, comme art, a bien peu à voir. La musique, comme art, ici, a bien été évacuée — elle a été liquidée.

Nous comprenons bien, en conséquence, que, selon Adorno, le capitalisme nuit gravement à la musique: il nuit à sa capacité critique — il nuit à sa capacité de vérité. De cette manière, il la prépare, logiquement, à la récupération totalitaire, à la récupération nazie. Oui: le capitalisme, selon Adorno, le capitalisme prépare, de cette manière, la musique au nazisme — il prépare la musique au totalitarisme.

Selon Adorno, le capitalisme, comme recherche du profit pour le profit, comme recherche du progrès pour le progrès, le capitalisme se présente, au reste, tout comme la crise de la technique, comme une expression de la perversion de la raison en raison irrationnelle. Selon ADORNO, le capitalisme se présente, tout comme la crise de la technique, comme une condition — une condition de possibilité du nazisme, une condition de possibilité du totalitarisme.

Nous comprenons bien, en conséquence, que, chez Adorno, il y a, aux côtés de la condition de possibilité idéologique, une condition de possibilité technique et une condition de possibilité économique de la récupération nazie de la musique ou, de manière générale, de la récupération totalitaire de la musique– je veux dire : le machinisme et le capitalisme. Chez ADORNO, la théorie critique se présente comme une tentative de répondre à cette récupération tragique. Elle se présente comme une tentative de répondre au totalitarisme — de mettre en évidence sa logique, sa mécanique. La théorie critique se présente comme une tentative de répondre à la crise de la raison au XXe siècle au nom la raison elle-même — oui: au nom de la raison.

***

De toute évidence, Adorno a échoué en cette entreprise. Ou, en tout cas, il a échoué jusques ici.

Après tout, nous ne nous sommes pas encore tout à fait délivrés de la situation ici décrite — nous ne nous sommes pas encore tout à fait délivrés de la situation critique où se trouve la musique.

Depuis Adorno, la situation a même, en un sens, empiré. Depuis Adorno, la télévision a connu un beau développement. On a vu, aussi, le développement du CD, du DVD, de la musique numérique. On a vu une croissance exponentielle du commerce en musique — oui: du commerce, dis-je, autant dans le domaine de la musique dite classique que dans le domaine de la musique dite légère ou dite populaire. Mais où se trouve, ici, l'art? L'art où a-t-il passé? Le contenu de vérité?

On a beau dire: la musique se trouve encore prise au sein de la société techniciste — elle se trouve encore prise au sein de la société capitaliste.

Sommes-nous bien, en ce cas, quittes de sa pratique totalitaire? — si non: que faire? Faudra-t-il suivre la voie révolutionnaire — je veux dire: faudra-t-il tout casser? Faudra-t-il brûler nos radios, nos CD, nos chaînes HI-FI? Cette voie, Adorno, même, ne semble pas la privilégier… Faudra-t-il baisser les bras, abandonner tout espoirdans la musique — la rejeter? Faudra-t-il céder aux sirènes de la consommation musicale de masse — écouter André Rieu, allumer TF1? Irons-nous, de désespoir, nous jeter dans l'Orne? Ou mieux: irons-nous jouer du banjo à Kathmandou? Ou trouverons-nous, encore, une autre voie? — si oui: laquelle? Vous l'apprendrez au cours du prochain épisode…

François Coadou

Introduction généraleLa musique romantique allemande : problèmes de perspective — Wagner philosophe ? — La musique dégénérée : une catégorie esthétique ?Adorno : un musicologue-clé des temps modernesLa musique baroque : une musique contemporaine ? L'interprétation chez Harnoncourt.


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Mercredi 7 Février, 2024