29 septembre 2024, —— Jean-Luc Vannier.
Ilyà Dovnar (Tancredi) et Ambra Biaggi (Clorinda). Photographie © Herwig Prammer.
Dans son essai « Au-delà du principe de plaisir » (1920, OCF, XV, 1916-1920, PUF, 2012, p. 295), Sigmund Freud illustre « cet éternel retour du même » chez l’être humain, lequel « ne peut que se manifester dans la répétition des mêmes expériences vécues ». Et de citer comme « la présentation poétique la plus saisissante d’un tel trait du destin » l’épopée de Le Tasse (1544-1595) « Gerusalemme liberata » (1581) : le héros Tancrède a, sans le savoir, tué Clorinde qu’il aimait alors qu’elle combattait contre lui sous l’armure d’un chevalier ennemi. Après les funérailles, il pénètre dans l’inquiétante forêt enchantée qui frappe d’effroi l’armée des Croisés. Là, il fend un grand arbre de son épée, mais de la blessure de l’arbre jaillit du sang, et la voix de Clorinde, dont l’âme était retenue dans cet arbre par un charme, l’accuse d’avoir de nouveau fait du mal à sa bien-aimée.
Sans retenir la seconde partie de ce douzième Chant — pourtant d’une puissance scénique, fantasmatiquement sexuelle et musicalement inspirante —, Claudio Monteverdi se saisit de cette pièce pour composer, à la croisée d’un madrigal, d’un opéra et d’un « récit chanté pour passer le temps de la veille » Il Combattimento di Tancredi e Clorinda qu’il présente au Palazzo Girolamo Mocenigo à Venise lors du Carnaval de 1624. Une création réservée à la noblesse de La Sérénissime, création « très applaudie et très admirée » selon le compositeur. On y versa même quelques larmes, ajoutent des chroniqueurs de l’époque. L’œuvre ne sera éditée qu’en 1638 dans le VIIIe Livre de Madrigaux Madrigali guerrieri ed amorosi en vue de rassembler, des chants pour solistes jusqu’au sextuor vocal, le travail du compositeur des trente dernières années : la première partie est consacrée à la guerre, la seconde à l’amour.
Johanna Rosa Falkinger (Soprano). Photographie© Herwig Prammer.
L’originalité — et la nouveauté radicale — de ce Combattimento réside dans la mise en exergue du stile concitato visant à reproduire musicalement — extrême vivacité rythmique, retentissantes imitations sonores des gestes du combat par un orchestre de taille réduite — mais aussi par une narration engagée, émue ou affolée, du récitant, une kyrielle d’affects violents et antagonistes dont le compositeur explicite la nature : « ce sont les contraires qui émeuvent fortement l’âme, l’émotion étant le but que doit rechercher toute bonne musique ». Et de préciser : « les passions ou les affections de l’âme sont trois principalement, à savoir la colère qui s’oppose à la tempérance et à l’humilité ou supplication ».
Profitant des 400 ans années de la création de ce Combattimento, la Kammeroper du Theater an der Wien présentait, vendredi 27 septembre, la première d’une production intitulée Combattimenti. Un travail concocté par le metteur en scène franco-britannique Olivier Fredj, ancien assistant de Robert Carsen et créateur de Paradoxe Palace, compagnie théâtrale engagée afin « d’expérimenter de nouvelles façons de porter la musique sur scène » tout en « offrant un espace d’expression à ceux que l’on n’entend pas ». Composé de deux violons (Irma Niskanen et Juan Pablo Parra-Bedoy), d’une viole de gambe (Eva Münzberg), d’une viole (Jonas Carlsson), d’un luth, d’une guitare baroque et d’un chitarrone (Jakub Mitrik, Adrian Lauwers), d’un clavecin, d’un orgue et d’un clavicorde (Alexander Gergelyfi) et d’une percussion (Bernhard Schimpelsberger), l’orchestre était placé sous la direction de David Bergmüller, joueur de luth passé par la Hochschule für Musik und Tanz de Cologne et qui enseigne désormais à la Musik und Kunst Privatuniversität de Vienne.
Ferran Albrich (Baryton) et Ambra Biaggi (Soprano). Photographie© Herwig Prammer.
Compte tenu de la brièveté de l’œuvre — une vingtaine de minutes —, les deux auteurs ont imaginé d’insérer d’autres morceaux de Monteverdi sélectionnés en raison de leur analogie thématique avec le combat de Tancrède contre Clorinde : ainsi l’ouverture fut l’occasion d’entendre Hor che’l ciel e la terra (extrait des Madrigali guerrieri ed amorosi) interprété par le sextuor vocal Johanna Rosa Falkinger (soprano), Ambra Biaggi (soprano), Luciana Mancini (mezzo-soprano), Ilyà Dovnar (ténor), Ferran Albrich (baryton) et Lazar Parezanin (basse). Intervinrent d’autres insertions comme plusieurs extraits du Lamento d’Arianna (extrait de l’opéra L’Arianna), le Lamento dell Ninfa mais aussi un superbe et très incarné Altri canti d’Amor par Johanna Rosa Falkinger — incandescence raffinée et enivrante des aigus — avant qu’un magistral Dixit Dominus (treizième pièce, prévue pour 8 voix, de la Selva morale e spirituale, recueil de quarante œuvres sacrées du compositeur) ne vienne clore ces Combattimenti.
