24 mars 2021 —— Frédéric Norac.
Opéra de Lyon, Ariane et Barbe-Bleue. Photographie © Mar Flores Flo.
Créé à l’Opéra-Comique en 1907, Ariane et Barbe-Bleue s’inscrit dans la lignée des opéras symbolistes du tournant du vingtième siècle. S’il partage avec le Pelléas de Debussy les mêmes origines littéraires — le livret est de Maeterlinck — l’unique opéra de Dukas regarde nettement du côté de l’héritage wagnérien, notamment à travers le rôle-titre dévolu à un grand soprano dramatique et une prédominance du discours orchestral sur celui de la voix et sur le lyrisme.
Dans cet opéra « féministe », le dramaturge belge met en scène un personnage de femme puissante, Ariane (une allusion à celle du fil ?), venue en épouse au Château de Barbe-Bleue pour en délivrer ses épouses précédentes, réputées mortes, mais qu’elle pressent comme vivantes et qu’elle retrouvera en effet aux tréfonds du château, se survivant dans une obscurité qui est celle de leur passivité et de l’oubli dans lequel les tient leur « bourreau ». Au moment ultime de la délivrance, lorsque Barbe-Bleue neutralisé par ses paysans en révolte sera à leur merci, elles refuseront de le quitter et soigneront ses blessures tandis qu’Ariane, déçue, les abandonnera à leur destin et retournera à sa liberté personnelle, d’où le titre originel Ariane et Barbe-Bleue ou la délivrance inutile.
Dans sa nouvelle production pour l’Opéra de Lyon, Alex Ollé a voulu minimiser l’échec d’Ariane et actualiser le message de la pièce au regard de problématiques contemporaines. La scène finale où Ariane libère Barbe-Bleue de ses liens, comme un animal dompté, et où les épouses soignent ses blessures, est devenue une scène de vengeance « impuissante » contre les violences subies. Les femmes s’y repassent un poignard meurtrier sans parvenir à en frapper le monstre et le maltraitent tour à tour et l’humilient, pour finalement le présenter au public défait et ligoté sur sa chaise comme un pauvre hère, non sans avoir regardé comme à regret Ariane s’éloigner avec sa nourrice sur les mots « Adieu, soyez heureuses ».
Si cette lecture ne trahit pas tout à fait le propos initial, elle le gauchit légèrement en introduisant un élément de tragique là où le livret originel jouait d’une certaine ironie. Maeterlinck s’amuse en effet à donner aux cinq épouses les prénoms des héroïnes de ses pièces antérieures — toutes des victimes — et conclut ce « conte musical » sur une interrogation. Chez lui, en effet, « Barbe-Bleue relève lentement la tête ». Va-t-il reprendre le pouvoir ou est-il guéri ?
Il n’en reste pas moins que sa mise en scène se révèle une très grande réussite et parvient à animer ce théâtre de l’irreprésentable dans un mélange de réalisme (le premier acte et son repas de noces ou la bataille des paysans et de Barbe-Bleue au troisième) et de magie visuelle (l’ouverture des portes et la découverte des salles des pierres précieuses ou la sortie du souterrain). Sa remarquable direction d’actrices offre un subtil portrait psychologique des épouses, et singulièrement celui bouleversant d’Alladine, rôle muet incarné par la comédienne Caroline Michel, ou celui d’Ariane, optimiste et pleine de tendresse maternelle pour ses « sœurs ». Surtout elle évite intelligemment toute forme de littéralité et de redondance et se meut dans un registre entre rêve et réalité qui répond parfaitement au climat originel de la pièce.
Katarina Karneus s’est fait une spécialité du rôle d’Ariane dont elle possède la puissance vocale et l’ampleur mais la voix n’a pas toujours la même stabilité face à une écriture très tendue. Les quatre épouses sont incarnées par quatre jeunes voix où se distinguent particulièrement la Sélysette d’Adèle Charvet à l’articulation impeccable et la voix très fraîche de la Mélisande d’Hélène Cavalier. Une mention pour le solide mezzo d’Anaik Morel dans le rôle un peu ingrat de la Nourrice et la belle stature au moins théâtrale qu’offre Tomislav Lavoie au rôle plus qu’épisodique de Barbe-Bleue.
À la tête de l’orchestre de l’Opéra de Lyon, remarquable de précision et de couleur, Lothar Königs exalte la beauté et la densité de l’orchestration de Dukas, notamment dans les deux préludes magnifiques de l’acte II et de l’acte III. Les chœurs de l’Opéra de Lyon, se révèlent aussi convaincants face aux exigences de la mise en scène qui les utilise comme figurants, que face à la partition qui les maintient presque toujours en coulisses jusqu’à leur irruption dans le tableau final, comme un rappel du monde extérieur.
Spectacle visible en replay sur Medici TV et sur Arte Concert à partir d’avril.
Frédéric Norac
27 mars 2021
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