Programme de Madam Butterfly, Opéra de Detroit, 8 avril 1907 (première). Detroit Historical Society.
Musique de Giacomo Puccini, sur un livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, d’après la pièce de David Belasco et le conte de John Luther Long, créée en 1904, Milan, Teatro alla Scala.
L’action a lieu au Japon, à Nagasaki. Cio-cio-san, jeune geisha, a épousé selon le rite japonais le capitaine de bateau américain Pinkerton. Elle a été même reniée par toute sa famille parce qu’elle s’est convertie au christianisme pour lui. Hélas, il est parti et ne semble plus devoir revenir, au grand dam de la jeune Japonaise qui a eu un enfant. Lorsque Pinkerton revient après plus de trois ans, c’est au bras de celle qu’il considère sa « vraie » épouse, une Américaine. Il prétend récupérer l’enfant eu avec Cio-cio-san. Celle-ci y consentira, mais, accablée de douleur, se suicidera.
Pinkerton épouse Cio-cio-San au Japon au 1er acte. Quand il se remarie, doit-on supposer entre le premier et le deuxième acte, avec une Américaine, il devient bigame...
Certes on pourrait dire avec Goro (2e acte) que selon la loi japonaise, par l’écoulement de trois ans de manque de vie conjugale, il y a eu répudiation au Japon, et donc le mariage japonais est dissout. Mais le mariage américain n’a-t-il pas eu lieu avant l’écoulement du délai fixé par la loi japonaise ? Et puis, quel droit doit-on appliquer à Pinkerton, le droit du lieu du mariage (ius soli) ou le droit de sa nationalité (ius personnae), le droit américain qui n’admet pas la dissolution du mariage sans intervention du juge, tel que l’explique naïvement Cio-cio-san ?
Dans tous les cas, et si nous oublions ces broutilles légalistes, nous pouvons nous demander pourquoi Pinkerton agit-il de la sorte. Il sait d’avance qu’il va quitter Cio-cio-san. Pourquoi donc l’épouser ? D’autant plus que quand il fait sa connaissance, elle exerce le métier de geisha : le mariage n’était donc pas la seule façon « d’assouvir le désir de l’officier américain »…
Est-ce du pur cynisme ? Alors pourquoi voudrait-il récupérer l’enfant ? Pourquoi chanterait-il son beau « Addio fiorito asil » si empreint de nostalgie (qui certes n’existait pas dans la version initiale de l’œuvre, mais qui toutefois existe maintenant) ?
Pinkerton est sans doute un égotique. Il ne voit dans le monde que lui-même, ses propres envies, et ce qu’il voit de près. Nous sommes tous d’accord.
Giacomo Puccini, Madama Butterfly, « Un bel dì, vedremo », Metropolitan Opera Chorus and Orchestra, Angela Gheorghiu, sous la direction de Ion Marin, Prospect Park, New York City, 20 juin 2008.Nova Thomas dans le rôle de Madama Butterfly, Indianapolis Opera. Photohraphie © Kelly, Denis Ryan Jr.
Pinkerton est un américain, un Occidental qui regarde le monde comme son « terrain naturel de conquête », il a le même esprit que le Vasco de Gama de l’Africaine de Meyerbeer/Scribe (rappelons son superbe « O paradis » dont la musique est si envoûtante et les paroles quelque peu « colonialistes » pour nos oreilles actuelles). Pinkerton regarde le Japon et ses habitants avec la curiosité condescendante et la sensation de supériorité de l’entomologiste amateur (la référence du livret aux papillons que l’on épingle est très claire). C’est aussi une explication, nous sommes encore d’accord.
