Dresden, Kultupalast, 9 mai 2024 — Jean-Marc Warszawski
Wotan (Simon Bailay), Kulturpalast Dresden, 9 mai 2024. Photographie © Oliver Killig.
Le 9 mai dernier, dans le cadre des Musikfestspiele de Dresde, nous avons eu le bonheur musical d’assister, au Palais de la Culture, à une représentation de la Walkyrie, de Richard Wagner, version oratorio avec mise en scène esquissée, par l’orchestre du festival de Dresde et le Concerto Köln réunis, sous la direction de Kent Nagano. Cinq heures d’un spectacle à faire rêver le plus ronchon des mélomanes.
Il convient peut-être de rappeler l’histoire un peu compliquée et pas toujours très claire. Siegmund (Maximilian Schmitt), épuisé, désarmé après on ne sait quelles batailles, se tient devant une demeure construite autour d’un arbre, certainement géant, on sait même que c’est un frêne. Il demande asile à la dame du lieu Sieglinde (Sarah Wegener) qui lui offre à boire. Le mari, Hunting (Tobias Hehrer), entre au bercail et accueille l’étranger respectant la sacralité de l’asile. De bavardage en bavardage, les trois et le public découvrent qu’Hunting et Siegmund sont des ennemis jurés, que Siegmund et Sieglinde sont frère et sœur jumelle et enfants du dieu Wotan. Pour être tranquille, Sieglinde mélange un soporifique à la petite tisane du soir de son mari, Siegmund récupère sans peine l’épée surnaturelle profondément enfoncée dans le frêne, là où les plus musclés ont échoué, elle le rendra invincible, demain, dans la bataille contre Hunting. Siegmund et Sieglinde tombent amoureux l’un de l’autre.
Wotan (Simon Bayley) est soucieux. Il aimerait bien que l’anneau d’or qui assure tous les pouvoirs, il l’a donnée pour services rendus au géant de la montagne, revienne en sa possession. On a beau avoir tous les pouvoirs, on rêve d’en avoir encore plus que tout. Mais son épouse Fricka (Claude Eichenberger) est intraitable. L’adultère est une ignominie, sans parler de l’effroyable inceste. Gardienne des règles, elle veut que Siegmund soit tué par Hunding. Après avoir plaidé la cause de son fils, Wotan capitule en confiant les basses œuvres à une de ses filles, la walkyrie Brünnhilde (Asa Jäger) qui regimbe. Mais on ne discute pas et on ne désobéit pas à Wotan… pourtant elle ose le faire. Alors que la lutte est engagée, elle aide son frère Siegmund et protège Sieglinde... Wotan surgit, d’un regard genre laser il défait la magie de l’épée invincible qui se brise en deux, d’un coup de lame Siegfried est étripé par son rival, qu’un claquement de doigts, Wotan tue Hunding à son tour.
Brünnhilde demande de l’aide à ses sœurs les Walkyries, chargées de recueillir les corps des héros. Elles l’envoient paître. Brünnhilde offre les deux morceaux de l’épée à Siglinde et la fait fuir dans la forêt, avant de subir la fureur de son père pourtant aimant. Il lui ôte tous ses pouvoirs surhumains, l’endort et l’enferme dans un cercle de feu que seul un vaillant courageux pourra franchir pour l’épouser. Sieglinde ? Elle est enceinte de Siegmund. Wagner est malin, il y aura une suite : Siegfried.
Centre Bechstein, Coselpalais, Dresde, 8 mai 2024, les professeures Friederike Wissmann et Susanne Rode-Breymann. Photographie © Oliver Killig.
La veille de cette représentation, nous avons assisté à un échange entre Friederike Wissmann, professeure à la haute école de musique et de Théâtre de Rostock et Susanne Rode-Breymann, musicologue, présidente de la haute école de musique, théâtre et médias de Hanover, au sujet des femmes dans les opéras de Wagner. La Walkyrie est en effet bon terrain de jeu à ce sujet. Car au bout du compte c’est Sieglinde (avec Siegmund) qui transgresse les règles morales du temps de Wagner, et c’est bien Brünnhilde qui a la stature courageuse et désobéissante d’un héros, c'est bien le dieu Wotan qui cède à Fricka.
Centre Bechstein, Coselpalais, Dresde, 8 mai 2024, Volker Kraft (piano), Peter Wagner (Siegmund et Hunting), Marianna Linden (Sieglinde). Photographie © Oliver Killig.
Mais encore, cette soirée d’avant nous fit entrevoir et percevoir le travail entrepris pour ce projet Der Ring des Nibelungen, « historiquement informé », dont cette Wakyrie est le second épisode sur quatre. À venir, Siegfried en 2025 et Le Crépuscule des dieux en 2026. Je ne crois pas à cet « historiquement informé ». D’abord parce que cela ne veut rien dire, ensuite parce qu’on ne peut pas reconstruire le passé. Si on ne comprend pas l’aporie qui surgit dans le fait d’enregistrer des cédés de musique baroque « historiquement informée », ou donner une Walkurie « comme cela sonnait au temps de Wagner » dans un magnifique auditorium de 2017, on peut se faire du souci. Par contre, l’artiste, y compris l’interprète, a tous les droits, il n’ à pas à justifier sa démarche, puisque ce qu’il offre au public est la seule justification possible. Mais il peut bien sûr s’inspirer du passé. Ainsi ce travail sur la déclamation, « reconstruction » d’une soirée de 1856, où Liszt fit l’orchestre au piano et où Wagner et une amie cantatrice déclamèrent (ce qu’on appelle le mélodrame) le premier acte de la Walkyrie. La prestation de Volker Kraft (piano), Peter Wagner (Siegmund et Hunting), Marianna Linden (Sieglinde) fut tout à fait étonnante, convaincante et émouvante.
