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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— Les œuvres pour piano seul de Franz liszt

Les études ; Les rhapsodies ; Les années de Pèlerinage ; Harmonies poétiques et religieuses ; Consolations ; Apparitions.

Franz Liszt : 2e année de pèlerinage : Italie

1re année : suisse ; 2e année : Italie ; 3e année.

1. Sposalizio, 2. Il Penseroso, 3. Canzonetta del Salvator Rosa, 4. Sonetto 47 del Petrarca, 5. Sonetto 104 del Petrarca, 6. Sonetto 123 del Petrarca, 7. Après une lecture de Dante, et supplément Venezia e Napoli : 1. « Gondoliera », 2. « Canzone », 3. « Tarantella ».

Réunies dans une « deuxième année » publiée en 1858, soit trois ans après « l’année suisse », ces sept pièces, révisées elles aussi lors du premier séjour de Liszt à Weimar, remontent pour la plupart à la période 1837-1839, celle des années italiennes des deux amants. La littérature y tient à nouveau une grande place, Liszt se rangeant cette fois sous la bannière de Pétrarque (trois pièces) ainsi que de Dante, via un poème écrit par Hugo et inséré dans Les Voix intérieures. Pour le reste, les références à la nature du cahier suisse cèdent la place à l’art à travers les figures de Raphaël et de Michel-Ange.

Dans la merveilleuse pièce intitulée Sposalizio qui ouvre le cahier, inspirée par la toile de Raphaël Le mariage de la Vierge que Franz et Marie avaient contemplée au palais Brera de Milan, « le musicien est parvenu à créer une atmosphère à la fois sereine comme l’azur et chaleureuse comme l’or, l’équivalent auditif de la douce lumière du tableau, à traduire aussi cette attente d’un mystère à la fois sacré et familier »25. Après le rayonnant mi majeur de cette pièce toute dévolue à l’amour mystique, voici le sombre ut dièse mineur d’Il Penseroso, inspiré par la statue de Michel-Ange qui orne un tombeau des Médicis dans l’église San Lorenzo de Florence. En exergue, le quatrain de Michel-Ange sur la « Statue de la nuit » avec ces mots : « Ne pas voir, ne pas entendre m’est un grand bonheur ; aussi ne m’éveille pas, mais parle à voix basse ! ». Avec son rythme fatidique,  ses quintes vides et ses dissonances douloureuses, on a là une méditation austère et lugubre, profondément troublante, que Liszt a eu l’heureuse idée de faire suivre d’une simple et charmante chanson des rues, Canzonetta del Salvator Rosa, un petit air de marche écrit par Bononcini sur un poème attribué à ce peintre napolitain du xviie siècle.

 

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 1. « Sposalizio », par Jorge Bolet, DECCA 1984.

 

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 2. Il Penseroso, par Lazar Berman, Deutsche Grammophon, 1977.

 

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 3. « Canzonetta del Salvator Rosa » par Aldo Ciccolini, Parlophone, 1961.

Avec les Trois sonnets de Pétrarque, nous avons à nouveau quelques grands joyaux de la production de notre musicien-poète. Écrits au départ sous la forme de Lieder pour ténor et piano, ces sonnets « atteignent un lyrisme, une richesse et une efficacité de l’expression les situant au premier rang de la musique romantique pour l’instrument ».26 « Bénis soient le jour, le mois, l’année, l’heure, le lieu, l’instant où je devins prisonnier de ces deux yeux brillants… » : cantique d’action de grâces, expression aussi de l’exaltation amoureuse et charnelle, le sonnet 47 est une des merveilles du recueil. Plus célèbre encore, le sonnet 104 (« Paix je ne trouve et n’ai à faire guerre, et je crains et espère, et brûle et suis de glace… En cet état je suis, Dame, à cause de vous » ) fait entendre une sublime élégie amoureuse où alternent les flambées d’enthousiasme et de passion et des moments de poignante tristesse, jusqu’à une conclusion totalement apaisée. Quant au troisième, ce sonnet 123 où, malgré de timides poussées de fièvre, on entend surtout un rêve d’amour contemplatif et d’une infinie tendresse (« Je vis sur terre des images angéliques et une beauté céleste… »), c’est à se demander s’il n’est pas plus beau encore avec ses trémolos séraphiques et ses mille richesses harmoniques. « C’est le plus flou, le plus vague des trois sonnets, aussi vaporeux que les « sogni, ombre e fumi » du poète, jusqu’aux harmonies impressionnistes des dernières lignes, jusqu’à ces mesures où s’assoupit la conscience, hypnotisée par l’insistante oscillation entre les accords de mi (avec septième) et de la bémol ».27

Ces  trois sonnets avaient connu au piano une première version (publiée en 1847) quasi contemporaine (années 1838-39) de la version initiale pour voix et piano. Nous en proposons l’écoute en parallèle des versions définitives :

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 4. « Sonetto 47 del Petrarca », par Louis Lortie.
1re version par Alexander Gadjiev.

