Paris, Théâtre des Champs-Élysées, mardi 23 mai 2023, Frédéric Léolla.
Mari Eriksmoen. Photographie © D. R.
Quel est cet opéra, à nul autre pareil, où triomphent l’ambition et l’obsession sexuelle, où les mécanismes de l’ascension au pouvoir sont ainsi mis à nu, où pauvres et riches, gens importants ou gens « qui ne sont rien » sont tous raillés ?
Nous parlons, bien sûr, de L’incoronazione di Poppea, le chef-d’œuvre de Claudio Monteverdi et de son atelier, avec livret de Busenello, dont toute présentation fait figure d’événement pour les mélomanes, tant est grand le raffinement de son texte et l’expressivité de sa partition.
De surcroît, c’était une garantie que I Gemelli, sous la houlette de Mathilde Étienne et Emiliano González Toro, s’en chargent.
Et en effet, les mélomanes n’ont pas été déçus.
Avec un ensemble de cordes relativement restreint, une basse continue bien fournie (quel régal ces détails à l’orgue positif, et ceux à la harpe, et ceux aux théorbes), et des vents utilisés seulement à bon escient (et bien savoureux!) I Gemelli se réaffirment comme une des formations les plus intéressantes dans le panorama de la musique baroque, capables de faire honneur à la palette expressive des partitions montévidéennes sans manquer à une certaine « rigueur stylistique ». Ce n’est pas facile.
Quant au chant, chez Monteverdi et le premier baroque, il n’a pas les mêmes difficultés ni les mêmes nécessités que le chant opératique postérieur. Ici, certes, les notes extrêmes, aigües ou graves, ne sont pas toujours demandées (quoique, ici les notes graves de Seneca,…). Par contre le rapport au texte est fondamental, et l’intelligibilité doit être une des préoccupations centrales des interprètes.
Mercredi soir, en général, il était possible de comprendre le texte chanté — exception faite, peut-être de David Hansen (Nerone), dont le volume est notable pour un contreténor, mais dont le placement de la voix, très à l’arrière, rendait bien moins naturel le son et moins intelligible le texte, malgré les efforts du chanteur même.
Puis tous les interprètes avaient la maîtrise des ornements monteverdiens, qui coulaient comme petites perles, précises et brillantes.
Par contre, pour obtenir parfaite intelligibilité et ornements précis et légers, le chanteur a souvent besoin de réduire son volume. D’autant plus qu’il s’agît d’œuvres conçues pour des espaces bien plus petits que le Théâtre des Champs-Élysées. Tout cela a pu provoquer au début des déniveaux entre chanteurs et orchestre (déniveaux sonores plus évidents pour de jeunes chanteurs comme Lauranne Oliva quand elle abordait les notes plus graves), mais qui ont été gommés relativement vite.
Pourtant, Mari Eriksmoen et Alix Le Saux ont exhibé un très beau volume qui leur a permis en tout moment de se faire entendre parfaitement et qui n’enlevait rien ni à leur précision ni a leur expressivité.
Parce que l’autre maître-mot c’est l’expressivité. Nous nous trouvons dans un exemple parfait d’intime liaison entre un texte exceptionnel et une musique tout aussi exceptionnelle qui lui colle comme une peau. Là encore, l’équipe de chanteurs était une équipe gagnante.
Sans exagérations ni cabotinages, Mathias Vidal et Anders J.Dahlin composent deux excellentes nourrices, au service de leurs respectives maîtresses, aussi drôles qu’émouvantes. Avec élégance, Alix Le Saux donne bien à entendre (et à voir, dans la succincte, mais très efficace mise en espace de Mathilde Étienne) les différentes nuances de son personnage d’impératrice en péril. Pour sa part, Mari Eriksmoen nous fait sentir que les dents de sa Poppea rayent le parquet, mais aussi qu’elle a peur, qu’elle est sensuelle, qu’elle est humaine. Autant Le Saux que Eriksmoen ont des voix charnues, pleines d’harmoniques, flexibles.
