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Paris, 10 novembre 2022 — Jean-Marc Warszawski

Nadezda Pisareva une grande personnalité pianistique de passage à Paris

Nadezda Pisareva, Goethe Institut Paris. Photographie © musicologie.org.

Cela a été oui, puis non et oui et non et c’est oui, il y a une saison Blüthner-Piano mon amour 2022-2023 au Goethe Institut de Paris et à Lyon, mais à la voilure considérablement réduite à deux récitals… et sans « pot de l’amitié » après concert comme cela était les saisons précédentes.

Ce 8 novembre, la pianiste Nadezda Pisareva présentait un répertoire musclé, voire monumental : de Ludwig van Beethoven, la sonate opus 53 en do majeur, « Waldstein », l’impromptu en fa mineur D 935 de Franz Schubert et les Davidsbündlertänzen de Robert Schumann.

On n’a pas retrouvé le public d’avant covidéo qui faisait salle comble, mais sa présence nombreuse est appréciable.

Bien qu’ayant participé au concours Long-Thibault en 2015, Nadezda Pisareva est inconnue en France. Fille du pianiste renommé Andreï Pisarev, elle est née à Moscou, a étudié à l’École centrale de musique de sa ville natale, puis au Conservatoire, enfin, boursière, à l’Universität der Kunst de Berlin, où elle enseigne actuellement.

Elle a été primée dans de nombreux concours, dont celui, très observé, de l’ARD (première chaîne de télévision allemande), s’est produite en tant que soliste dans de nombreux pays : Russie, Allemagne, France, Pays-Bas, Japon, Canada, Chine, Suisse (festival de Verbier), mais tourne essentiellement en Allemagne. Plusieurs de ses concerts ont été enregistrés par différentes stations de télévision.

Elle a enregistré trois cédés : des œuvres de Robert Schumann (label Classical Records, 2013), des œuvres du compositeur berlinois Gustav Bumcke, avec la saxophoniste Hannah Stohl (Deutschlandradio Kultur, 2015), la Hammerklaviersonate de Beethoven et les Musikalische Momente de Schubert (Guenuin 2022).

Dès les premières mesures de la 21e sonate, composée en 1804 et dédicacée au comte Waldstein, premier mécène viennois de Beethoven dix ans auparavant, Nadezda Pisareva capte l’attention du public et ne la lâchera pas une seconde jusqu’à la fin du récital. C’est une œuvre de recherche et de rupture d’avec la vocalise italianisante, qui se lance à l’exploration des ressources purement pianistiques, rythmiques, sonores, virtuoses, à l’exploitation des registres extrêmes d’un nouveau piano Érard étendu, que le compositeur vient d’acquérir. Il n’y a pas de mélodie à fredonner, mais des thèmes apparemment anodins, des bouts de phrases, une harmonie téméraire instable et une invention architectonique extraordinairement prolifique qui obligea à couper le 2emouvement (devenu une pièce séparée, l’Andante favori WoO 57) au profit d’un court épisode introduisant le 3e mouvement, transformant la forme en deux longs mouvements réels.

À cette sonate de la modernité du début xixe siècle, Nadezda Pisareva apporte la modernité et la jeunesse du début xxie siècle, ne cherchant pas une reconstitution d’époque, mais la sève vitale, l’universalité humaine de cette œuvre gigantesque. Son jeu est direct, sans affèterie, en rien romantique, un frappé volontaire d’une égalité horlogère, même dans les passages les plus tricotant de virtuosité, elle met en valeur les ruptures, les discontinuités, avec des traits cristallins lumineux de médium à aigu, un équilibre sonore aérant les voix internes et tirant, à l’opposé de la rudesse et violence de la pièce, une grande suavité de la somptueuse harmonie, avec un emploi très parcimonieux se la pédale forte. Enfin un Beethoven qui ne renvoie pas aux académismes et à l’histoire de la musique, mais à la vie.

Le bel impromptu en fa mineur de Schubert, plus chantant et apaisé dans l’esprit, mais pièce pianistique de choix, introduit une autre œuvre gigantesque que sont les 18 Davidsbundlertänze (Les danses de la ligue de David), déferlement inventif de tout ce que le piano peut exprimer et d’une grande virtuosité, qui révèle peut être que Schumann, à la veille de son mariage, mélangeait déjà un peu tout dans sa tête, mais génialement sur le papier à musique, ce que le père de Clara, hostile au mariage, aurait déjà remarqué. Mais cela pouvait passer pour un délicieux romantisme.

Nadezda PisarevaNadezda Pisareva, Goethe Institut Paris. Photographie © musicologie.org.

La ligue de David, roi musicien à la lyre qui battit Goliath était pour Schumann le symbole de sa lutte contre les conservateurs en musique. Il a imaginé une ligue d’artistes unis pour les faire disparaître. Un réel groupe d’amis qui se retrouvaient au café, et d’autres dont il a de son propre chef dressé la liste, les affublant de surnoms, comme dans toute société secrète. Une première édition qui fut remplacée, attribuait la composition de ces danses, dont beaucoup ne sont pas des danses, à Florestan (l’exubérant, l’impétueux) et Eusebius (le doux, le rêveur). Y était aussi portées des notes et des indications un peu fantasques, qui disparurent à la seconde édition réattribuée à Schumann, mais les pièces se rapportant toujours à l’un, à l’autre ou aux deux pseudonymes ensemble, notés par leurs initiales : « F » et « E ».

Le premier thème est tiré d’une mazurka de Clara Wieck, indiqué « Motto von C W » (thème de C W), à laquelle il présente son œuvre comme inspirée d’idées nuptiales, une fête de mariage (ils sont fiancés depuis peu), un Polterabend, où l’on brise de la vaisselle devant la porte des parents de la future mariée pour porter chance au jeune couple. Mais à son ami Carl Montag, il parle de danses de la mort, danses de Saint-Guy, danses de la grâce et danses des lutins. C’est plutôt cela, ou à en croire le titre, une armée d’artistes luttant contre les conservateurs. Clara n’appréciait pas cette œuvre qui lui semblait trop proche du Carnaval, opus 9 (se terminant d'aileurs par une « Marche des Davidsbündler contre les Philistins ».

De quoi inspirer une personnalité aussi libre et artistiquement forte qu’est Nadezda Pisareva qui fait ici merveille dans ces pièces de genre (ou caractéristiques) à mille facettes et sans continuité. Une succession d’impressions, plutôt fortes, au dommage que le mot « impressionnisme » soit déjà pris. Reste l’impressionnante Nadezda Pisareva et le privilège de l’avoir entendu en récital pour de vrai.

Jean-Marc Warszawski
10 novembre 2022


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Mardi 15 Novembre, 2022 15:38