Mais il faudrait aussi relever que peut-être le fait que Cio-cio-san exerce le métier de geisha avant de se marier y est pour quelque chose dans le comportement de Pinkerton. Aurait-il agi de la même façon avec une dame de la bonne société japonaise ? Avec la fille d’un notable que Pinkerton aurait connu lors d’une réception huppée chez le consul Sharpless ? La chose n’est pas sûre, et Sharpless lui-même aurait été le premier à tout mettre en œuvre pour que le drame ne se produise pas. Cependant Pinkerton a connu Butterfly grâce à l’entremetteur Goro, et il sait que Butterfly avant le mariage exerçait en tant que geisha. Pour lui, en l’épousant, il lui rend service. Il la « tire de là » — au moins pour un temps, s’en assurant par ailleurs « la jouissance en exclusivité ». Après cet interlude américain, Butterfly retournerait logiquement à son vieux métier ou elle se remarierait comme elle suggère elle-même à l’acte II. Pinkerton lui fournit même une maison et des servants —- qui, nous pouvons supposer, ne lui coûtent pas non plus grand-chose et qu’il tient tout naturellement à récupérer lorsqu’il revient au Japon avec sa « vraie femme » au 3e acte. Quelque part « il est sympa ». Tant et si bien que Cio-cio-san y croit (« ella ci crede »). De là vient la tragédie, du fait qu’elle croit vraiment à son changement de fortune et qu’elle ne veuille y renoncer par la suite.
Giacomo Puccini, Madama Butterfly, Libertas Choir and Orchestra, sous la direction de Johann de villiers, Endler Hall, Stellenbosch, 26 et 27 novembre 2022.Maquettes de costume par Marcel Mültzer, pour Géraldine Farrar dans le rôle de Madama Butterfly.
Mais Pinkerton ne se serait marié avec elle s’il avait eu le moindre soupçon que son mariage japonais pouvait être considéré comme un vrai mariage, pas plus que les héros de Sapho (Massenet/Cain et Bernède) et La traviata (Verdi/Piave) n’ont cherché à se marier - et puis souvenons-nous de l’esclandre de Fernando de La favorite (Donizetti/Royer, Vaëz et Scribe) en apprenant la « condition » de sa toute nouvelle femme.
En ce sens, notre américain est loin d’être un monstre. C’est tout simplement un monsieur comme tant d’autres dans le public (du temps de Puccini et peut-être aussi de maintenant). C’est peut-être aussi pour cela que la version révisée de Brescia a été triomphale alors que la première de Milan avait reçu un mauvais accueil : Pinkerton ayant désormais perdu son cynisme froid, le public masculin peut s’y identifier.
La bigamie de Pinkerton a sans doute fait rêver plus d’un spectateur, avivant le fantasme d’un « amour dans chaque port » tout en restant « classieux » et « honnête », tout en gardant, en Occident, dans le pays natal, une « vraie épouse » et un « vrai foyer ». D’autant plus que les allusions sexuelles du livret sont de toute évidence, et une fois le rideau tombé au 1er acte, tout le parterre sait bien ce que l’américain et la Japonaise sont en train de faire lors de leur nuit de noces…
Bien sûr, ce rêve étant un fantasme interdit et moralement condamné, la chose finit mal : Pinkerton aura beaucoup de remords à partir du 3e acte. Mais en fin de compte il ne s’en tire pas si mal si l’on compare son sort à celui de Cio-cio-san, qui passe deux actes à se morfondre pour n’en arriver qu’au suicide.
Pinkerton est l’égoïste qui veut qu’on l’aime à tout prix — preuve plus forte que toutes, d’égoïsme : il agît selon son bon vouloir, mais sourit et charme toujours. Un peu comme un pays colonisateur qui ravage et asservit selon ses envies, tout en se donnant bonne conscience par des gestes de « charité », « d’évangélisation » et autres constructions d’autoroutes.
Dans le livret, la femme américaine se proclame « cause innocente du malheur » de Butterfly et lui demande de la pardonner — ce qui n’est pas si loin, en essence, des duos Bolena-Seymour (Anna Bolena – Donizetti/Romani) ou Norma-Adalgisa (Norma - Bellini/Romani), pour ne citer que deux exemples de « solidarités féminines » qui marchent bien à l’opéra. Nous, nous aurions tendance à penser que s’il y a un coupable, ce n’est que le bigame, M. Pinkerton, et tous les préjugés qui l’ont fait se conduire de la sorte.
Mais il est bien connu que dans l’opéra de répertoire les fautes des hommes ce sont les femmes qui les payent. Ça fait pleurer, ça émeut, c’est injuste et c’est bien. Car ça correspond aux stéréotypes du xixe siècle : l’homme agît et se trompe, la femme n’agît pas et subit l’erreur de l’homme jusqu’aux dernières conséquences. Ça s’appelle « l’esprit de sacrifice ». Et les femmes sont censées l’arborer avec fierté.
Frédéric Léolla
14 novembre 2024
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Vendredi 15 Novembre, 2024 0:47