Théâtre des Champs-Élysées, 10 mars 2023 — Frédéric Norac
Les mamelles de Tirésias. Photographie © Vincent Pontet.
Qu’est-ce qui peut réunir deux œuvres aussi dissemblables stylistiquement que Le Rossignol de Stravinski et Les Mamelles de Tirésias de Poulenc ? Sans doute, la présence dans l’une comme dans l’autre de la mort et l’ombre de la guerre. La première, en effet, composée par intermittences à partir de 1904, fut créée en mai 1914, à trois mois de la déclaration de guerre. La seconde ressuscite à trente ans de distance, et juste deux ans après la fin du deuxième conflit mondial, le souvenir de la pièce d’Apollinaire, créée en 1917 et dont les audaces scandalisèrent alors le public.
Couplées dans cette double affiche, Olivier Py a choisi d’en faire les deux faces d’un même music-hall, hanté par la Mort et le Sexe. Sa mise en scène du conte philosophique inspiré d’Andersen, nous montre un directeur de théâtre agonisant derrière la scène tandis que se joue l’opéra-bouffe de Poulenc. Un ordinateur portable a remplacé le rossignol mécanique que l’Empereur du Japon envoie à celui de la Chine et c’est bien sûr, à travers cette allégorie, le spectacle vivant, menacé de disparition par le triomphe du virtuel dont il est question. La soprano colorature (le vrai rossignol), et ses vocalises bien réelles viendront au final ressusciter le moribond et le sauver in extremis. Mais pour combien de temps ?
Avec « Les Mamelles », le décor se retourne et nous emmène du côté de la salle de spectacle, au Zanzibar, un cabaret « queer » dans le plus pur style des Années Folles. Le metteur y joue à fond la carte du théâtre dans le théâtre, et donne une extraordinaire actualité à ce brulot satyrique (et féministe ?) en jouant sur les allusions « transgenre » d’un livret où les deux personnages principaux changent de sexe.
Il ne manque rien au splendide décor de Pierre-André Weitz pour recréer les sortilèges du monde du music-hall, ni le grand escalier que descendent au final tous les personnages, ni les « boys-girls » aux derrières dénudés et remuants à plaisir du croupion, ni les petites loges qui abritent le chœur Aèdes figurant le public. La verve humoristique de la mise en scène est à la mesure des outrances du livret et mêle à l’humour décapant du livret quelques images plus que suggestives, nichons, vulve et pénis de néon bouillonnant disparaissant dans une fontaine de mousse.
Il faut saluer ici la performance de Jean-Sébastien Bou, incarnant Le Mari aux « quarante mille quarante-neuf » enfants qu’il s’est faits lui-même. Sa verve scénique n’est pas loin de voler la vedette au rôle-titre où Sabine Devieilhe si séduisante en Rossignol change légèrement de voix pour incarner Thérèse-Tirésias dont la tessiture un peu plus large lui demande quelques efforts. Entièrement francophone, le plateau se dépasse théâtralement et la qualité miraculeuse de l’articulation donne un relief sans pareil au texte d’Apollinaire.
Le Rossignol. Photographie © Vincent Pontet.
Celui du Rossignol paraît un peu moins convaincant « linguistiquement », donné dans une traduction française du livret russe qui semble singulièrement plate et enlève beaucoup de sa dynamique à la musique de Stravinski. D’une pièce à l’autre, on retrouve les mêmes chanteurs si brillamment grimés qu’il faut faire quelques efforts pour les identifier sauf pour trois d’entre eux : La Mort au timbre impossible à confondre de Lucile Richardot, Laurent Naouri en maître de cérémonie et Chantal Santon Jeffery qui garde le même costume pour La Cuisinière de la première partie et La Dame élégante de la seconde.
Plus encore que le conte de Stravinski, la pochade de Poulenc permet au plateau de donner toute la mesure de son talent et tous méritent mention depuis la désopilante Grosse Dame de Rodolphe Briand aux seins en latex jusqu’au Gendarme libidineux de Victor Sicard en passant par Francesco Salvadori (M. Presto) et Cyrille Dubois (M. Lacouf), irrésistibles dans leur numéro absurde de duettistes. Le ténor incarne également le Pêcheur dans la première partie et avec beaucoup de finesse, le journaliste efféminé à l’accent parisien dans la seconde. Dans la fosse pleine comme un œuf, François Xavier Roth à la tête des Siècles anime les deux œuvres dans le style approprié pour chacune d’elles et, avec une frénésie au moins égale à celle du plateau, dans la folie des Mamelles. Si le traitement du Rossignol paraît bien éloigné du sens que portent et le conte d’Andersen et le conte lyrique de Stravinski, Olivier Py a d’évidence mis dans le mille avec son traitement débridé de l’opéra-bouffe de Poulenc. Au final, il va sans dire que le spectacle et son metteur en scène se taillent un plein succès amplement mérité. Il sonne un peu, pour Olivier Py, comme un adoubement après les polémiques qui ont accompagné sa nomination à la tête du Théâtre du Châtelet et place assez haut les espoirs pour la saison 2023-2024 dont il est censé préparer la programmation.
Représentations jusqu’au 19 mars. Spectacle coproduit l’Opéra de Nice Côte d’Azur et l’Opéra de Cologne
Masculin-féminin : le « Seicento italien » de Perrine Devillers et de l’Ensemble Les Surprises — Aux tréfonds du deuil : Orphée et Eurydice (d’après Gluck) — Une Cenerentola ou le Grand Hôtel des Rêves — Le voyage intime de Sandrine Piau et David Kadouch.
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Lundi 13 Mars, 2023 13:39