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Août 2011 —— Claude Charlier.

Introduction à une analyse polythématique des fugues du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach

Cette nouvelle analyse des fugues du Clavier bien Tempéré, élaborée d'après les critères d'analyse du dix-huitième siècle et plus spécifiquement de l'Abhandlung von der Fuge de Friedrich Wilhelm Marpurg, constitue le prolongement de la collection « Bach en Couleurs ». Dans notre livre Pour une lecture alternative du Clavier bien Tempéré nous avons développé les différents aspects des fugues de Bach en proposant une analyse contradictoire de 14 fugues.

La section que nous proposons maintenant est conçue de manière autonome et envisage les fugues qui n'ont pas été traitées dans notre livre. Elle est précédée d'un bref rappel des notions théoriques en vigueur à l'époque baroque. Chaque œuvre analysée est accompagnée d'une fiche technique comportant un commentaire et une légende des couleurs. Ces fugues font l'objet d'une véritable discussion qui met en présence, le cas échéant, les différentes approches de l'œuvre. Ces brefs extraits de commentaires des exégètes les plus reconnus de l'analyse des fugues de J.S. Bach émanent d'écrits concernant le Clavier bien Tempéré, tels ceux de Donald Francis Tovey, Hermann Keller ou Amy Dommel Diény, d'ouvrages didactiques sur la fugue comme les travaux d'André Gedalge, de Marcel Dupré ou encore d'éditions du Clavier bien Tempéré, commentées par Ferruccio Busoni ou Bruno Mugellini.

Toutes ces analyses ont en toile de fond les critères d'analyse de la fugue d'école. Pourtant toutes aussi mettent en évidence, par le seul fait que chaque fugue constituerait une exception, que l'analyse monothématique ne cerne pas véritablement l'art de Jean-Sébastien Bach. Elles reconnaissent implicitement, par ce constat, qu'une autre lecture est possible et elles avalisent en quelque sorte l'analyse à plusieurs sujets.

Mon analyse tend à défendre non seulement une approche polythématique de type historique mais aussi une technique d'analyse qui évolue en même temps que le processus de composition. Jean-Sébastien Bach est un créateur cohérent, et il est illusoire de vouloir expliquer son art sans en connaître la genèse et l'évolution. En effet, si chaque fugue constitue une œuvre d'art à part entière, elle ne peut véritablement être comprise qu'au travers des autres œuvres dans la progression desquelles elle constitue une étape. C'est en ce sens que notre approche se démarque des techniques d'analyses traditionnelles, ponctuelles, anachroniques, étrangères à la réalité historique.

L'analyse polythématique amène à une véritable relecture des fugues de Jean-Sébastien Bach. Certes, la discussion reste ouverte sur certains points de détails, plus précisément au niveau des sections dans lesquelles les thèmes ne sont pas énoncés dans leur totalité. Toutefois, le canevas de chaque œuvre est bien mis en évidence. Ce type d'analyse permet d'appréhender l'œuvre de J.S. Bach avec une philosophie nouvelle, plus complexe, plus ouverte, plus dense qui donne sens à la plénitude qui nous envahit lorsque nous écoutons sa musique.

Petit guide de la fugue baroque

On n'était pas tellement strict au dix-huitième siècle sur la notion de fugue. Dans son Traité de la fugue, publié en 1754, Friedrich Wilhelm Marpurg la définit de cette façon :

Une pièce de musique établie sur les règles de l'imitation périodi-méthodique s'appelle fugue.

Cette notion est extrêmement large et recouvre en fait toutes les œuvres qui ont en commun la technique de l'imitation. Ainsi, seul le contrepoint permet d'englober et de comprendre la totalité des fugues de J.S.Bach. Lorsque celui-ci commence à composer, deux types de fugues: la fugue simple et la fugue double sont envisagées.

La fugue simple

La fugue simple ne met en jeu qu'un seul sujet. Elle est réalisée au moyen d'un contrepoint dit simple ou ordinaire. Les différentes entrées du sujet ou de sa réponse sont appelées: les répercussions.

Tout le reste de la composition est écrit en contrepoint simple, nommé aussi contrepoint de remplissage, contrepoint de liaison ou encore contrepoint de passage. C'est un contrepoint qui se modifie, qui varie et qui sert à structurer la composition en dehors des énoncés thématiques. Il présente toutefois des points communs avec le sujet : rythme, cellules mélodiques... dans le but de conserver son unité à toute l'œuvre. Le sujet est généralement exposé seul: c'est ce qu'on appelle une exposition indépendante.

Ce type de fugue implique des techniques d'écriture bien spécifiques :

On peut encore trouver ce qu'on a dénommé un divertissement: il consiste à quitter le thème pendant un certain laps de temps, afin de mieux souligner le retour du sujet. Mais ce terme n'est pas encore utilisé au dixhuitième siècle.

