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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.

Les œuvres pour piano de Carl Maria von Weber  (1786-1826)

La musique pour piano ; la musique de chambre ; la musique concertante ; la musique symphonique.

Liszt et Chopin leur attachaient beaucoup de prix, quelques pianistes plus contemporains, et non des moindres, ont tenu à leur faire honneur, et pourtant les œuvres pour piano de Weber font un peu figure d’oubliées. Bien sûr, cette production, qui s’est étalée de 1798 à 1822, souffre de la proximité de celle de Beethoven, plus riche et surtout plus profonde, comme de celle de Schubert, d’une inspiration autrement plus émouvante. Si elle est si peu fréquentée, c’est aussi que, conçue par un pianiste très brillant, doté qui plus est de mains d’une étendue exceptionnelle, elle regorge de vastes accords, d’octaves rapides, d’écarts redoutables et de sauts périlleux qui peuvent vite avoir un effet dissuasif sur nombre de pianistes. « Mais on se méprendrait de n’y voir que vaines prouesses d’acrobate, vides de sens. Un vrai musicien, doublé d’un magnifique pianiste, exprime sur les touches une véritable joie de la vélocité, franche, naïve, et contaminatrice : il est l’initiateur, pour ainsi dire, du mouvement perpétuel, griserie des doigts et de l’esprit. Sa muse, qui raffole de théâtre […], se plaît aussi à l’exotisme ; à l’occasion (voyez les variations), elle se déguise en Russe, en Tzigane, emprunte un rythme à l’Espagne, un autre à la Pologne […]. Weber prolonge Hummel […]. Avec plus d’invention et de hardiesse. C’est lui qui a prouvé, avant Chopin, que la virtuosité, loin de nuire à l’inspiration, peut l’éveiller, la prendre par la main, et l’acheminer sur les terres de la poésie. »2

Les quatre Sonates

Ces quatre Sonates, Weber les écrivit entre 1812 et 1822, c’est-à-dire à l’époque où Beethoven composait les dernières des siennes, mais on se gardera bien d’y chercher développements complexes et grands échafaudages contrapuntiques, de même qu’une remise en cause du moule classique de la sonate. En revanche, dans des constructions qui souvent doivent plus à l’instinct qu’à la raison, et peuvent parfois déconcerter par leur décousu, on y trouvera en abondance de la fantaisie, du panache, du pittoresque, de la couleur (quasi orchestrale), de la poésie, voire du fantastique, et bien entendu un fort penchant opératique. Par beaucoup d’aspects, on pourrait dire avec Guy Sacre que, sans l’avoir cherché, Weber a inventé la sonate romantique, mais sa singularité majeure reste son inclination pour l’opéra : « Il entraîne la sonate où elle n’est presque jamais allée encore, du côté du théâtre et de la danse. Tel mouvement ferait un duo d’opéra, tel autre une scène de ballet : il n’y manque, au fond, que l’argument, d’ailleurs facile à imaginer, presque lisible entre les portées ; ce sont les thèmes, déjà, de la jeunesse romantique, que la grotte du Freischütz, que le cor d’Obéron feront un jour rêver. »3

De la première, l’opus 24 en ut majeur, on connaît surtout (et souvent sans le savoir…) l’étincelant rondo final que le compositeur appela « L’Infatigable » et qui, détaché très tôt de cette sonate, a fait une carrière glorieuse sous le nom de « mouvement perpétuel » ou de Perpetuum mobile. C’est l’exemple même du Weber prestidigitateur, mais ces pages sont animées d’une vie si fébrile qu’on se laisse prendre à ces acrobaties digitales. Tout aussi caractéristiques ou presque, les deux premiers mouvements (allegro et adagio), dans lesquels on relève une certaine variété d’humeur, avec quelques belles touches de mélancolie et d’émotion, illustrent surtout le côté décousu du musicien et, bien entendu, sa fibre opératique, particulièrement sensible dans le troisième et dernier épisode de l’adagio. La vraie surprise de cette sonate, c’est en fait son menuetto : « Quel morceau ! Un des plus saisissants de Weber […] Cela sent le soufre, cela tour à tour crépite d’étincelles ou jette des lueurs inquiétantes. Un menuet ? Plutôt un scherzo diabolique… »4

Sonate no 1 en ut majeur opus 24, I. Allegro, II. Adagio, III. Minuetto - Allegro, IV. Rondo Presto -Perpetuum Mobile, par Claudio Arrau, enregistrement studio du 20 février 1941.

