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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— Les œuvres pour piano seul de Franz liszt

Les études ; Les rhapsodies ; Les années de Pèlerinage ; Harmonies poétiques et religieuses ; Consolations ; Apparitions.

Franz Liszt : Les Années de pèlerinage, 3e année

1re année : suisse ; 2e année : Italie ; 3e année.

1. Angelus ! Prière aux anges gardiens, 2. Aux cyprès de la Villa d’Este, Thrénodie no 1, 3. Aux cyprès de la Villa d’Este, Thrénodie no 2, 4. Les Jeux d’eau de la Villa d’Este, 5. Sunt lacrymae rerum, 6. Marche funèbre, 7. Sursum corda : Erhebet eure Herzen.

Les sept pièces qui forment cette « troisième année », publiée en 1883 sont toutes très tardives (de 1867 pour la no 6, de 1872 pour la no 5 et de 1877 pour les cinq autres). C’est donc un « vieux pèlerin » qui s’y exprime, et, bien qu’encore présents, les souvenirs et impressions de voyage, sur fond de beautés naturelles, de merveilles de l’art ou de coups de foudre littéraires, cèdent largement la place à un autre culte, celui de la vérité ultime de la foi.

Pour le mélomane moyen, quatre au moins de ces sept pièces, les nos 1, 5, 6 et 7, ne peuvent qu’apparaître déconcertantes : ce sont des morceaux austères, où Liszt tourne délibérément le dos à toute forme de séduction et où, malgré quelques trouvailles prophétiques, la langue se dessèche, créant le sentiment d’un appauvrissement extrême. La longue « prière » de l’Angelus initial, écrite il est vrai pour piano ou harmonium, en est l’illustration même, et le bref Sursum corda qui conclut le recueil, bien que marqué par une certaine emphase expressive, ne parvient qu’en partie, musicalement parlant, à « élever les cœurs ». Juste avant, avec Sunt lacrymae rerum et Marche funèbre, Liszt nous aura livré deux longues méditations particulièrement lugubres : la première, dont le titre est un vers de l’Enéide de Virgile se rapportant à la chute de Troie, avec en complément la mention en mode hongrois, et que d’ailleurs le musicien intitula d’abord « Thrénodie hongroise », est écrite à la mémoire des indépendantistes hongrois de 1848-1849, tombés en héros ; quant à la très sinistre marche funèbre, Liszt l’écrivit, dit-on, en hommage à l’empereur Maximilien du Mexique, tué lors de la révolution de 1867.

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 1. Angelus ! Prière aux anges gardien, par Bertrand Chamayou.

 

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 5. Sunt lacrymae rerum, par Zoltán Kocsis.

 

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 6.  Marche funèbre, par Lazar Berman.

 

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 7. Sursum corda : Erhebet eure Herzen, par Alfred Brendel.

Bien que leur caractère de déplorations funèbres les fasse échapper elles aussi à toute tentation de séduction, on mettra sur un tout autre plan les deux grandes Thrénodies intitulées « Aux cyprès de la Villa d’Este ». Liszt les évoque dans une lettre de septembre 1877 à la princesse de Wittgenstein : « Ces trois jours, je les ai passés tout entiers sous les cyprès ! C’était une obsession, impossible de songer à autre chose, même à l’église. Leurs vieux troncs me hantaient, et j’entendais chanter et pleurer leurs rameaux, chargés de leur inchangeable feuillage. Enfin les voilà couchés sur du papier de musique… » Nées dans la solitude du parc de Tivoli, où le musicien séjourna à diverses reprises à partir de 1864, voilà en effet deux grandes et belles pages de notre vieux pèlerin. « Les deux pièces, de ton grave, [profondément] émouvant, révèlent un travail harmonique affiné : développements chromatiques de la mélodie dans la première ; motif d’entrée « tristanien » et parcours d’arpèges dans la seconde »31.

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 2. Aux cyprès de la Villa d’Este, « Thrénodie » no 1 par Alfred Brendel.

 

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 3. Aux cyprès de la Villa d’Este, « Thrénodie » no 2., par Zoltán Kocsis.

C’est cependant au beau milieu, avec les fameux Jeux d’eau de la Villa d’Este, que se situe le vrai trésor de cette « troisième année ». Ils célèbrent le décor enchanteur de la Villa d’Este à Tivoli, ce réseau ombragé de sources, de fontaines, de cascades et de grottes ruisselantes. Faisant ainsi contraste avec les autres pièces du recueil, ils ravissent déjà l’auditeur en revenant à la contemplation des premiers temps du pèlerinage. Mais notre magicien ne se contente pas de renouer avec son passé, car son art atteint ici un zénith, dans une réalisation pianistique d’une beauté confondante : « Ecriture fluide, miroitante, reflétant aux prismes d’une lumière irisée l’eau jaillissante, - petites notes en éclaboussures de perles fines, trémolos, trilles, passages de tierces, formules arpégées, harmonies fluctuantes… »32 De plus, « cette haute pièce de virtuosité ne fait pas que ranimer l’amour pour les beautés d’ici-bas ; elle les relie à celles d’en haut en rendant à l’eau courante de la Villa d’Este les vertus vivifiantes de l’eau consacrée du baptême, comme le souligne la citation latine de l’Evangile de Jean que Liszt a inscrite en clair au centre de sa partition… »33  Dans l’esprit du vieux Liszt, cette citation qui, en plein cœur du morceau, reprend les paroles du Christ à la Samaritaine (« Mais l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissante, pour l’éternité… »), revêtait sûrement une signification profonde.

Franz Liszt, 3e Année de pèlerinage, 4. Jeux d’eau de la Villa d’Este, par Claudio Arrau.

Notes

31. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998  , p. 463 [fichier epub].

32. Ibid., p. 463-464.

33. Galliari A., Notice accompagnant l’enregistrement de N. Angelich chez Mirare.

plume Michel Rusquet
11 janvier 2021
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bouquetin

Lundi 11 Janvier, 2021 3:04