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Opéra-Bastille (flux vidéo), 18 février 2021 —— Frédéric Norac.

Aïda : opéra colonialiste ?

Aïda, Opéra-Bastille. Capture d'écran.

À n’en pas douter la nouvelle production d’Aida de l’Opéra de Paris n’aurait pas fait l’unanimité si elle avait été présentée à un public « réel ». La metteuse en scène néerlandaise Lotte de Beer a voulu en faire le véhicule d’un discours critique sur l’idéologie « colonialiste » et même « impérialiste », qu'elle a cru percevoir à l'arrière-plan du livret exotique de Mariette et Ghislanzoni. Sa conception se concrétise singulièrement dans la fameuse scène du Triomphe au deuxième acte, transposée dans une sorte de musée où les représentants de la bonne société de l'ère industrielle, coupe de champagne à la main, attendent l'arrivée du vainqueur de la dernière guerre de conquête, se promenant parmi les vitrines qui recèlent les trophées de guerres antérieures au milieu desquels trône un magnifique char égyptien doré, usurpé par l'archéologie européenne dans les tombeaux pharaoniques. S'ensuit dans un petit théâtre dans le théâtre une série de tableaux vivants avec changement de costumes à vue où défilent, sans ordre et dans un chaos volontairement ridicule, une fresque égyptienne, Napoléon franchissant le Grand-Saint-Bernard, les Américains plantant leur drapeau sur l'ile Iwo Jima, la Liberté guidant le peuple (sic !) et qui s'achève sur Radamès mal à l'aise et cherchant à prendre la pose la plus avantageuse tandis qu'Amnéris se déguise en Victoire de Samothrace  pour venir compléter le tableau de sa gloire.

Aïda, Opéra-Bastille. Capture d'écran.

Il va sans dire que toute forme de ballet a disparu, remplacé par quelques pantomimes, notamment dans la scène des appartements d'Amnéris où ses dames de compagnie, en jupons, caraco et pantalon, ont tout l'air de sortir d'un bordel vu par les peintres du xixe siècle tandis que la Princesse, elle-même en petite tenue, s'énerve à essayer des oripeaux pour être la plus belle pour aller au Temple.

Aïda ici est pourvue d'un double, une marionnette « noire » manipulée à vue que la chanteuse suit pas à pas et dont elle redouble le langage corporel expressif. Son père Amonasro possède également son double, mais réduit à une sorte d'homme tronc. Faut-il y voir la volonté de faire de ces deux personnages représentant les opprimés de l'histoire, tout en évitant le périlleux « blackface », une sorte de fantômes d'eux-mêmes ? L'intention est bien difficile à déchiffrer, mais la clef réside peut-être dans la scène finale, visuellement de toute beauté. Le tombeau où est emmuré vivant Radamès est jonché de cadavres-marionnettes, victimes comme lui de l'idéologie régnante, parmi lesquels les manipulateurs cherchent désespérément celui d'Aïda qui finit par réapparaitre pour s'unir à lui sous sa forme vivante, celle de la chanteuse, tandis qu'à l'avant-scène Amnéris chante son remords et son désespoir de les avoir jetés en pâture à la tyrannie du pouvoir.

Aïda, Opéra-Bastille. Capture d'écran.

Avouons-le, ce dernier tableau rachète largement quelques excès et quelques idées assez potaches du reste de la production. Mais c'est surtout la dimension musicale qui lui permet de triompher de toutes les réserves qu'elle peut susciter. Le chef italien Michele Mariotti dirige un orchestre des grands soirs en totale empathie avec lui et donne du chef-d'œuvre de Verdi une vision parfaitement équilibrée entre scènes spectaculaires et intimes, dosant subtilement urgence dramatique et lyrisme, magnifiant l'instrumentation si inventive dans une recherche de la teinte juste toujours poétique et évocatrice. La distribution quant à elle frise l'idéal. Absolument hors pair l'Aïda de Sondra Radvanovsky, voix puissante, richement timbrée, à l'aigu d'une incroyable pureté aussi parfaite musicalement qu'au plan expressif. Magnifique aussi le mezzo profond et large de Xenia Dudnikova en Amnéris, très touchante dans les dernières scènes où elle s'investit pleinement dans le désarroi de son personnage. La voix large, l'émission un peu trop sombrée de Jonas Kaufmann ne sont pas exactement notre conception du rôle de Radamès, mais reconnaissons qu'il lui apporte une stature surdimensionnée et se révèle au final très convaincant. Ludovic Tézier est sûrement actuellement le modèle même du baryton Verdien et son timbre de bronze et sa diction châtiée donnent à Amonasro un relief tout à fait exceptionnel. De moindre relief le Ramfis de Dmitry Belosselskiy et un rien pâteux le roi de Salomon Howard. Ici l'excellence se retrouve jusque dans les plus petits rôles avec le Messager remarquable de Alessandro Liberatore et le choix d'une authentique prima donna, Roberta Mantegna, pour incarner le personnage épisodique de la Sacerdotessa.

Aïda, Opéra-Bastille. Capture d'écran.

La précédente production d'Aïda à l'Opéra-Bastille due à Olivier Py n'avait guère soulevé l'enthousiasme. Celle-ci paraîtra, par bien des aspects, contestable et de plus un peu compliquée à mettre en œuvre pour une éventuelle reprise, notamment à cause de ces marionnettes qui réclament tout de même chacune trois manipulateurs, mais elle arrive par instant à toucher à une certaine vérité de l'œuvre qui n'est pas seulement dans son arrière-plan « historique » ou « politique », mais qui touche à une dimension universelle qui est celle des passions humaines.

Spectacle visible en replay sur le site Arte TV et jusqu'au 28 février et diffusé sur la chaine de télévision Arte le 21 février à 14h30

Frédéric Norac
20 février 2021


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