3 octobre 2023 — Frédéric Norac
Avec la résurrection d’un opéra oublié, l’acte de naissance d’un nouvel ensemble, et plusieurs concerts associant musique baroque et contemporaine, et une ouverture sur les expressions métissées, le troisième et avant dernier week-end du festival d’Ambronay 2023 résumait bien la multiplicité d’une manifestation qui fête cette année sa 44e édition. Dans un copieux programme de sept concerts et un spectacle « familial » alliant jonglerie et musique, sur trois jours, les deux pièces de résistance étaient bien sûr la récréation de Télémaque et Calypso de Destouches et le concert de Patricia Petibon, ancienne élève de l’académie locale dans les années 1990 qui retrouvait son ex-condisciple Héloïse Gaillard et son Ensemble Amarillis pour un programme taillé à la mesure de sa personnalité hors norme.
The Ministers of Pastime. . Photographie © Bertrand Pichène.
Salle Monteverdi, 29 septembre
On ne pouvait mieux trouver pour se mettre en oreille en ouverture du weekend que ce très original programme de musique instrumentale pour cordes du xviie siècle, majoritairement issu du manuscrit de « Jakob Ludwig Schreiber » de 1662. Il regroupe en effet un ensemble de 114 pièces alliant le goût de l’effet, la virtuosité, les bizarreries harmoniques reflétant parfaitement l’esprit baroque. Le nom de l’ensemble se réfère aux musiciens de la cour du roi d’Angleterre Henry viii, mais les huit instrumentistes qui le composent sont essentiellement espagnols et basés à Barcelone. Issus du programme Eemerging + et intégré à celui du CCR d’Ambronay, « Jeunes Talents », ils interprètent magistralement et avec une énergie communicative ces pièces anonymes ou de compositeurs peu connus comme Schmelzer (Sonata Jocunda), Giovanni Valentini (Sonata Enharmonica), Antonio Bertali, ou Johann Christoph Pezel, pour la plupart plutôt issus de la Vienne de Leopold ier. Si le programme est savant, l’esprit est tout de jubilation sonore et permet au fil des pièces d’apprécier le talent de chacun d’entre eux, notamment celui du premier violon Ignacio Ramal et du gambiste Marc de la Linde au jeu délicat. À ce programme raffiné et jouissif, dont n’est pas absent l’esprit populaire, ils ont ajouté une pièce en trois mouvements d’obédience minimaliste de la compositrice Mayah Kaddish, Lilan, composée à leur intention en 2022. De bonne tenue, elle a tout de même bien du mal à lutter avec le génie de tous ces compositeurs chez qui la fantaisie et l’invention paraissent inépuisables. On espère qu’un disque sortira de cette belle expérience et on peut en attendant réécouter quelques pièces de ce programme sur le site de l’ensemble.
Télémaque et Calypso. Photographie © Bertrand Pichène.
Abbatiale, 29 septembre
En 1714, Lully a disparu depuis une quinzaine d’années. Pourtant à entendre ce Télémaque (et Calypso), tragédie en musique de Destouches, il est évident que le souvenir de son Armide, ultime opéra de 1786, n’a pas été oublié. Dans son livret, Pellerin (futur collaborateur de Rameau) fait de la nymphe Calypso, un évident avatar de l’héroïne du Tasse, une magicienne qui convoque les Enfers, une amoureuse déçue dont la colère est impuissante à se venger de la trahison, une « donna abbandonata » dont les fureurs, au finale, détruiront l’univers enchanté qu’elle avait construit, causant ainsi sa propre perte.
La partition elle-même porte la marque de cette filiation, avec ce grand divertissement à l’acte iii où les démons déguisés en Plaisirs s’emploient à charmer Télémaque dont Calypso est amoureuse et dont le chœur final est la citation littérale de la grande chaconne d’Armide. Avec l’invention d’Antiope, la princesse naufragée sur l’île de Calypso, cachée sous le faux nom d’Eucharis, qui forme avec Télémaque le couple de jeunes premiers, c’est déjà un peu Hippolyte et Aricie qui pointe le bout de son son nez, et du reste on croit reconnaître celui de Phèdre pour Hippolyte dans cet amour non partagé de Calypso pour Télémaque (dont déjà elle a aimé le père). Pour corser le scénario, le librettiste a ajouté un amoureux repoussé par Calypso, Adraste, rival dont l’invention offre l’occasion d’un épisode « guerrier » dans cette œuvre qui jongle avec la mythologie — La vengeance de Neptune, la protection de Minerve et l’Amour qui est là pour les mettre d’accord. On y retrouve toute la rhétorique de la tragédie classique et tout y est prétexte à varier les registres et à créer quelques rebondissements, ce qui nous éloigne un peu du classicisme d’un Quinault, nettement plus exigeant sur la cohérence dramaturgique.
