Last Work. Hessisches Staatsballett. Photographie © A. Etter.
« Il faut faire le pas de côté pour retrouver l’axis mundi » aurait enseigné Pythagore à ses disciples de Crotone. Cet « axis mundi » était peut-être cette « runner » — puisque telle est sa dénomination dans le programme — qui a, inlassablement et pendant les soixante minutes de Last Work d’Ohad Naharin présenté vendredi 13 décembre au Grimaldi Forum, poursuivi sa course linéaire sur un tapis roulant en fond de scène. Et ce, dans la plus complète indifférence des évolutions qui se sont succédé sur le plateau. Le premier danseur du Hessisches Staatsballett qui vient rompre ce tableau entre justement par une multiplication prudente, tout en retenue, presque hésitante par leur lenteur, de pas latéraux. Des arrangements musicaux de Grischa Lichtenberger dignes d’une bradycardie, un battement cardiaque ralenti, soutiennent ce saisissant contraste scénographique (Zohar Shoef).
Il est progressivement rejoint par d’autres. Mais chacun développe, de façon indépendante et dans une apparente autonomie, une gestuelle gracieuse, élégante et qui témoigne d’un mode très personnel d’expression. Une indépendance et une liberté qui ne sauraient toutefois signifier l’isolement et ce, en raison d’une savante chorégraphie qui relie mystérieusement les danseurs les uns aux autres : ici des mains se frôlent furtivement, là l’espace de la rencontre inopinée entre deux danseurs recèle un code secret à même de définir la suite de leur évolution. Nous retrouvons cette mise en exergue de l’individuel subtilement « connecté », signe du travail d’Ohad Naharin tel que nous l’avions découvert au Monaco Dance Forum de 2011 avec le Batsheva Ensemble.
Last Work. Hessisches Staatsballett. Photographie © A. Etter.
Le sens du particulier n’obère d’ailleurs pas, chez ce chorégraphe, l’esprit du collectif. Ce serait même cette dichotomie entre les deux qui caractériserait son étude chorégraphique. Dès le second tableau, une masse humaine se forme, puis se délie dans une parfaite synchronisation qui laisse advenir, en rupture avec le « runner » qui persiste, infatigable, dans son effort, une surface jonchée de corps couchés à même le sol : corps en catalepsie — un bras demeure tendu signifiant l’interruption abrupte d’un mouvement en cours — dont l’immobilisme tranche, une fois encore, avec l’action. Cette incessante aporie trouve son apogée dans un troisième tableau où, après un changement vestimentaire, les danseurs ressemblent à des ministres du culte : pas de signe ostentatoire indiquant avec précision l’un des monothéismes mais des attitudes et des gestuelles d’une haute spiritualité comme celles susceptibles d’être inspirées par une transe intérieure.
Ce qui pourrait faire office de dernier tableau renoue avec les racines profondes de l’œuvre d’Ohad Naharin avec la Batsheva Dance Company : dans un rythme qui s’accélère pour en devenir effréné, les danseurs du Hessisches Staatsballett se déchaînent sur scène tel un embrasement pulsionnel similaire à celui qui ponctuait la production de 2011. Le collectif implose dans une déliaison corporelle survoltée jusqu’au moment où l’un des danseurs parvient, à l’aide d’une bande adhésive, à scotcher et à « relier » les danseurs un à un. Conclusion hautement symbolique et que chacun interprétera à sa façon : impérieuse sodalité afin d’assurer la pérennité d’une communauté de destin ou… dénonciation des entraves atrophiantes à la liberté humaine ?
Last Work. Hessisches Staatsballett. Photographie © A. Etter.
Interprètes : Greta Dato, Sayaka Kado, Kennedy Kallas, Meilyn Kennedy, Mei-Yun Lu, Milica Mucibacic, Marie Ramet, Rita Winder, Jorge Moro Argote, Peng Cheng-Yang, Ramon John, Masayoschi Katori, Marcos Novais, Yamil Ortiz, Alessio Pirrone, Anthony Pucci, Taulant Shehu, Tatsuki Takada.
Runner : Vanessa Shield.
Monaco, le 15 décembre 2024
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 15 Décembre, 2024 23:52