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Paris, 7 avril 2025 — Frédéric Léolla

Restauration d’un chef-d’œuvre : Siegfried par Kent Nagano

Kent Nagano. Photographie © D.R.Kent Nagano. Photographie © D.R.

La restauration d’un chef-d’œuvre comporte des risques : il se trouvera toujours quelqu’un pour dire qu’il préférait l’ancienne version — qui n’est peut-être pas la plus ancienne version, mais dans tous les cas celle que le spectateur a connue la première. Cela a été le cas du Chevalier de la main à la poitrine (Caballero de la mano en el pecho) du Greco ou des fresques de Michel Ange à la chapelle Sixtine. Cependant, si tous les goûts sont respectables, il faut aussi saluer le travail des restaurateurs qui viennent nous rendre le chef-d’œuvre dans la conception de son auteur en y enlevant, par exemple, les ajouts et les vernis qui faisaient partie de la tradition.

Il en va ainsi du travail que Kent Nagano a mené avec un groupe de spécialistes, musicologues, historiens, philologues, etc., en essayant de retrouver quelles étaient les intentions de Richard Wagner quant à l’interprétation de ses œuvres.

Ce travail est en train d’aboutir à la présentation, année après année, de tous les opéras que comporte la célèbre tétralogie L’anneau du Nibelung, dirigés par Nagano à la tête de l’Orchestre du Festival de Dresde et du Concerto Köln, avec des distributions ad hoc.

 

Si notre collègue et alma mater de ce site, Jean-Marc Warszawski a eu la chance d’assister à la Walkyrie en 2024 à Dresde, celui qui écrit ces lignes a eu la chance d’assister à Siegfried à Paris le 4 avril dernier.

Plusieurs critères non habituels sont à relever dans cette version. D’abord la présence d’un orchestre historiquement informé, en utilisant des cordes à boyaux, en fixant le diapason à 435, avec des instruments à vent similaires à ceux qu’a pu connaître le compositeur… De sorte que le son de l’orchestre n’est jamais envahissant. Ce n’est pas un orchestre « qui envoie », comme peuvent se plaire à dire certains wagnériens attachés à « la tradition ». Les équilibres entre pupitres sont plus harmonieux, les chanteurs ne sont pas obligés de tout chanter en fortissimo… Puis l’utilisation de différentes façons de prononcer l’allemand, selon les personnages, en se penchant sur des critères régionaux. Encore le fait de donner la primauté à la voix et au texte (il paraît que Wagner était catégorique là-dessus), de sorte que le chef n’impose pas ses tempi mais au contraire se plie aux tempi que la conversation exige, que le texte appelle. De ce fait, en faisant la belle part au texte, le spectateur retrouve des couleurs qu’on n’attribuerait pas nécessairement à Wagner dans Siegfried, tel le sens de l’humour. Aussi, les personnages acquièrent une essence de vérité qui parfois manque cruellement aux représentations wagnériennes habituelles. Le conflit générationnel adolescent-père adoptif, les questionnements de l’orphelin, ou les rancœurs entre vieux ennemis, par exemple, sont ainsi au centre du discours et enrichissent la lecture du tout.

Pour un si beau résultat, il fallait une équipe de haut vol. À commencer par les forces du Festival de Dresde unies à celles du Concerto Köln : un orchestre sûr, attentif, précis, passionné, avec de magnifiques solistes.

La distribution vocale était tout aussi remarquable. Thomas Blondelle, en Siegfried, n’a pas les aigus que l’on attend d’un heldentenor (« et qu’est-ce qu’un heldentenor ? » serait-on en mesure de se demander), mais il a tout le reste : voix sûre, diction parfaite et archi-claire, sens du personnage, musicalité, vitalité, volume. Son Siegfried devient référentiel de par sa fraîcheur, son sens de l’humour, sa musicalité et sa vérité. En Mime, Christian Elser, à la voix nasale, avec un beau volume et un magnifique sens du théâtre ; Derek Welton comme Wotan au timbre très noble, au legato élégant, avec un volume notable, mais non extraordinaire, plus aristocrate que divin ; Gerhild Romberger chante une Erda intelligente bien que peu impressionnante en tant que déesse des profondeurs ; intelligent et passionné en incarnant un Alberich très humain dans ses défauts, ses méfiances et ses rancunes, Daniel Schmutzhard ;  superbe en Fafner Hanno Müller-Brachman dont la couleur obscure, le son rond et la facilité d’émission font que le spectateur l’identifie directement au dragon ; superbe encore l’enfant soliste du Tölzer Knabenchor qui incarne l’Oiseau de la forêt avec naturel et sens de l’humour ; et impressionnante de par son volume, de par ses aigus tranchants, de par sa capacité d’expression, Ǻsa Jäger en tant que Brunhilde.

Quelques mouvements de scène intelligemment conçus, ainsi que la capacité auctoriale des solistes cités, unis à la clarté de la direction de Nagano, rendirent inutiles décors, costumes, lumières ou autres. Cette clarté de direction mettait en évidence combien la musique de Wagner décrit avec acuité les différentes ambiances et les actions non chantées (la lutte entre le dragon et le jeune héros ne nous avait jamais paru aussi bien décrite ni aussi palpitante).

Le public de la Philarmonie, tout à fait conquis par cette version, n’en revenait pas : un Siegfried aux couleurs nouvelles, frais et empli d’émotions : amusant, touchant, impressionnant, palpitant, exaltant.

 Frédéric Léolla
2025

Paris. Jeudi 4 avril 2025. Philharmonie de Paris. Siegfried, drame musical en un prélude et trois actes, deuxième journée de l’Anneau du Nibelung. Musique et livret de Richard Wagner. Version de concert. Avec Thomas Blondelle (Siegfried), Christian Elser (Mime), Derek Welton (Der wanderer), Daniel Schmutzhard (Alberich), Hanno Müller-Brachmann (Fafner), Gerhild Romberger (Erda), Ǻsa Jäger (Brünhilde), soliste du Tölzer Knabenchor (Waldvogel). Dresdner Festspielorchester et Concerto Köln. Direction musicale, Kent Nagano.


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