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Opéra de Lyon (flux vidéo), 26 mars 2021 —— Frédéric Norac.

Le Château de Barbe-Bleue ou la traversée du miroir

Opéra de Lyon, Le château de Barbe-Bleue. Photographie © Stophlet.

Deuxième volet du Festival « Femmes libres ? » de l’Opéra de Lyon, la production du Château de Barbe-Bleue de Bela Bartók repousse très loin les limites de ce qu’il est « permis » de montrer sur une scène d’opéra et elle était du reste annoncée comme « déconseillée au moins de 16 ans ».

Le metteur en scène Andri y Zholdak y propose en effet un spectacle en deux parties dont la première consiste en une exploration de l’inconscient du personnage masculin, dans une vision d’une crudité extrême. Dominée par la violence physique et psychologique, les scènes de sexe les plus explicites, elle se déroule dans un décor d’appartement monté sur une tournette en perpétuel mouvement qui montre un salon, une cuisine sordide et une salle de bains paradoxale, où s’agitent des créatures fantomatiques, les femmes mortes de Barbe-Bleue, parmi lesquelles figure un homme, et auxquelles il a adjoint deux vieilles dames dont une boiteuse et un couple d’hommes homosexuels entre deux âges dont rien ne nous est caché de la sexualité. Tout cela, filmé en direct, sera réutilisé dans la deuxième partie pour illustrer la progression de Judith à travers la psyché de Barbe-Bleue, cette fois, de façon allusive comme autant de bribes d’imaginaire, dans le décor arrêté d’un corridor aux portes multiples, entre deux miroirs et qui s’ouvre en un gouffre béant sur le cosmos et sur la nuit. Car c’est peut-être là le choix le plus audacieux du metteur en scène : faire jouer deux fois l’opéra dans deux approches plutôt complémentaires avec deux héroïnes féminines différentes. La première, incarnée de façon époustouflante par Eve-Marie Hubeaux, erre angoissée dans un cauchemar où, dans son désir amoureux de tout connaître de la libido de Barbe-Bleue, elle se perd jusqu’à disparaître après sa traversée du miroir, tandis que la seconde, Viktoria Karkacheva, puissante et imperturbable dans son désir de tout savoir, semble assumer son destin et sa disparition comme une victoire, l’une victime et l’autre bourreau.

Opéra de Lyon, Le château de Barbe-Bleue. Photographie © Stophlet.

Cette double conception s’illustre aussi dans la nature vocale des deux interprètes, plus lyrique et plus claire chez la première, tandis que la seconde offre à son personnage un mezzo puissant aux reflets de bronze. Leur répond le Barbe-Bleue subtil, pervers et tourmenté de Karoly Szeremedy, dont la basse au timbre « froid », la parfaite articulation, l’allure aristocratique créent un personnage aux multiples facettes, étrange mélange de délicatesse et de violence.

Entendre deux fois l’œuvre à si peu de distance, permet la deuxième fois où la mise en scène s’est allégée et où la dimension visuelle empiète moins sur la dimension musicale, d’en apprécier la magie, la beauté orchestrale et le pouvoir d’évocation qui, associés aux sonorités de la langue hongroise, lui confèrent sa fascination.

Remarquablement porté par la direction de Titus Engel à la tête d’un orchestre de toute beauté, et une direction d’acteurs extrêmement fouillée, ce spectacle à la distribution de premier plan, ne sera certes pas du goût de tout le monde. Il aurait sûrement scandalisé une partie du public s’il avait été donné dans des conditions normales. Pour qui voudra s’y risquer, il constituera sans doute une expérience dérangeante, mais qui, à sa façon, brutale et provocante, traverse le miroir pour plonger au cœur de l’œuvre et de son arrière-plan psychanalytique.

Spectacle visible en replay sur Medici TV (chaîne à péage)

Frédéric Norac
26 mars 2021


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bouquetin

Dimanche 28 Mars, 2021 23:40