 

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 5. « Sonetto 104 del Petrarca », par Claudio Arrau.

1re version par Alexander Gadjiev.

 

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 6. « Sonetto 123 del Petrarca », par Francesco Piemontesi.

1re version par Alexander Gadjiev

Après ces trois chants sans paroles à la gloire de l’amour, voici l’épopée Après une lecture de Dante, immense Fantasia quasi sonata (c’est son sous-titre) qu’on appelle parfois « Dante Sonata » lorsqu’on la joue isolément. Une oeuvre impressionnante, riche en contrastes, dans laquelle on peut voir une brillante récapitulation des obsessions musicales et poétiques du Liszt des premières années italiennes. « C’est l’Inferno de Dante qui y est peint, avec ses « étranges langues, horribles cris, paroles de souffrance, rugissements de colère ». Elle est d’un seul mouvement continu, puissant, passionné, éminemment orchestral, qui dénonce son caractère d’ample improvisation ; toutefois s’y discerne une permanente hésitation — une confrontation — entre des éléments de forme sonate et la structure de la forme cyclique. Épique, grandiose, la Dante Sonata compte parmi les plus belles réussites des Années de pèlerinage, et anticipe à maints égards la grande sonate en si mineur »28.  Remarquons cependant qu’ici le musicien semble n’avoir guère cherché à s’adresser « à quelques-uns plutôt qu’à la foule », de sorte que l’immense popularité de ce morceau a quelque chose de suspect : comme l’écrit Guy Sacre « on en aime trop le bruit et la fureur », aux dépens des purs joyaux qui le précèdent dans le même cahier.

Franz Liszt, 2e année de Pèlerinage, 7. Après une lecture de Dante, par Alexander Gadjiev.

 

Venezia e Napoli

1. Gondoliera, 2. Canzone, 3. Tarantella.

En 1859, soit un an après la publication de la « deuxième Année », Liszt enrichit celle-ci d’un supplément paré du titre évocateur de Venezia e Napoli. Deux des trois pièces qui le composent — la première et la troisième — ne sont, une fois encore, que la version remodelée de morceaux issus d’un petit recueil du même nom écrit en 1838.

Toute vouée à la magie sonore, Gondoliera, qui exploite une canzone (La biondina in gondoliera) d’un certain Cavaliere Peruchini, est une magnifique barcarolle aux variations ornementales merveilleusement ouvragées, dont le chant, dans la dernière page, s’évanouit dans le lointain sur des harmonies enchanteresses. Canzone, la deuxième pièce, sur un air de gondolier (Nessun maggior dolore) tiré de l’Otello de Rossini, « est bâtie sur les prestiges d’un accompagnement en trémolos (…) évoquant les vibrements des mandolines dans la nuit lourde de peine et de pressentiments ».29

Franz Liszt, Venezia e Napoli
1. « Gondoliera », par Nicholas Angelich.
2. « Canzone », par Jorge Bolet.

Puis, beaucoup plus développée que les deux premières, et encore plus célèbre (à juste titre), voici l’extraordinaire Tarantella (en sol mineur, presto), « joyau du pianisme lisztien, tour de force virtuose, mais réussi dans la finesse. Du reste, plus inoubliable encore que les volets extérieurs, avec toute leur frénésie fantasque, leur diablerie (…), est le volet central (en mi bémol majeur), une canzona napolitana, d’une volupté, d’un délice extrême, l’accompagnement tout trémulant d’accords brisés sous le chant épandu parfois en sixtes, en accords, et coupé de brèves digressions acrobatiques (on le retrouvera à la fin du morceau, rythmé lui aussi à la tarentelle, exultant, dans une folle ébriété). »30

Franz Liszt, Venezia e Napoli, 3. « Tarantella » par, Marc-André Hamelin, enregistrement public.

Notes

25. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 1689.

26.Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998  , p. 462 [consultable format epub]

27. Sacre Guy, op. cit., p. 1691-1692.

28. Tranchefort François-René, op .cit., p. 462.

29. Sacre Guy, op. cit., p. 1694.

30. Ibid.

Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998.

plume Michel Rusquet
3 janvier 2020
© musicologie.org


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bouquetin

Dimanche 3 Janvier, 2021 2:33