En quatre mouvements également, la deuxième – l’opus 39 en la bémol majeur — doit peut-être à Cortot, qui louait son caractère inventif et pittoresque, d’être la plus fréquentée des quatre. Beaucoup plus que dans le gracieux rondo final, peu inspiré dans l’ensemble,  plus également que dans l’andante qui, trop décousu sans doute, ne parvient pas à « accrocher », c’est dans les deux autres mouvements qu’on trouvera le meilleur de cette sonate. Déjà dans l’étonnant Menuetto capriccioso, que Tchaïkovski orchestra par la suite, et qui, fort du Presto assai indiqué, tient plus de la course folle que du menuet. Et surtout dans l’admirable mouvement initial, indiqué Allegro moderato con spirito ed assai allegro : ici, le souffle est large et l’inspiration au rendez-vous, tout spécialement en son début qui, « tout imprégné de réminiscences et de couleurs d’opéra, offre de superbes effets orchestraux : on croirait, en effet, entendre le chant d’un cor annonçant l’ouverture du Freischütz. »5

Sonate no 2 en la bémol majeur opus 39, I. Allegro moderato con spirito ed assai legato, II. Andante, III. Menuetto capriccioso. Presto assai - Trio, IV. Rondo. Moderato e molto grazioso, Par Emil Gilels, enregistrement public 1968.

Bien que contemporaine, la troisième sonate, l’opus 49 en ré mineur, en trois mouvements cette fois, offre un climat bien différent de celui de la deuxième, ce qui, pour certains, le mineur aidant, lui donne une assise beethovénienne. Il y a, c’est vrai, de la puissance, de l’énergie, voire quelque chose de véhément et de farouche dans le bien nommé allegro feroce initial, qui a d’ailleurs valu à l’œuvre le surnom de « Sonate démoniaque », même si ce climat se trouve contredit par un second thème d’une douceur par trop caressante. Suit un andante con moto où Weber choisit la forme de la variation et entoure le thème principal, une romance assez naïve, de figurations aussi libres que variées. Et l’œuvre trouve une conclusion radieuse avec le rondo : « Certes, en ce presto étincelant, qui (foin du « démoniaque » et du féroce » !) élit d’emblée le mode majeur, on dira que les doigts sont encore une fois des tyrans… Mais Weber parvient à y concilier, merveilleusement, virtuosité et poésie, tirant la seconde de la première, comme le feront Mendelssohn et Chopin. […] Ici triomphe une invention ailée, frémissante, au-delà du prétexte digital, une verve intarissable, au fil de douze pages où pas une mesure ne pèse ou ne pose. »6

Sonate no 3 en mineur opus 49, I. Allegro feroce, II. Andante con moto, III. Rondo: Presto con molta vivacita, par Michael Endres.

Écrite à la même époque que le Freischütz, la quatrième sonate, l’opus 70 en mi mineur, est aussi la dernière œuvre pour piano de Weber. En quatre mouvements, elle est sans doute la plus originale des quatre sonates, et, si l’on en croit un élève du compositeur (Julius Benedict), elle obéirait peu ou prou à un « programme ». D’une mélancolie très prenante, le moderato initial, sans doute la plus belle inspiration de Weber au piano, « dépeint un état de souffrance et d’abattement, furtivement éclairé par des épisodes d’espoir presque toujours brisés sur une ombre de tristesse émouvante. »7  Le menuetto, page étonnamment sinistre indiquée presto vivace ed energico, décrit un débordement de rage et d’agitation intérieure. Le mouvement lent (andante), qui, comme souvent chez Weber, est un peu le maillon faible de l’œuvre, entend exprimer la consolation qu’il trouverait dans l’amitié. Quant au finale, sorte de tourbillon fantastique finissant dans la mort, c’est une « tarentelle débridée (prestissimo) où Benedict veut voir une course à l’abîme, mais qui évoque plutôt Rossini que le final de la sonate « funèbre » de Chopin ! Accordons-lui du fantasque, et même du fantastique ; mais devinons-y aussi de l’humour, et même de l’Humor, variété particulière dont Schumann fera ses délices, et qui suppose un peu d’autodérision. »8

Sonate n°4 en mi mineur opus 70, I. Moderato, II. Menuetto. Presto vivace ed energico, III. Andante quasi allegretto consolante, IV. Finale. Prestissimo, par Hamish Milne.