Siegmund (Maximilian Schmitt) et Sieglinde (Sarah Wegener). Kulturpalast Dresden, 9 mai 2024. Photographie © Oliver Killig.
Le « Dresdener Festspielorchester » a été créé en 2012, recrutant dans le monde entier parmi les meilleurs musiciens jouant des instruments anciens. Le Concerto Köln, chambriste âgé de quarante ans, autogéré, sans chef, est connu pour ses collaborations avec le dirigeant René Jacob, le pianofortiste et claveciniste Andreas Staier et récemment pour accompagner la magnifique soprano Jeanine de Bique. Leur « relecture de Wagner » est associée au chef d’orchestre Kent Nagano.
Donc un orchestre de cent musiciens, cordes en boyau, vents et bois milieu xixe siècle… Difficile à dire s’il y a vraiment rupture sonore avec l’orchestre « moderne » et en quoi. En tout cas, la spécificité sonore, par rapport aux instruments modernes, est moins marquée que pour la musique dite baroque ou même les pianoforte.
Mais quelle beauté sonore et quelle homogénéité, quelle cohérence, pour un orchestre qui n’est tout de même pas un ensemble régulier ! Il peaufine un son d’une longue et large profondeur, qui ne frappe jamais frontalement, même dans les climax. Il y a de la rondeur, comme écrêté des brillances de surface, comme on les aimait du temps de Karajan, qui sont en fait une projection surajoutée d’harmoniques séduisantes, mais qui en réalité brouillent le son. Comme un vernis cachant le chatoiement naturel d’un bois. C’est en fait un orchestre en exercice de pureté où l’on entend tout. C’est un immense plaisir, mais c’est aussi pour les musiciens et le chef une immense gageure… totalement tenue.
Un chef d’ailleurs méticuleux, protégeant, particulièrement dans le premier acte, les chanteurs, en retenant l’orchestre, qu’il lâchera par la suite au gré de la tension dramatique montante, pouvant noyer cette fois les chanteurs. De ce point de vue, on aurait aimé un Wotan avec un peu plus de coffre, affirmant mieux vocalement son pouvoir de dieu des dieux, mais qu’il soit submergé par l’intensité dramatique de l’orchestre est aussi un effet théâtral saisissant. Tous les rôles sont bien caractérisés, respectés avec un choix mettant en avant des dilemmes forts humains avant les vocalises, et dans le fond, il n’y a qu’Hunting, plus entier, beauf à la grande gueule qui braille haut et fort (et magnifiquement). Retenons toutefois le « Hoïotoho ! Hoïotoho ! » (l’appel des Walkyries) que lance Gerhilde (Chelsea Zurflüh) au tout début du 3e acte. Surnaturel, là ça nous a mis les poils. Cette chevauchée des huit Walkyries est un moment, un intermède de pure virtuosité vocale, dans un ensemble où on a plutôt choisi l'élégance de la prosodie et l'intériorité dramatique, plutôt que l'extériorité de la vocalise virtuose.
Brünnhilde (Asa Jäger), Wotan(Simon Bailey), les Walkyries Gerhilde (Chelsea Zurflüh), Grimgerde (Eva Vogel), Rossweise (Marie-Luise Dressen), Helmwige (Natalie Karl), Siegrune (Ida Aldrian), Ortlinde (Karola Sophia Schmid), Schwertleite (Jasmin Etminan), Waltraute (Ulrike Malotta). Kulturpalast Dresden, 9 mai 2024. Photographie © Oliver Killig.
La version oratorio avec jeu d’acteur et esquisse de mise en scène est une excellente option, qui libère l’imagination et permet de se concentrer sur la musique et le livret, projetés au-dessus de l’ouverture de scène, dont la poésie n’est pas des plus faciles à suivre.
C’est vraiment un privilège de pouvoir assister à de telles soirées, musicalement entre aurore et Crépuscule des Dieux.
Pour revenir au jour d’avant, à la discussion entre les professeures Friederike Wissmann, et Susanne Rode-Breymann, on peut se demander si l’imagination héroïque de Wagner n’est pas en partie autobiographique, lui qui aimait séduire les femmes mariées. Wotan plaide la cause devant Fricka « Un couple sans amour, ça ne vaut pas un clou », mais encore, la répudiation de sa fille Brünnhilde, pourtant aimée, n’est-elle pas celle de Christiane Wilhelmine, Mina, la première femme de Wagner, qui comme Brünnhilde avec Wotan, l’a fidèlement servi et sans laquelle il ne serait peut-être pas devenu ce qu’il a été ? On peut aussi disserter sur le bric-à-brac féérique et de son origine nordique. Mais on est en fait dans un mélange de clichés des contes de partout au monde, nourrissant puérilité et émerveillement des enfants et des enfants devenus adultes : l’épopée arthurienne, la quête du Graal (de l’anneau), l’épée Escalibure, la guerre des clans comme dans Roméo et Juliette, La Belle au bois dormant, et même L’Anneau enchanté1, de ce conte russe, dans lequel le pauvre « Martin fils de veuve » sauve la vie d’une princesse prisonnière d’un cercle de feu et obtient en récompense un anneau d’or qui donne bien des pouvoirs, sauf celui d’être aimé.
1. L’anneau enchanté, dans « Contes russes, traduits d’après le texte original et illustrés par Léon Sichler ». Ernest Leroux, éditeur, Paris, 1886, p. 193-208.
Jean-Marc Warszawski
9 mai 2024
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