Enfin, il existe encore un type de fugue simple que l'on nomme contrefugue. Dans celle-ci, la réponse propose le renversement du sujet. En Allemagne, la fugue simple a déjà tendance à tomber en désuétude lorsque Jean-Sébastien Bach commence à écrire.

La double fugue

La double fugue est une fugue à deux sujets. On parle d'un second sujet lorsque le contrepoint libre est remplacé par un contrepoint fixe qui ne varie pas. Ce contrepoint fixe est appelé contre-thème ou encore contresujet. Sujet, thème, contre-thème ou contresujet sont des synonymes au dix-huitième siècle. Le contresujet est réalisé de manière telle qu'il puisse être combiné et renversé avec le premier thème. Cette technique d'écriture s'appelle le contrepoint double renversable. Il n'existe que deux possibilités de renversement des sujets:

Sujet 1   A     B

ou

Sujet 2   B     A

Les deux sujets sont introduits simultanément ou légèrement décalés afin d'être mieux identifiés.

Dans ce type de fugue, on ne trouve aucune des techniques d'écriture, propres à la fugue simple. Il n'y a jamais d'augmentation, de canon, de strette.

A la fin de l'ère baroque, en Allemagne, la fugue double tend déjà à supplanter la fugue simple. On en trouve de nombreux exemples dans les œuvres de Muffat, Haendel, Teleman.

La triple fugue

La triple fugue comporte trois sujets. Elle est réalisée au moyen du triple contrepoint renversable. Il existe déjà dans ce type de fugue six possibilités de renversement :

Sujet 1 = A
Sujet 2 = B
Sujet 3 = C

Le mode d'exposition des sujets reprend celui de la double fugue en y ajoutant un troisième sujet juste après l'un des deux premiers:

Friedrich Wilhelm Marpurg ne cite qu'un seul exemple — de Jean-Sébastien Bach d'ailleurs — de fugue à trois sujets en se contentant de mentionner qu'elle suit les mêmes règles que la double fugue. C'est bien la preuve qu'à cette époque encore (1754), la fugue à trois sujets est méconnue et considérée comme une rareté.

Un autre domaine qu'il faut connaître pour situer et comprendre les œuvres de Jean-Sébastien est celui des fugues de Dietrich Buxtehude. Qu'a donc été apprendre Bach pendant toutes ces semaines qu'il passe en compagnie du Maître de Lübeck ? Plusieurs choses essentielles. Vers la fin de sa vie, Buxtehude propose en effet une fugue à deux sujets, dont déjà le premier thème est exposé seul. N'est-ce pas plus logique effectivement de faire entendre les deux propositions en succession pour permettre leur meilleure identification ? Il s'agit de la fugue en fa majeur pour orgue, reprise dans le catalogue des œuvres de Buxtehude sous le n° 157.

Mais ce n'est pas tout ! La fin de l'œuvre est tout aussi riche d'enseignement. Elle se termine par une strette sur le contresujet : le second sujet. Nous aurons tout loisir de suivre les développements de cette technique d'écriture dans le Clavier bien Tempéré.

Buxtehude est en outre le premier compositeur à s'essayer à la triple fugue. Cela se passe autour des années 1700 et constitue évidemment le nec plus ultra de la modernité. A un point tel que les exemples se comptent sur les doigts de la main. Je cite pour mémoire un extrait des Choralphantasien : le Tu Devicto dont il est écrit en toutes lettres dans le manuscrit « Cum 3 Subjectis » et dont Bach reprend le type d'exposition dans les Inventions et les Sinfoniæ.

Hans-Jakob Pauly publie en 1964 à Regensburg Die Fuge in den Orgelwerken D. Buxtehudes, une étude intéressante dans laquelle il ne relève qu'une seule et unique fugue à deux contresujets (p.116). Elle porte le n° 140 du catalogue des Œuvres de Buxtehude. Elle se déroule sur une vingtaine de mesures, ce qui prouve bien qu'il s'agit d'une technique qui fait ses premiers pas. Outre le modernisme des trois thèmes, Buxtehude lègue à Jean-Sébastien Bach un nouveau type d'exposition des sujets. Les trois sujets sont introduits l'un après l'autre dans la même voix :

A + B + C

Je souligne ici encore, la brièveté des thèmes, leur non-intérêt mélodique et cette particularité que seul le premier sujet bénéficie d'une exposition indépendante.

Dès lors, on comprend bien que déjà en dehors du contexte spécifique des Œuvres de Bach, la fugue évolue vers un accroissement du nombre de thèmes. En cela, elle n'est pas différente du ricercar ou de la sonate dont elle emprunte la même évolution historique. Cette multiplication des thèmes est d'ailleurs confirmée plus tard, par August Frederic Christopher Kollmann, musicien allemand émigré en Angleterre, dans An Essay on Practical Musical Composition (1799). Cet ouvrage, qui s'inscrit encore dans la tradition baroque, s'inspire du traité de Friedrich Wilhelm Marpurg. August Frederic Christopher Kollmann ajoute et précise quelques données techniques, avec l'avantage de posséder un recul historique dont ne bénéficiait pas le théoricien Friedrich Wilhelm Marpurg.

