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2 février 2024 — Frédéric Norac

À propos de Beatrice di Tenda de Bellini : chef-d’œuvre inachevé ou progrès dramatique ?

Bellini

Beatrice di Tenda, l’avant-dernier opéra de Bellini, reste curieusement assez méconnu. Les productions en sont plutôt rares et il n’en existe que trois enregistrements officiels, c’est-à-dire produits en studio1. Tous les autres — une bonne quinzaine — sont des enregistrements réalisés sur le vif, à l’occasion de productions scéniques ou de concert, et couvrent de 1961 à aujourd’hui, l’histoire d’une résurrection qui n’a pas vraiment abouti à un retour au répertoire. Mais la liste des interprètes qui ont chanté le rôle-titre en dit déjà long sur l’intérêt de l’œuvre.

Créé à la Fenice de Venise en 1833, avec Giuditta Pasta2 dans le rôle-titre, c’est bien sûr un opéra de prima donna. Le rôle-titre s’inspire d’une figure historique, Beatrice Lascaris de Tende (1372-1418), veuve du célèbre condottiere Facino Cane. Elle devait épouser en secondes noces Filippo Maria Visconti (1392-1447), duc de Milan, de vingt ans son cadet, à qui son alliance avec elle apportait un nombre non négligeable de fiefs à ajouter à son duché. Évidemment plus âgée que lui, il commença par la tromper puis, voulant se débarrasser d’elle, la fit accuser de complot contre lui et d’adultère avec un jeune troubadour, Michele Orombello et les fit exécuter tous les deux après un jugement où il était à la fois juge et partie.

Sur cette donnée, Felice Romani élabora un livret destiné à remplacer une Christine de Suède qui n’avait pas eu l’heur de plaire à Bellini. Le processus de composition ayant pris beaucoup de retard, Bellini dut puiser dans certaines de ses compositions antérieures (un procédé très courant à l’époque), mais surtout il fit l’impasse sur plusieurs scènes que le librettiste devait juger nécessaires sans doute à la compréhension et à la cohérence dramatique de l’œuvre, ce qui entraina une brouille entre les deux hommes.

Beatrice di Tenda

Il s’agit bien sûr de scènes de transition qui auraient dû être faire l’objet d’un récitatif. Par exemple, à l’acte I, la scène où Anichino, un fidèle d’Orombello, le prévient du danger qu’il court à laisser voir l’amour qu’il porte à Beatrice ou encore, le récitatif qui introduit le duo entre Agnese et Orombello, où celle-ci, seule, déclare son amour pour lui et son espoir qu’il soit réciproque ; idem pour celui où Beatrice évoque son désir d’être vengée de Filippo avant son duo avec Orombello (scène 5). Citons aussi la scène 9 où Filippo exprime à Rizzardo ses doutes sur l’infidélité de Beatrice et la trahison d’Orombello.

Ces récitatifs non pris en compte apportent de nombreuses nuances aux situations de l’œuvre, mais, telle quelle, sa progression dramatique n’en est que plus efficace et d’une certaine façon plus forte et plus violente. À l’acte II, à la base beaucoup plus ramassé puisqu’il tient en deux tableaux, le procès de Beatrice et d’Orombello et l’exécution de la sentence de mort, seulement séparés par une scène en quasi-monologue de Filippo, les passages « coupés » par Bellini sont quasiment inexistants.

Bellini, en plus d’ignorer certains récitatifs, laissa également plusieurs personnages privés de tout développement. Ainsi d’Agnese, la maîtresse de Filippo, dont la jalousie est à l’origine du complot contre Béatrice, et son frère Rizzardo qui en est le moteur. Elle n’a qu’un air en propre, une romance chantée en coulisses au début de l’opéra, un duo avec Orombello dont elle est amoureuse et un trio avec l’héroïne et le ténor lorsque, après avoir pris conscience de son méfait, elle quête le pardon de ses victimes innocentes. Mais elle se laisse congédier par Filippo, lorsqu’à l’issue du procès et de la condamnation des deux « amants », elle vient le supplier de faire preuve de clémence, ce qui peut paraître en totale contradiction avec le portrait véhément qu’en dessine son duo du premier acte.