Expressif encore Nicolas Brooymans, encore une voix charnue, une des basses les plus intéressantes du panorama actuel pour son volume et pour son aisance dans les notes graves.
En parlant d’expression, saluons les différentes prestations de Natalie Pérez, qu’il fait toujours si bon de retrouver sur scène : voix pleine, maîtrise du style et intelligence théâtrale (que ce soit pour jouer un Amour bien sûr de lui, ou un Valet bien insolent et primesautier). Émouvante la Drusilla de Lauranne Oliva. Et émouvant, mais au sens de l’humour très efficace, l’Ottone de Kacper Szelążek (avec un timbre assez particulier, mais une émission très confortable). Efficacissime dans leurs différents personnages, Mathilde Étienne, Eugenio di Lieto et Emiliano González Toro (un luxe pour de si petits rôles).
Soulignons aussi qu’Emiliano González Toro, en tant que directeur musical, a privilégié le rythme au-dessus du sentiment. De ce fait, les spectateurs qui s’attendaient à de grandes envolées lyriques ont pu en être déçus. D’autant plus s’ils avaient en tête telle ou telle version discographique. Par contre, grâce à ce même sens du rythme, l’œuvre gagne en efficacité dramatique et en suspense, en « sens de l’action ». Et en humour : les deux soldats qui veillent sur Néron, incarnés par Emiliano González Toro et Anders J.Dahlin avec un naturel confondant (du vrai « parlar cantando ») sont drôlissimes, et très drôles les trois «parents » de Sénèque, et plus vrai que nature le valet impertinent de Natalie Pérez…
Ainsi, l’Incoronazione di Poppea devient plus actuelle que jamais. Plus palpitante qu’une série Netflix, plus insolente qu’un monologue de Blanche Gardin (ce qui n’est pas peu dire), plus revendicative que n’importe quel discours, plus émouvante que n’importe quel vidéoclip. Une radiographie de notre société — autant que de la société vénitienne du XVIIe siècle et peut-être bien de la société romaine au temps de l’Empire. Une œuvre atemporelle.
N’est-ce pas le propre d’un vrai chef-d’œuvre ?
Paris, mardi 23 mai 2023. Théâtre des Champs-Élysées. L’incoronazione di Poppea, opéra en un prologue et trois actes. Musique de Claudio Monteverdi. Livret de Gian Francesco Busenello d’après les Annales de Tacite (Livre XIV). Version de concert. Mise en espace, Mathilde Étienne. Avec David Hansen (Nerone), Mari Eriksmoen (Poppea), Alix Le Saux (Ottavia), Emiliano González Toro (Lucano, soldato, liberto, famigliare, tribuno), Lauranne Oliva (Drusilla, Virtù), Kacper Szelążek (Ottone), Anders J.Dahlin (Nutrice, soldato, famigliare), Nicolas Brooymans (Seneca), Mathias Vidal (Arnalta), Natalie Pérez (Valetto, Amore), Mathilde Étienne (Dammigella, Fortuna), Eugenio di Lieto (Littore, famigliare, consulo), Pauline Sabatier (Venere). I Gemelli Violaine Cochard (clavecin et orgue positif), Marie Domitille Murez (harpe), Nacho Laguna (théorbe et clavecin), Vincent Fluckiger (théorbe), Louise Pierrard (viole de gambe), Agnès Boissonot (viole de gambe), Annabelle Luis (basse de viole), Chloé Lucas (contrebasse), Franciscka Hadju (violon), Csenge Orgovan (violon), Josue Melendez (cornet et flûte), Lili Patzöld (cornet et flûte). Direction musicale, Emiliano Gonzalez Toro.
Du même auteur : Henry VIII à la Monnaie : une production décevante pour chef-d’œuvre oublié — Grande émotion à Zürich — Kurwenal et Brangäne à Valencia — Don Pasquale à Palerme : seuls contre tout — Don Giovanni à Valencia : passion et surtexte, Vamencia.
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Dimanche 4 Juin, 2023 15:01