Théâtre des Champs-Élysées, 5 novembre 2024 — Frédéric Norac
Théâtre des Champs-Élysées, La Passion selon saint Jean. Photographie © Mirco Magliocca.
Dans cette version mise en scène et chorégraphiée de la Passion selon saint Jean, Sasha Waltz a d’évidence voulu remettre l’humain au centre du propos. Cela est particulièrement frappant dès les premières images, ce groupe de danseurs nus s’avançant vers le public, portant le vêtement qu’ils viennent de coudre, sur la prière angoissée du chœur d’entrée, « Herr, unser Herr » (« Seigneur, notre maître »). Plus tard, c’est le désespoir coupable de Pierre, chanté et dansé sur le plateau qui cristallisera le propos. Au final, ce charnier dont s’élève le lamento de la soprano, « Mein Jesu ist tot » (« Mon Jésus est mort ») nous renvoie à l’idée d’une humanité abandonnée par tout espoir d’être sauvée et aux terribles désastres qui nous entourent.
Si la figure du Christ est présente, c’est plutôt de façon allusive, comme une lointaine référence, tantôt homme tantôt femme selon les séquences, mais surtout comme une image humaine de la souffrance et du sacrifice. L’idée du péché originel, en revanche, est omniprésente, incarnée par ce couple nu, tout droit sorti de la peinture religieuse du xvie siècle, et qui reparait dans le seul moment lumineux et allégé de cette vision sombre, pour danser un slow langoureux au milieu du corps de ballet en extase lorsqu’est évoqué enfin l’espoir d’une possible rédemption.
Théâtre des Champs-Élysées, La Passion selon saint Jean. Photographie © Mirco Magliocca.
Visuellement l’adaptation est d’une grande richesse, et le flot d’images ininterrompu paraît parfois un peu abscons, nous renvoyant à la transfiguration picturale avec un jeu sur le cadre qui fait bientôt apparaître un véritable triptyque animé, inspiré semble-t-il, du célèbre retable d’Issenheim. Les mouvements chorégraphiques collent toujours à la perfection aux rythmes et à l’expressivité musicale, mais paraissent moins parlant dans la première partie. Un superbe travail sur la lumière complète cette vision et culmine, si l’on peut dire, dans le noir total (scène et salle comprises) dans lequel le contre-ténor chante le célèbre « Es ist vollbracht » (« Tout est consommé »).
Musique, danse et théâtre s’interpénètrent en permanence, avec les instruments solistes sur la scène, les musiciens et les choristes étant parfois appelés à danser eux-mêmes, renforçant cette idée de collectif et d’un corps unique qui vit cette passion, tel ce violoniste au tout début du spectacle dont on se demande un instant s’il n’est pas un danseur déguisé tant sa prestation est convaincante.
À la musique de Bach ont été ajoutées deux interventions électroacoustiques du compositeur Diego Noguera. La première en introduction crée ce climat de tension sur lequel va se bâtir la représentation. Dans la seconde, à l’intervalle entre les deux parties, les danseurs martèlent le sol comme pour enfoncer les clous de la crucifixion. Dirigeant son ensemble de la Cappella Mediterranea, réparti de chaque côté du proscenium où se déroule le ballet, Leonardo Garcia Alarcon donne une lecture puissante et âpre du chef-d’œuvre de Bach, remarquablement servie par un quintette de solistes de premier plan, depuis l’évangéliste très sobre de Valerio Contaldo jusqu’au Pilate superbement timbré de Gerog Nigl, en passant par le Christ imposant de Christian Immler, dans les rôles « identifiés ». Dans les parties de soprano, Sophie Junker fait valoir une voix suave et expressive, le contre-ténor Benno Schachtner, une certaine fragilité dans les airs d’alto et le ténor Mark Milhofer, un timbre central et des aigus un peu tendus dans son premier air.
Théâtre des Champs-Élysées, La Passion selon saint Jean. Photographie © Mirco Magliocca.
Les chœurs réunis de Namur et de l’Opéra de Dijon (où le spectacle a été donné en mars dernier) se déploient dans la salle et donnent une présence d’une grande force aux « turba » comme aux chorals.
Si les danseurs, les chœurs et les solistes reçoivent tour à tour le salut enthousiaste du public, on comprend mal la bronca qui accueille la chorégraphe elle-même. Son travail s’impose pourtant avec une évidence totale, dans sa virtuosité et sa sincérité, sauf à ne pas accepter la démarche et de dans ce cas, pourquoi simplement ne pas s’abstenir d’y assister ? Les versions classiques du chef-d’œuvre de Bach sont assez nombreuses pour satisfaire les « traditionnalistes » que toute expérience dérange.
Frédéric Norac
novembre 2024
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