Lire : Introduction à une analyse polythématique des fugues du Clavier bien Tempéré de Jean-Sébastien Bach.
Citations
Donald Tovey : une fugue strette, occupée entièrement par les entrées du sujet. (op. cit., I, p.137).
Hermann Keller : les entrées du sujet se succèdent sans discontinuer, et comment imaginerait-on qu'un divertissement ait pu trouver le temps et l'espace dont il aurait eu besoin pour détendre un peu le sentiment général ? (op. cit., p. 49).
Amy Dommel Diény : Que devient dans tout cela le contresujet ?... Quoi [Que?] faire d'ailleurs d'un C. S., fût-il excellent, lorsque, par des strettes incessantes, le thème devient la plupart du temps son propre C. S. ! ... Une apparition de ce C.S.- fantôme mérite pourtant une mention: c'est celle de la mes. 4. (op. cit., pp. 92-93).
L'analyse traditionnelle ne livre ici aucune contradiction notoire, et l'accord est unanime sur ce fait que l'œuvre ne comporte qu'un seul sujet.
Amy Donel Diény s'inquiète du sort du contresujet, mais en soulignant, à juste titre, son inutilité. Cette remarque est directement influencée par ce dogme : une fugue doit en principe toujours posséder un contresujet, si du moins l'on se réfère à la fugue d'école et si l'analyse est conduite au moyen de celle-ci. Bruno Mugellini (op. cit.), fort de ce même critère, dégage également, dans toutes ses analyses du Clavier bien tempéré (CBT), à tort ou à raison, un contresujet. Hermann Keller, lui aussi, constate, avec raison, l'absence de divertissement.
Fiche technique
Type d'exposition : A (sujet énoncé seul).
Type de contrepoint: Simple, ordinaire, non renversable.
Structure
: Enoncés thématiques; strette.
Vert : Sujet.
Gris : Contrepoint de passage par mouvement contraire.
Noir : Contrepoint de passage.
Doit-on s'attendre à autre chose qu'à une fugue ordinaire pour débuter ce premier volume ? Bach – et cela, dans les deux premiers tomes de la collection, a déjà été souligné à maintes reprises – commence toujours par la simplicité.
En fait, il s'agit ici d'une fugue simple selon la conception baroque, donc sans contresujet. Voici comment, dans la fugue ordinaire, Friedrich Wilhelm Marpurg définit l'absence de contresujet :
les voix suivantes n'imitent pas le chant de remplissage des précédentes. On peut diversifier ce chant toutes les fois que la fugue se reprend..., on fera bien de se proposer toujours telle ou telle espèce de simple contrepoint. (op. cit., 1801, p. 40).
Cette fugue simple à un sujet, déjà en désuétude du temps de Jean-Sébastien Bach, tombera vite dans les oubliettes de l'histoire de la musique. André Gedalge, vers 1900, dans son Traité de la fugue la mentionne encore d'une manière tout à fait anecdotique :
On appelait autrefois fugue simple, une fugue dans laquelle le contresujet était remplacé par des contrepoints simples, variés suivant l'imagination du compositeur: ce genre de fugue n'est plus pratiqué que dans la composition libre (op. cit., p. 64).
Le traitement du sujet, dans ce contexte d'un contrepoint simple, avec ses entrées rapprochées, implique d'ailleurs l'impossibilité de glisser un second thème et de le maintenir durant une portion raisonnable de l'œuvre. Dans cette fugue ordinaire, il y a cependant – excusez du peu – vingt-quatre citations du thème, ce qui a, et justement, autorisé Donald Tovey à parler ici d'une fugue strette.
Jean-Sébastien Bach, dont pratiquement chaque fugue est une démonstration, nous expose dès à présent la strette et en fait l'apologie expresse (24 citations du sujet, en prélude à la démonstration magistrale qui va suivre sur tous les tons possibles). Remarquons en passant qu'une strette est habituellement utilisée pour clore le développement d'une fugue; or, dans le Clavier bien Tempéré, la première fugue, celle qui ouvre le premier cahier, n'est qu'une strette gigantesque. On trouve par là même une nouvelle preuve du caractère proprement renversant de Jean-Sébastien Bach.