L’idée initiale d’étoffer ce Combattimento di Tancredi e Clorinda par l’adjonction de pièces du compositeur dédiées à la guerre et à l’amour était à la fois séduisante et virtuellement riche en émotions. Elle correspondait d’ailleurs à la réflexion freudienne d’un « retour du même » puisque le Combattimento original de Monteverdi est ponctué d’alternances récurrentes entre élans guerriers et suspensions du combat. La démarche illustre en outre l’effervescence du dualisme pulsionnel où, nonobstant les césures de l’œuvre centrale susceptibles d’atténuer le fil rouge émotionnel, la lutte nocturne pétrie de corps-à-corps féroces entre combattants révèle aussi la subreptice étreinte érotique qui ne se peut dire. La sexuelle Erregung de Freud — les excitations mécaniques et autres activités musculaires sont, au-delà d’une certaine intensité, sources de sexualité (Trois essais sur la théorie sexuelle, OCF, VI, 1901-1905, PUF, 2009, pp. 138-139) — y trouve, là encore, une illustration paradigmatique.
Ambra Biaggi (Clorinda), Lazar Parezanin (Basse) et Ilyà Dovnar (Ténor). Photographie© Herwig Prammer.
Présentée dans une note d’intention, la volonté conjointe du metteur en scène et du dramaturge Kai Wessler, d’accentuer l’expression musicale des sentiments par l’exploitation ponctuelle d’amplificateurs et ce, au risque d’induire une facticité de l’émotion ainsi techniquement véhiculée, vise par surcroît à mettre l’accent sur la signification paradoxalement angoissante et apaisante de la nuit : magnifique parallélisme vocal entre l’inquiétant son grave et tenu sur le mot notte par le testo Ferran Albrich et celui d’un aigu déchirant lancé par Luciana Mancini. Nous n’avons pas, en revanche, forcément saisi l’intérêt de la confusion qui mêle vocalement les personnages de Tancrède, Clorinda et du récitant dans les dernières séquences. Vocalement, le « lasciatemi morire » du Lamento d’Arianna, plus hurlé que chanté, ne nous a guère convaincu et le ténor pourrait densifier sa projection afin d’éviter d’être, de temps à autre, couvert par l’orchestre. Sans doute aussi, les très belles voix en devenir de cette jeune et dynamique équipe doivent-elles également progresser dans les medium qui flirtent parfois avec l’instabilité.
Le principal désagrément provient toutefois du message politique martelé sans ménagement vers la fin de la production : Olivier Fredj pense-t-il le public viennois de la Kammeroper — en général « intellectuellement doté » comme diraient les sociologues sorbonnards — trop stupide pour ne pas saisir dans l’essence même de l’œuvre monteverdienne cette dénonciation des horreurs de la guerre ? Fallait-il vraiment ajouter des slogans assénés tous azimuts, grossiers hashtags blancs sur fond noir dans un relativisme absolu — tous les protagonistes d’un conflit se valent-ils vraiment ? —, de faire manipuler par les chanteurs, dans une chorégraphie éculée, des mitraillettes ou d’obliger ces derniers à s’agenouiller le poing levé — douteuse référence au wokism ambiant — pour nous sensibiliser ? Ne suffisait-il pas de se laisser séduire et conduire par cette œuvre pour en faire ressortir et en révéler, justement en la « truffant » d’autres morceaux de Monteverdi comme les signataires en ont eu l’ingénieuse intuition, toute l’exceptionnelle puissance ?
Combattimenti. Wiener Kammeroper. Photographie © DR.
Saluons in fine l’option dramaturgique qui conclut ces Combattimenti : couvrir progressivement les ultimes mesures du Dixit Dominus par les dernières et tragiques nouvelles de la radio autrichienne, ce qui déstabilise le public pensant qu’un hurluberlu a précocement rouvert son Smartphone. Idée à la fois astucieuse, pertinente et hautement symbolique. « L’amour plutôt que la guerre » répètent à l’envi le metteur en scène et le dramaturge. Certes. C’est oublier le réalisme — à toute épreuve — du proverbe africain : « lorsque deux éléphants font l’amour ou la guerre, c’est toujours l’herbe qui souffre ».
Jean-Luc Vannier
Wien, le 29 septembre 2024
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Jeudi 3 Octobre, 2024 18:34