Propos recueillis par Frédéric Léolla —
Kent Nagano. P¨hotographie @ Julia Marois.
Il n’est pas facile d’obtenir un rendez-vous avec Kent Nagano. Et pour cause ! c’est un des chefs d’orchestre les plus prestigieux de sa génération. Depuis ses débuts, épaulé par Leonard Berstein, en passant par son travail avec l’Opéra de Lyon ou avec celui de Bavière ou celui de Hambourg, Nagano a toujours fait preuve d’une grande indépendance d’esprit, toujours plus attentif aux œuvres qu’il interprète qu’à ce que la critique ou le public s’attendent à écouter. Son passage au Théâtre des Champs-Élysées, par exemple, il y a plus de dix ans avec une Walkyrie en version de concert toute en subtilités qui reste dans les mémoires du public parisien.
Grâce à l’insistance et au prestige de Jean-Marc Warszawski, nous obtenons finalement ce rendez-vous.
Nagano nous accueille avec un grand sourire. Nous tentons d’évoquer son actualité. Il parle un très joli français, très fluide, que de temps en temps il émaille d’expressions américaines.
Après avoir parlé de sa nomination à la tête de l’Orquesta y Coro Nacionales de España, qui, de son propre aveu, le touche particulièrement en tant que californien, évoquant les liens entre l’Espagne et la Californie et en général les apports espagnols aux arts, la littérature et la musique occidentaux, nous lui demandons :
Frédéric Léolla : Pouvez-vous avancer un argument pour que le public vienne voir Il viaggio di Dante1, l’opéra que vous êtes en train de répéter en ce moment à l’Opéra de Paris ?
Kent Nagano : Il y en a beaucoup ! Autant la musique que le livret sont très bien. Mais, pour ne citer qu’un seul argument… Vous savez, souvent les gens connaissent de loin La Divine Comédie de Dante, au mieux ils l’ont lue il y a longtemps. Je m’y suis replongé tout naturellement pour préparer ces répétitions et j’en ai été incroyablement surpris : ont dirait que c’est écrit non pas en 1 300 mais plutôt hier même ! Les affaires de corruption, les actes de barbarie, les ruses et la malhonnêteté des puissants… En ces temps où les valeurs semblent vaciller, où règne l’incertitude, nous avons besoin des arts, ce sont les arts, la poésie, la musique, qui nous donnent une assise. Et puis Dante soulève une réflexion : qu’est-ce aujourd’hui « le péché » ? En dehors d’un sens purement religieux, dans un sens moral ou social, qu’est-ce ?
FL : Le maestro est un flot de paroles, et le temps passe vite en l’écoutant. J’essaie de passer au troisième pan de son actualité, Wagner, dont il présente, le 4 avril, Siegfried en version de concert à la Philarmonie parisienne avec des instruments d’époque.
KN : Ah, ça fait longtemps que Wagner est à mon répertoire. Et je suis toujours soucieux de savoir quel serait le point de vue du compositeur quand j’interprète une œuvre. Je suis moi-même compositeur et j’ai eu la chance de côtoyer des compositeurs de la taille de Berstein, d’Olivier Messiaen, d’Henri Dutilleux ; j’ai interprété leurs œuvres en leur présence, j’ai eu la chance de pouvoir avoir leurs avis avant et après. Et j’ai pu aussi assister à des exécutions de ces mêmes œuvres qui parfois étaient très loin de l’esprit de l’auteur. En principe il y a une « tradition wagnérienne » très forte. Mais, outre que les traditions wagnériennes peuvent être parfois contradictoires, c’est quoi « la tradition » ? : ce qu’un interprète a fait un jour et que tous les interprètes suivants se sont mis à imiter ? Est-ce vraiment la pensée de l’auteur ? Le diapason par exemple : aujourd’hui on interprète Wagner avec un diapason brillant, mais Wagner lui-même refusa d’aller à Londres parce que le diapason qui s’y utilisait à l’époque lui semblait trop haut. Et puis ces orchestres colossaux actuels qui ne peuvent que couvrir les chanteurs, Wagner détestait qu’on couvre les chanteurs.
FL : Est-ce que, en ce sens, le concert donné, avec le texte récité…
KN : Récité ?
FL : Parlé, avec le texte parlé. Le concert qui a été donné la saison dernière à Dresde en évoquant celui où Wagner avait récité le premier acte de la Walkyrie accompagné au piano par Litszt2, ce travail sur la parole, est-ce qu’il a eu une influence sur les chanteurs et sur votre conception même de l’œuvre de Wagner ?
KN : Ah oui, en effet. Pour Wagner la priorité était le texte. En effet. Pour cela il faut un orchestre clair. En ce sens, les cordes en boyaux, les instruments d’époque ne sont pas un caprice. Et c’est merveilleux de travailler avec Concerto Köln et le Dresdnerfestspielorchester. Vous savez, ça fait dix ans qu’on travaille sur ce projet. Dix ans. Ce n’est pas seulement moi, loin de là, c’est toute une équipe. Une équipe de musiciens, musicologues, experts… Par exemple il a fallu faire appel à des experts sur la langue allemande et faire des choix. Faut-il prononcer comme on prononce maintenant l’Allemand, ou le faire comme au xixe siècle ? L’Allemand standard ou celui d’un Land ou d’un ancien État concrètement ?
FL : Mais comment approcher des intentions de Wagner ?
Il y a une documentation très importante : outre ses écrits théoriques, Wagner a laissé une correspondance où il parle de l’interprétation, il a laissé des notes qui portent sur des aspects concrets soulevés pendant les répétitions, il y a aussi les écrits et les notes laissés par ses collaborateurs recueillant les indications orales du maître, puis les propos rapportés et recueillis dans des mémoires de collaborateurs, amis et autres témoins de l’époque… Alors, la question n’est plus s’il faut faire ou pas du rubato, mais plutôt quel type de chant, et selon les moments s'il faut avoir recours à la déclamation plus qu’au chant, ou bien au belcanto tel qu’il se pratiquait au temps de Wagner, ou bien se soucier du vibrato, que Wagner réservait aux moments d’émotion. D’ailleurs, nous avons fait appel à des chanteurs qu’on ne qualifierait pas nécessairement de « wagnériens ».
Nous resterions des heures à écouter le maestro, mais je ne suis pas le seul à le solliciter, je m’éclipse donc non sans l’avoir remercié de son accueil chaleureux.
Il profite des derniers instants pour faire des blagues sur le surf (qu’il continue de pratiquer), les vagues à Hambourg, les inexistantes vagues à Paris ou ses préférées, celles de San Francisco.
Et je sors avec l’impression d’avoir parlé avec un ami, aussi savant que cordial, aussi intelligent qu’amusant. Un ami passionné et passionnant.
Frédéric Léolla
Paris, 13 mars 2024
1. Opéra de Pascal Dusapin, sur un livret de Frédéric Boyer, Palais Garnier, du 21 mars au 9 avr'il 2025.
2. La Walkyrie : opération pureté à Dresde.
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Dimanche 13 Avril, 2025 16:48