Emmanuelle de Negri (Eucharis), David Witczak (Adraste) et Isabelle Druet (Calypso). Photographie © Bertrand Pichène.
Pour cette récréation, Les Ombres se sont associées au Centre de musique baroque de Versailles dont les Chantres, parfaitement préparés, compensent leur nombre assez réduit (dix-sept) par la qualité des voix, se révélant d’un remarquable professionnalisme. Si le titre original est celui du héros masculin, c’est incontestablement le personnage de Calypso qui domine l’œuvre d’un bout à l’autre. Isabelle Druet l’incarne de façon magistrale, avec une expressivité de tous les instants qui s’appuie sur une articulation parfaite et une totale identification au rôle. Son mezzo plutôt clair et brillant, son sens de la couleur, donnent un relief sans pareil à son personnage et à ses multiples facettes. En Télémaque, Antonin Rondepierre a pour lui la vivacité et la jeunesse, mais la voix est un peu trop couverte et si la projection gagne en puissance au fil de la soirée, l’émission manque toujours un peu de clarté. Idéale dans le rôle très lyrique de l’amoureuse Eucharis, Emmanuelle de Negri est toute en sensibilité et en nuances. Hasnaa Bennani se distingue particulièrement dans le rôle de l’Amour au prologue avec une voix ronde et fruitée et dans celui de la Prêtresse de Neptune à qui est confiée une très belle scène de divination et de transe. Avec un timbre brillant de soprano lyrique léger, Marine Lafdal-Franc est aussi convaincante en Minerve qu’en Prêtresse de l’Amour. Du côté des petits rôles masculins, le ténor David Tricou, la basse Adrien Fournaison (Apollon et Idas) et David Witczak en Adraste assurent leur partie avec compétence. Le jeune Colin Isoir, belle voix de ténor lyrique centrale, issu du chœur, manque toutefois encore un peu d’autorité pour un rôle comme celui du Grand Prêtre de Neptune. À la tête de son ensemble, Sylvain Sartre dirige cette version de concert de façon très vivante, donnant à la suite de danses toute la dynamique voulue. S’il ne compense pas tout à fait l’absence de mise en scène, le travail préparatoire, réalisé avec le metteur en scène Benjamin Lazar, contribue à donner au plateau vocal la capacité d’incarner leur rôle par de simples jeux de regard et des attitudes appropriées, la version donnée réfère à une édition de 1730, prouvant que l’œuvre avait suffisamment marqué pour justifier une reprise seize ans après sa création. On serait curieux de savoir en quoi les deux éditions pouvaient bien différer.
L’Assemblée, sous le direction de Marie Van Rhijn. Photographie © Bertrand Pichène.
Abbatiale, 30 septembre
La journée de samedi marquait l’acte de naissance d’un nouvel ensemble, L’Assemblée, dirigé par la claveciniste et organiste Marie Van Rhijn, labellisé Ambronay Jeunes Talents. Pour ce premier concert, sa directrice avait choisi d’honorer le « petit motet » français du xvie siècle, dans un programme où, à côté de noms célèbres, Couperin, Charpentier, Du Mont et de Brossard figurent quelques compositeurs rares, Louis-Nicolas Blondel, M. Astier, Pierre-César Abeille et Pierre Robert. En petite formation, violon, basse et dessus de viole, théorbe, son ensemble accompagne trois chanteurs (dessus, haute-contre et basse-taille), par deux ou par trois. On se souviendra longtemps de la magnifique interprétation par le ténor Cyril Auvity de « Silentium dormi », motet de Brossard, inspiré du Cantique des cantiques où soudain se fait jour une sensualité inédite dans une pièce à vocation religieuse. Marielou Jacquard donne beaucoup de relief à ses interventions, notamment dans le « Super flumina Babylonis » de M. Astier où la soutient le violon de Josef Zak. Mais si sa voix de jeune baryton se marie parfaitement dans les motets à trois voix avec celle de ses partenaires, Thierry Cartier manque un peu de projection et les vocalises du « Regina celi laetare » restent terriblement scolaires sans même parler du motet en français de Pierre-César Abeille où le texte est tout à fait incompréhensible.