C'est ainsi qu'il cite une fugue « A 6 Soggetti » de Carl Christoph Hachmeister. Cependant, je retiendrai plus particulièrement cet extrait du chapitre VII consacré aux « Quadruple fugues, or fugues of four subjects » :

De cette description, il se dégage sans la moindre ambiguïté qu'une fugue peut comporter plusieurs sujets dont l'importance est variable. Ainsi le génie de Jean-Sébastien Bach ne pouvait-il s'épanouir, d'une manière tout à fait logique, que dans la modernité à partir de ces deux éléments légués par l'Histoire : d'une part, un développement de l'exposition linéaire des thèmes et d'autre part, un accroissement du nombre de sujets.

Bibliographie analytique et chronologique

Marpurg Friedrich Wilhelm, Abhandlung von der Fuge nach den Grundsätzen der besten deutschen und ausländischen Meister. Berlin 1753-1754.

Traité de la fugue et du contrepoint par Marpourg (sic). Cet ouvrage est divisé en deux parties et suivi de 134 planches d'exemples. Imbault, de l'imprimerie de Charles Pougens, Paris an IX- 1801.

Gedalge André, Traité de la fugue. Première partie : De la fugue d'école. Enoch, Paris circum 1900.

Tovey Sir Donald Francis (éditeur), Forty-eigth Preludes and Fugues (doigtés par Harold Samuel)  [2 volumes]. Associated Board of the Royal Schools of Music, London  1924. Les commentaires de Sir Donald Francis Tovey sont repris dans l'édition de Richard Jones. Ce sont ceux que nous employons dans ce volume.

Dupré Marcel, Cours complet de fugue. Leduc, Paris 1938.

Keller Hermann, Das wohltemperierte klavier von Johann Sebastian Bach. Bärenreiter, Kassel 1965.

—, Le clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach (traduit de l'allemand par Pierre Auclert). « Collection Études », Bordas, Paris 1972.

—, The well - tempered clavier by Johann Sebastian Bach (translated by Leigh Gerdine). Allen & Unwin, London 1976.

Dommel-Diény Amy, Pardon Bach…. (préfaces de Ruggero Gerlin et Daniele Pistone). Éditions musicales transatlantiques, Paris 1982.

Éditions musicales commentées

Busoni Ferruccio (1894-1916), Johann Sebastian Bach Klavierwerke, Neue Ausgabe von Ferruccio Busoni, Egon Petri und Bruno Mugellini. Das Wohltemperierte Klavier, T.1 und 2. Breitkopf and Härtel, Leipzig- New-York 1894 ; 1916.

Mugellini Bruno (1871-1912) : Johann Sebastian Bach, Das Wohltemperierte Klavier, Instruktive Ausgabe von Bruno Mugellini (ad Arrigo Boito, il revisore). Breitkopf und Härtel, Leipzig : 1908 ; 1983.

The well- tempered clavier. Part I & II, Associated Board of the Royal Schools of Music. Edited and annotated by Richard Jones. Commentaries by Francis Tovey, London 1994.

Remarques

L'analyse musicale n'est pas une science exacte. On peut cependant démontrer qu'une technique d'analyse est plus rationnelle et historiquement plus adaptée qu'une autre et qu'elle se moule d'une manière logique dans le type d'écriture qu'elle veut cerner. Evidemment certains points de détails peuvent toujours prêter le flan à discussion et il n'est pas dans mon propos de vouloir faire une analyse « note à note ». Il s'agit d'une analyse polythématique et structurelle qui montre et démonte l'architecture des fugues de J.S.Bach. Ses œuvres se caractérisent par une complexité extrême. Cette complexité se traduit plus particulièrement au niveau des analyses par un imbroglio dans l'emploi de plusieurs termes tel que : sujet, contresujet, motif, épisode ou encore divertissement…

Dans un souci de clarté, j'utiliserai toujours la même terminologie pour l'ensemble de la collection, du moins dans les fiches techniques. Le terme « sujet », n'est utilisé que pour le ou les thèmes qui constituent le début de l'œuvre : c'est - à- dire l'exposition. Tous les autres thèmes qui apparaissent dans le courant de la composition sont appelés : contrepoints Dans mon analyse, chaque thème est représenté par une couleur spécifique. Les notes bicolores ne concernent que les contrepoints thématiques. Les variantes thématiques et les notes d'agréments restent en noir.

On trouve souvent un même sujet ou sa tête présenté en succession, sans aucune note de passage entre les thèmes. Pour mieux illustrer ce cas de figure j'ai parfois inséré- à partir du Clavier bien Tempéré- un petit repère au début de chaque thème pour mettre en évidence cette particularité récurrente de l'écriture.

Claude Charlier
août 2011


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