Et, puisque nous parlons du sujet, une nouvelle remarque s'impose, bien qu'elle puisse paraître anodine, voire de prime abord sans intérêt. Le compositeur ne travaille jamais sur l'élément final du thème. Le sujet est énoncé, soit en totalité, soit en partie, mais c'est alors la seule tête du sujet qui est concernée (mes. 15, 16, sop.). On appelle cela une fausse entrée. En effet, commentre connaître d' oreille un thème si l' on n'en énonçait que l'élément final ? Cette éventualité n'est pas même mentionnée dans les manuels scolaires! Cette règle, pourtant fondamentale, est toutefois lourde de conséquences lorsqu'elle est ignorée; et tout particulièrement, nous le verrons au fil des analyses du CBT, (Vol. I : fugue 7, BWV 852/2, fugue 18, BWV 863/2, Vol. II : fugue 5, BWV 874/2, fugue 19, BWV 888/2, etc.).
Quant à ce « contresujet-fantôme », il n'existe tout bonnement pas. Bach cite, par mouvement contraire, le premier contrepoint de passage. Il faut y voir un clin d'oeil au connaisseur et, par là, un trait d'humour, humour qu'on signale trop peu souvent dans la musique de Jean-Sébastien Bach. En l'occurrence, il signifie à peu près ceci: « bien qu'aucun contresujet n'apparaisse dans une fugue ordinaire, j'en esquisserai quand même un, factice, juste au début de l'œuvre, car la suite de la fugue ne le permet; en outre, et par espièglerie, je le présenterai par mouvement contraire, comme dans la réponse au premier contresujet de la Quatrième fugue de ce même volume » (CBT I, BWV 849/2, mes. 41).
Abordons maintenant, d'une manière générale, le problème capital du « divertissement », une notion qui inonde littéralement toutes les analyses du CBT. Bach construit – l'accord des commentateurs, à ce sujet, est d'une criante unanimité – une musique dense, toute en rigueur. Dans cette œuvre, par exemple, tous s'accordent à dire qu'un seul sujet s'y trouve; et les commentateurs de constater, aussitôt après, l'absence de tout divertissement. L'analyse est en parfaite adéquation avec la vision que l'on a du compositeur. Il ne subsiste, entre les entrées du thème, que les notes de passage. Bach confirmera plus tard, par d'ultimes aboutissements, cette densité musicale, entre autres, à l'aide du premier canon de l'Art de la fugue (BWV 1080/14) intitulé per Augmentationem in contrario motu où ne subsiste plus aucune note de passage. Dans sa recherche, Bach évolue vers une musique de plus en plus dense, et qui rejette donc l'accessoire. Qui le contesterait ?
Or, dans la majorité des fugues du CBT, la plupart des analyses dissertent vainement à propos d'une soi-disant liberté du compositeur à l'égard du sujet, laquelle se traduirait par la présence de ponts, d'épisodes, de divertissements, qui seraient quelquefois plus travaillés que le sujet même de la fugue. Comme de bien entendu, on vante alors le génie de l'auteur, on loue sa liberté d'écriture, on lui est reconnaissant de s'affranchir des codes usés, on le remercie de s'émanciper de la contrainte des formes, que d'autres, servilement, respectent encore. La forme, c'est toujours, implicitement bien sûr, la fugue d'école, que Bach n'a jamais connue, et qu'il n'aurait pu connaître, puisque ses canons n'en seront fixés que bien plus tard.
Nous nous retrouvons ainsi face à deux formes de génie, antithétiques, ce qui engendre une rupture, une discontinuité, dans la poétique du compositeur, dans la façon qu'a l'auteur d'écrire. Le génie et la liberté ne signifient pas, loin s'en faut, chaos et incohérence !
C'est donc dans toutes ces fugues « à problèmes », où la densité thématique semble s'estomper, dans lesquelles la forme s'évanouirait peu ou prou, que l'analyse polythématique peut apporter un autre regard sur les fugues de Jean-Sébastien Bach.
Claude Charlier
Août 2011
Prélude et fugue en do majeur BWV 846, en couleurs, avec les analyses de Claude Charlier. Format PDF en très haute définition, envoi par courriel, ou voir ici.
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Mercredi 31 Janvier, 2024