Compagnie Chant de Balles, Fabrice Bihan et Vincent de Lavenère. Photographie © Bertrand Pichène.
Salle polyvalente, 30 septembre
En guise d’entracte, on pouvait cet après-midi-là, à la Salle polyvalente, le lieu où désormais le festival rencontre le public local et « populaire », assister à un spectacle associant au violoncelle « classique » de Fabrice Bihan le très poétique numéro de jonglerie de Vincent de Lavenère qui fait chanter ses balles sonores et quelquefois les accompagne lui-même de sa voix chaude et bien timbrée. De temps en temps le violoncelliste ajoute quelques facéties aux exercices périlleux de son complice et se mêle lui aussi de faire voler les balles ou de les confisquer, avec un naturel d’une drôlerie très efficients. Les deux compères se taillent un joli succès auprès d’une salle familiale pleine à craquer.
Patricia Petitbon. Photographie © Bertrand Pichène.
Abbatiale, 30 septembre.
Créé en avril dernier à l’Abbaye de Fontevraud, ce programme dévoile deux faces du talent de Patricia Petitbon, celui d’une chanteuse aussi à l’aise avec les langages contemporains qu’avec la musique baroque et d’une « bête de scène », totalement engagée, n’hésitant pas à renforcer sa prestation par quelques effets scéniques, ce que d’aucuns peuvent voir comme des extravagances (la tenue de scène, le langage corporel), mais qui sont les signes de son investissement et donne aux deux parties du concert une véritable unité.
Le Tombeau pour Aliénor sur des poèmes en alexandrins d’Olivier Py, n’a que peu à voir avec la figure de la duchesse d’Aquitaine, double reine de France et d’Angleterre, n’était l’allusion à la « voix de marbre » au début et au « gisant froid » qui conclue l’œuvre. Le poème semble plutôt ancré dans l’expérience intime du dramaturge, notamment dans les sections, intitulées « Théâtre », « Dimanche » et « Carpe noctem ». La mise en musique de Thierry Eiscaich recourt souvent à la déclamation (trois sections sur sept) plutôt qu’au chant et si la teneur des poèmes et leur phraséologie peut paraître assez discutable à la lecture, il faut avouer que le compositeur réussit à les transcender en créant d’authentiques « ambiances sonores » qui les arrache à une certaine banalité. Son utilisation des instruments anciens, de même que l’intégration dans sza propre pièce de la chaconne de Purcell (Z 730) et d’une citation de Bach dans la section intitulée « Stabat Mater » paraît parfaitement naturelle et ne renvoie jamais au pastiche ou à l’imitation, mais utilise les timbres et les spécificités instrumentales dans un langage parfaitement contemporain et toujours accessible. Patricia Petitbon, diadème en tête, tenue évoquant quelque peu une sorte de Pierrot féminin, interprète de façon tout à fait inattendue le Ground « Crown the altar » pour l’anniversaire de la Reine Mary, de Purcell au début d’un long prologue composé de plusieurs extraits de masques de Purcell.
Ensemble Amarillis et Patricia Petitbon. Photographie © Bertrand Pichène.
La deuxième partie consacrée à Händel débute par l’air célèbre « Ogni vento » de l’opéra Agrippina, mais elle est pour l’essentiel composée à partir de la cantate « Agrippina condotta a morire » (HWV.110). On regrette tout de même qu’elle ne soit donnée de façon incomplète et surtout entrecoupée par les trois mouvements de la Sonate en trio ((HWV 404), donnés dans le désordre, ce qui en amoindrit quelque peu l’impact dramatique. Si la soprano se révèle aussi virtuose qu’expressive, peut-être aurait-elle pu s’éviter ces effets expressionnistes parfaitement hors style qui n’ajoutent rien à sa performance et aurait plutôt tendance à laisser penser qu’ils sont là pour compenser un certain déficit vocal.
Accompagnée à la perfection par l’Ensemble Amarillis que dirige du violon Alice Pierlot et dans lequel le hautbois d’Héloïse Gaillard, se taille la part du lion, ce concert, comme la plupart des expériences — décidément très à la mode — où les œuvres démembrées, données de façon incomplète ou transposées, malgré la qualité des interprètes, laissent une impression mitigée, voire une certaine frustration qu’exprime la partie la plus « conservatrice » du public.
Prisma. Photographie © Bertrand Pichène.