Outre quelques interventions dans les ensembles dont une particulièrement touchante, lorsqu’à l’acte II il parait, après avoir été torturé, et clame, en manière de défi, l’innocence de Béatrice, Orombello est quant à lui réduit à ses deux duos, celui très développé avec Agnese où il lui avoue maladroitement son amour (chaste) pour Beatrice et celui avec Beatrice où il lui confie son amour. Ce dernier est interrompu et privé de tout développement par l’arrivée impromptue de Filippo, alerté par Agnese, qui, profitant de leur surprise, les accuse tous deux de complot et d’adultère. Le procédé de Bellini qui fait tourner court ce qui aurait pu être « duo d’amour » conventionnel est finalement très adroit et évite à cette scène qui s’enchaîne immédiatement avec le finale de l’acte I de tomber dans la banalité.

Dans le livret de Romani, l’idée de l’oppression, de la tyrannie est omniprésente. Filippo est présenté comme un personnage sans état d’âme, sans pitié pour arriver à ses fins. Pourtant le compositeur lui a ménagé une très belle scène de doute et de quasi-remords à l’acte II où il semble un moment vaciller et être près d’épargner Beatrice. Cette scène, qui est aussi sa dernière apparition, se conclut toutefois par une cabalette qui marque son revirement définitif et le triomphe de sa volonté de pouvoir sur l’éventuelle pitié pour son épouse qu’on ramène de la chambre de torture. Ce numéro de la partition, souvent écourté par la tradition, semble déjà regarder du côté des barytons verdiens et de leurs nombreuses scènes de « rédemption ». Les échos pré-verdiens de cet opéra se retrouvent également dans l’abondance des chœurs qui ont souvent pour fonction de faire avancer l’action en narrant des événements qui ont eu lieu hors scène. Par exemple dans celui de l’acte I, scène 10, les hommes du duc, divisés en deux groupes, font le récit de la colère de Filippo, après le violent duo qui l’a opposé à Béatrice, et prophétisent les terribles suites de leur conflit. Du reste, ici encore Bellini a fait l’impasse sur la scène précédente et l’échange entre Filippo et Rizzardo qu’il a dû juger inutilement explicite. L’autre exemple est celui qui, placé à l’entrée du deuxième acte, permet d’évoquer la torture à laquelle les deux supposés « amants » ont été soumis, afin de leur extorquer des aveux, et qui se présente sous une forme dialoguée entre les hommes et les femmes et permet d’évoquer sans montrer les aspects les plus sombres de l’œuvre.

Cet opéra qui fait la liaison entre Norma et Les Puritains (ce dernier étant lui-même une tentative de se couler dans le moule du « grand opéra » à la française), s’il comporte encore des réminiscences stylistiques des œuvres antérieures de Bellini, comme les grands airs alternant cantabile et cabalette virtuose avec intervention du chœur entre les deux pour le rôle-titre semble marquer une volonté chez le compositeur de faire évoluer son langage dramatique et peut-être est-ce ce caractère mixte qui explique l’intérêt limité que lui a accordé la postérité.

L’Opéra de Paris a eu la bonne idée de le programmer pour sa saison 2023-2024 et d’en confier la mise en scène à Peter Sellars dont ce sera la première confrontation avec un opéra italien qui plus est d’obédience belcantiste. Une occasion de le découvrir dans une vision dont on ne doute pas qu’elle en renforcera les aspects actuels du livret. On pourra également approfondir l’analyse de cette œuvre originale en se référant au numéro que l’Avant Scène Opéra lui a consacré en décembre dernier.

Représentations du 9 février au 7 mars

1. Decca (J. Sutherland, R. Bonynge) ; Sony (M. Nicolesco, A. Zedda) ; Brilliant (L. Aliberti, F. Luisi)

2. Giuditta Pasta est la créatrice de Norma et de La somnambule de Bellini, une des grandes figures du chant lyrique du XIXe siècle

plume_07 Frédéric Norac
2 février 2024
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Vendredi 2 Février, 2024 1:04