Opéra de Leipzig,18 mars 2024 —— Jean-Luc Vannier.
P. I. Tchaïkovski. Leipziger Ballett. Photographie © Ida Zenna.
« Je veux conjoindre vulnérabilité et thérapeutique » écrit Cayetano Soto à propos de son étude chorégraphique Piotr Ilitch Tchaïkovski présentée dimanche 17 mars à l’opéra de Leipzig après la première intervenue en janvier dernier. Une remarquable performance du Leipziger Ballett dont Rémy Fichet prendra la direction en 2024/2025. Performance enrichie par divers extraits des pièces musicales du compositeur interprétées par le Gewandhausorchester sous la baguette de Christoph-Mathias Müller. Le chorégraphe espagnol qui se plaît à brouiller les pistes et à déjouer tous les pronostics, a complété son travail, à l’origine composé d’un seul acte, par une seconde partie. Ce qui n’exclut pas une certaine redondance. Seconde partie qui reprend, nous dit-on, des éléments de la première mais en désordre : d’où l’incongruité — qui ne semble pas en constituer une pour le chorégraphe — d’évoquer les principales dates biographiques de Tchaïkovski dans le deuxième volet et ce, alors que le « premier acte » développe largement des pans entiers de sa vie.
Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de nos surprises. Pour le dire franchement, l’opéra de Leipzig aurait très bien pu faire l’économie du programme imprimé : toutes les indications très précises et ponctuées de nombreuses références — lettres du compositeur qui seront lues en début de chaque tableau, indication des œuvres jouées pour chaque section —, toutes les intentions du chorégraphe énumérées dans ce texte et à même de fournir des repères pour le public, sont invariablement ignorées. Sans parler de l’interrogation soulevée par le titre de ce programme « Contradiction permanente ? » (Ständiger Widerspruch ?) : superbe ambiguïté de la formule dont nous ne savons si elle s’applique au compositeur lui-même ou à la coopération du chorégraphe avec Dario Susa. Peut-être devons-nous tenir cette équivoque pour le premier point de capiton — les « anknüpfungspunkte » selon Cayetano Soto — permettant de « faire tenir ensemble » ce maelström labyrinthique de signifiants.
P. I. Tchaïkovski. Leipziger Ballett. Photographie © Ida Zenna.
« Il n’aime pas particulièrement la musique » nous confie après le spectacle Carl van Godtsenhoven, l’un des éminents danseurs de la compagnie. Lequel ajoute à propos du finale de la symphonie n° 6, dite « Pathétique » dont les poignants Adagio lamantoso et Andante dictent — à condition de se laisser émouvoir — une gestuelle intensément poétique : « il va contre ce qu’il est logique de faire ». Oubliée donc la version « historique » de Balanchine qui, vers la fin de sa vie, chorégraphia sur ce dernier mouvement de la « Pathétique », le souvenir d’une cérémonie religieuse orthodoxe qui l’avait, vers l’âge de 6 ans, profondément ébranlé (Toni Bentley, Serenade, A Balanchine Story, Pantheon Books, NY, 2022, p. 114).
Anecdote supplémentaire : lors de la scène ultime, des paillettes tombent comme une averse sur le plateau. Impression « agréable », précise encore Carl van Godtsenhoven, pour les danseurs et les danseuses qui évoluent pieds nus. Impression dont on devine — entre les lignes — les accents de suavité, pour ne pas dire de plaisir. Le chorégraphe aurait pu, à condition d’être à l’écoute des éprouvés de ses danseurs, utilement s’en inspirer pour son étude. Si elles amplifient l’énigmatique perception du compositeur, ces déroutantes apories entre la mélodie et les mouvements sont par surcroît exacerbées par des jeux syncopés de lumières qui alternent aveuglement du public et clair-obscur du plateau.
Relevons toutefois quelques invariants dans cette chorégraphie : en premier lieu, la prégnance marquée dans ce travail de la relation des corps avec le sol. Entre contiguïté et dépendance, les danseurs et les danseuses ne parviennent à s’extraire de cette gangue tellurique — comme Tchaïkovski dans la vie ? — qu’au prix de redoutables efforts physiques. Tout comme les mouvements d’ensemble dont l’impression d’une dynamique stoppée, celle d’un élan réprimé, trahissent — avec une rare abstraction — les obstacles qui surgissent sur le chemin : celui de la reconnaissance au cœur des angoisses du compositeur ? Angoisses accompagnées par autant de cris de rage et de désespoir poussés par les danseurs. Passons sur la présence « lunaire » du cosmonaute et sur celle des danseurs habillés en robe, ersatz d’un wokisme aux tristes accents de « déjà-vu » : qui se veut dans le vent subit un destin de feuille morte. Notons in fine que les « Pas de deux », plus élaborés et aériens que les passages collectifs, atténuent les audaces du chorégraphe dont l’Ego se doit sans doute d’accepter de passer sous les Fourches Caudines des règles usuelles de la danse. Sans toutefois renoncer à une gymnique plus proche de l’acrobatie que de la poésie.
P. I. Tchaïkovski. Leipziger Ballett. Photographie © Ida Zenna.
Plus éloquentes et expressives, nonobstant leur prolixité, la multiplication des mouvements rythmiques masturbatoires ainsi que celle, lors de la première entrée en scène des danseurs, de manifestations d’une désarticulation cataleptique : les membres figés ou les tremblements réitérés devraient-ils aussi nous rappeler les « crises de larmes » nocturnes du tout-petit Piotr Ilitch ? « Dans ses insomnies, il criait « Ah ! cette musique ! Cette musique ! » rapporte Nina Berberova (Tchaïkovski, Biographie, Actes Sud, 1987, p. 30). Devons-nous nous contenter des approximations nosographiques de Gerald Abraham — l’un des biographes du compositeur — qui évoque une névrose alors que les symptômes dénoteraient davantage une structure prépsychotique ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer son homosexualité comme une conduite perverse trans-structurale, voire une perversion — « la névrose est le négatif de la perversion » rappelle Sigmund Freud dans ses « Trois essais sur théorie sexuelle » (OCF, VI, 1901-1905, PUF, 2009, p. 99) — et tenir son frénétique acharnement à l’écriture musicale pour un soutien — une « suppléance » écrirait un lacanien — destiné à retarder son entrée dans la psychose avérée ?
Pour qualifier le travail de Cayetano Soto, Mikiko Arai, son assistante chorégraphique affirme : « imprévisible, esthétique, émotionnel, agressif et complexe ». C’est dire toute notre circonspection à l’issue de la représentation.
Jean-Luc Vannier
Leipzig, 18 mars 2024
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Vendredi 22 Mars, 2024 22:45