musicologie

10 avril 2021 —— Jean-Marc Warszawski.

L'amour de Célimène Daudet

Célimène Daudet, Haïti mon amour, œuvres pour piano de Ludovic Lamothe, Justin Elie, Edmond Saintonge. Nomad Music 2021 (NMM 087).

Enregistré à la Philharmonie de Paris en novembre 2019.

Il y a, dans chaque cédé de Célimène Daudet, quelque chose de raffiné, d’original, de personnel. Pour ce sixième elle a soulevé non pas des pépites, mais des œuvres travaillées et achevées, issues d’un artisanat local lointain pour nous mais rayonnantes d’humanité universelle.

Partie à la recherche des origines haïtiennes de sa mère, elle a fondé dans ce bout d'île, en 2017, un festival de musique, malheureusement contrarié par des troubles sociaux et la succession d’épidémies que nous connaissons actuellement, aggravées par la réaction calamiteuse de nos gouvernants qui confondent maladie et invasion, militaire. Elle a aussi croisé Claude Dauphin, musicologue renommé québécois, Haïtien de naissance, fondateur, il y a une quarantaine d’années de la Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne.

C’est ainsi que les partitions, essentiellement pour ce cédé, de deux compositeurs un peu frères siamois, sont tombées sous les doigts de Célimène Daudet.

Ludovic Lamothe (1882-1953), a étudié le piano avec sa mère, la poétesse Virginie Sampeur, et dans une institution de Port-au-Prince. Il est à Paris en 1910, où il se perfectionne auprès de Louis Diémer avant de retourner en Haïti où il est compositeur, pianiste, enseignant.

Justin Elie (1883-1931) était à Paris une dizaine d’années avant son collègue pour suivre le cours d’Antoine-François Marmontel et de Charles-Wilfrid Bériot au Conservatoire. De nouveau en Haïti il développe sa carrière musicale, puis émigre à New York en 1921 où il est aussi arrangeur, chef d’orchestre, animateur d’une émission de radio et compositeur de musique pour des films muets.

Tous deux firent des tournées à Cuba, en Jamaïque, Venezuela, et autres territoires d’Amérique dite latine.

Figure aussi sur cet enregistrement une pièce d'Edmond Saintonge (1861-1907), fils d'un haut gradé assurant la sécurité du dictateur Sylvain Salnave fuyant le pays quand le régime est renversé en 1869. Pendant cette fuite sans succès, plusieurs enfants et plusieurs femmes, dont peut-être la mère d'Edmond Saintonge sont tués dans des embuscades. Les fuyards sont arrêtés, mais Nécolès Saintonge arrive à s'évader. On ne sait pas s'il arrive à gagner Paris avec son fils, mais dans tous les cas de figure, disparaît mystérieusement (au moins des archives). Edmond Saintonge est recueills par deux sœurs, Eugénie et Laure Landais qui lui enseignent la musique et l'inscrivent, parallèlement à ses études, au Conservatoire de paris. Après ses études secondaires, de retour en Haïti, il s'installe comme pharmacien à Léogâne.

On aurait dit du premier qu’il était le « Chopin noir », ce qu’on semble, malheureusement, vouloir reprendre aujourd’hui comme élément de langage vendeur. Or, contrairement au but recherché, être désigné comme la copie d’un autre n’est pas un compliment. Esthétiquement, même si l'influence de Chopin peut être reconnaissable dans certaines de ses pièces (plage 12), les somptueuses harmonies indiqueraient plutôt une filiation avec Robert Schumann et l’esprit des romances sans paroles de Felix Mendelssohn. Ce sont des romances sans paroles, le plus souvent à danser, ou des danses chantées sans paroles à écouter, mais dans la réalisation tant harmonique ou rythmiques on est dans les Caraïbes, avec la habanera (plage 6), emblème de l’identité cubaine (renvoyée par effet boomerang en Espagne), même valse-tango (plage 3), un tango qui depuis la culture des esclaves capturés en Afrique et leurs descendants, est train de devenir, en cette fin du xixe siècle, la marque musicale de l’Argentine, avant de faire danser l’Occident sur des rythmes réguliers simplifiés.

Quant à elle, Haïti, qui a gagné son, indépendance par les armes contre la France en 1804, possède la méringue, de salon, à danser, ici plutôt de concert, avec ses cinq croches pour deux temps, ou sa métrique contrapuntique à 5/8 ou son alternance 2/4, 5/8. Elle est de 1915 à 1934, la musique de ralliement national sous l’occupation américaine (plages 4, 5, 7, qui semble avoir inspiré des musiques de films et 11).

Il y a aussi l’évocation des cérémonies vaudou, ce rassemblement de croyances spirituelles et de modes de vie, qui a concouru à unifier les esclaves africains, aux nombreuses cultures et langues différentes (page 8).

Cette musique sensuelle, jouissive, qui rappelle tant de choses à notre oreille occidentale et passe à côté de tout sans s’y accrocher, peut être assimilée, par un formalisme intellectuel mou à un métissage entre Occident, Afrique, Amérique amérindienne. Or il s’agit plutôt, à l’image des gamètes humains, d’un brassage, d'un recyclage organique, produit, comme cela se passe partout alors dans la vieille Europe, par l’accouplement des musiques populaires et des musiques dites savantes quittant les fastes aristocratiques et la pseudo universalité, pour les salons et les théâtres bourgeois et un public local.

Malgré la violence et la dureté d’une histoire sociale issue de l’esclavagisme et du pillage colonialiste, de dictatures sanglantes, puis pour ce qui concerne Ludovic Lamothe, d’occupation américaine, cette musique, malgré quelques tensions, exacerbées dans le tango d’Argentine, est ici joyeuse, amoureuse, festive sans excès. Ce sans excès qui caractérise assez bien le jeu de Célimène Daudet, si à l’aise dans ces rythmes et accentuations irrégulières, auxquels la formation classique de par chez nous ne l’a pas accoutumée.

Dans un temps où les programmes musicaux sont si figés dans leur uniformité et que la mondialisation, autrement dit la culture fast food américaine liée à la médiacratie écrasent tout, cet enregistrement est comme un bonheur de liberté.

Ludovic Lamothe, Danza no 4 (plage 3).

1. Ludovic Lamothe, Feuillet d’album no 1

2. Justin Elie, Chants de la montagne no 1 « Echo-Isma »

3. Lamothe, Danza no 4.

4. Elie, Méringue populaire haïtienne no 2.

5. Edmond Saintonge, Élégie, méringue.

6. Lamothe, Danza no 1 « Habanera ».

7. Elie, Méringue populaire haïtienne n°4.

8. Lamothe, Icônes vaudouesques, « Loco ».

9. Elie, Chants de la montagne no 2, « Nostalgie ».

10. Lamothe, Feuillet d’album no 2.

11. Elie, Méringue populaire haïtienne no 1.

12. Lamothe, Danza no 3.

13. Frédéric Chopin, Chants Polonais, opus 74, « Printemps », transcription de Franz Liszt.

 

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 Jean-Marc Warszawski
10 avril 2021


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Samedi 10 Avril, 2021 17:44