Salle Monteverdi, 1er octobre
La dernière journée du weekend débutait de façon joyeuse avec un concert de l’ensemble Prisma, essentiellement consacré à la musique anglaise du xviie siècle (John Playford, Purcell, Thomas Ford et John Eccles) ; leur programme intègre des éléments « intemporels », airs traditionnels et même une chanson des années 1970 (de Ralph McTell) qui donne son titre au programme. On peut y voir une sorte de marque de fabrique et une volonté de traiter les deux répertoires sur un pied d’égalité en offrant à la musique sérieuse la fantaisie de la musique populaire et bien sûr l’inverse. L’enthousiasme, le bonheur de jouer et de chanter des membres de l’ensemble est très communicatif et ils parviennent sans effort à faire participer le public le temps du refrain d’une fort belle mélodie « The star of the country down ». Si le public chante, les musiciens aussi et c’est le gambiste Soma Salat-Zakarias qui donne les couplets de cette ballade mélancolique tandis que la violoniste Franciska Anna Hajdu interprète sur un mode très personnel le Lamento de la Didon de Purcell. La complicité entre les membres est patente dans leurs dialogues instrumentaux où passe un courant comparable à celui qui relie les musiciens de jazz lorsqu’ils improvisent. Au-delà d’une technique instrumentale parfaitement maîtrisée, c’est l’impression d’un parfait naturel qui domine et qui suscite l’adhésion totale d’un public conquis à leur brillante performance.
Caleidoscopio. Photographie © Bertrand Pichène.
Salle polyvalente, 1er octobre.
Avec ce concert d’après-midi, le festival crée la rencontre entre deux ensembles et deux univers, cinq percussionnistes (xylophone, vibraphone, marimba), plutôt habitués du répertoire classique et une batucada afro-brésilienne entièrement féminine. De Villa-Lobos et ses bachianas brasileiras à Jean-Luc Rimey-Meille, compositeur attitré et créateur des percussions-claviers, en passant par Chico Buarque, Baden Powell et Vinicius de Moraes, le répertoire est éclectique et plonge aussi ses racines dans la culture indigène brésilienne et ses origines africaines. L’ensemble se mêle pour une célébration festive du métissage. SI ces dames impressionnent par leur puissance, leur engagement physique et la cohérence de leur ensemble, elles ont un peu tendance à phagocyter les percussions occidentales qui ont bien du mal à s’imposer face aux multiples tambours et aux numéros dansés. N’importe ces messieurs se mêlent au final à l’ensemble et si la fusion n’est pas totale, elle crée quelques jolies rencontres entre les deux mondes.
ORA Singers, sous la direction de Suzi Digby. Photographie © Bertrand Pichène.
Pour ce programme entièrement choral et a cappella, Suzi Digby a eu la bonne idée d’associer aux grands compositeurs des xvie et xviie siècles, les œuvres de contemporains utilisant les mêmes textes, prouvant ainsi que la musique sacrée « savante » n’est pas tout à fait morte, en tous cas dans le monde anglo-saxon.
À tout seigneur, tout honneur, et le concert ne pouvait que commencer par le fameux Miserere d’Allegri, donné en un très efficace dispositif de spatialisation avec une soprano soliste aux aigus d’une pureté cristalline. Il se terminera par une version du compositeur James MacMillan (né en 1959) qui évidemment comporte un hommage à la pièce ancienne dont elle démarque certaines formules.
Entretemps on aura pu entendre un « Ave Maria » de T. L. de Victoria puis de Mark Simpson (né en 1988), le Panis Angelicus de Rebelo puis celui de Pierre Villette, un émule de Poulenc, « Assumpta est Maria » de Palestrina puis de David Bendall (né en 1959). À l’« Alma redemptoris Mater » en plain-chant répond la version de Cecilia McDowall (née en 1951), au « Timor et Tremor » de Lassus, le « Tristis est anima mea » de Poulenc. Enfin au « Tota Pulchra es Maria » le « Sicut lilium » de John Barber (né en 1980). L’homogénéité du chœur, à cinq voix par pupitre, à l’exception des sopranos qui sont six, leur précision, leur capacité d’adaptation aux différents styles forcent l’admiration. Il faut dire que le geste rigoureux de leur cheffe est garant d’une vigilance de tous les instants. Avec ce concert qui touche à la perfection, ce troisième weekend s’achevait sur une note de pure grâce.
Frédéric Norac
3 octobre 2023
norac@musicologie.org
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1. Le programme « Streets of London » vient de paraître sous le label Fuga Libera (distribution Outhere)
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Dimanche 8 Octobre, 2023 12:43