Les Variations

Entre ses années d’apprentissage et 1817, Weber s’est adonné à huit reprises à l’art de la variation pour piano, bien entendu, car c’était sa nature, sans aucune visée révolutionnaire. Il a su, heureusement, mettre un certain humour dans ces cahiers qui sont surtout « des variations de virtuose, et d’improvisateur ; des doigts avant toute chose, mais servis par une imagination capable d’extravagance, une audace juvénile, une invention renouvelée. »9

Passons, même si elles ne sont nullement méprisables,  sur les six variations sur un thème original (opus 2), qui restent avant tout des études de virtuosité, pour tendre l’oreille à deux cahiers que Weber composa alors qu’il terminait son apprentissage auprès de l’abbé Vogler, sur des thèmes tirés d’opéras de celui-ci : les huit variations sur un thème de Castor et Pollux (opus 5), où le musicien développe un art plus subtil, riche en demi-teintes, et les sept variations sur un thème de Samori (opus 6), qui elles-mêmes ne sacrifient que modérément à la virtuosité et, pour les plus lentes, étonnent par leur sensibilité, voire, dans le cas de la sixième en mineur, par une réelle gravité. Suivront, quelques années plus tard (1807-1808), deux séries assez brillantes dans lesquelles Weber affirme désormais son propre style pianistique : ce sont d’abord les sept variations sur « Vien’ qua Dorina bella » de Bianchi (opus 7), pages assez inspirées, pleines de fantaisie de surcroît, qui se concluent par une irrésistible polacca ; et les sept variations sur un thème original (opus 9), série brillantissime et riche en humour comme en surprises, telle l’exotique quatrième variation intitulée spagnuolo moderato.

Sept variations sur un thème original, opus 9, par Alexander Paley.

Le meilleur reste cependant à venir, notamment avec les sept variations sur un thème du Joseph de Méhul (opus 28) de 1812. Partant d’un thème de romance ingénu à souhait (« À peine au sortir de l’enfance »), Weber aligne là des variations d’une invention et d’un brio admirables, qui marquent un temps d’arrêt avec la sixième en ut mineur, aux allures de marche funèbre, et se terminent par une sorte de toccata qui constitue un véritable tour de force. Tout aussi ambitieuses, mais peut-être moins spontanées, les neuf variations sur l’air russe « Schöne Minka » (opus 40) se détachent également du lot. Elles se concluent par une variation originale, « Alla spagnuola », qui tient à la fois du boléro et de la polonaise, et surtout se signalent par une introduction tout à fait hors normes (adagio en ut mineur) dans laquelle le musicien s’est donné le luxe d’offrir un avant-goût de chacune des variations à venir. Après ces deux belles séries, on aura quelque mal à s’intéresser aux sept variations sur un chant tzigane (opus 55) de 1817, que Weber fabriqua sur commande, visiblement sans forcer son talent.

Sept Variations sur un thème du Joseph de Méhul, opus 28, par Alexander Paley.


Neuf Variations sur l’air russe « Schöne Minka » opus 40 par Gordon Fergus-Thompson.

Autres pièces pour piano

On y trouve des pages très modestes, comme les douze danses allemandes, les six écossaises, les Six valses favorites de la reine de France Marie-Louise ainsi que les fuguettas (opus 1) écrites dès 1798. Mais, dans un esprit de divertissement qui écarte d’emblée toute prétention à l’île déserte, on a par ailleurs quelques pièces isolées qui, à plus d’un titre, font honneur au compositeur : la Grande polonaise (opus 21) n’est peut-être qu’imparfaitement aboutie, elle n’en a pas moins quelques beaux atouts à faire valoir. Le Rondo brillant (opus 62), que Weber surnomma « La Gaieté », avait à l’évidence de quoi lui assurer de beaux succès de salon. Le Momento capriccioso (opus 12) mérite quant à lui une mention spéciale : « Voici l’un des meilleurs morceaux du piano de Weber, et l’un de ceux qu’on pourrait, sans y changer une seule note, faire passer pour du Mendelssohn […]. Les elfes, les lutins, les follets, toutes les créatures ailées du Songe d’une nuit d’été peuplent ces pages de rires argentins, de bonds légers, de chuchotements. »10 On en dira autant de la superbe Polacca brillante (opus 72), que le musicien sous-titra « L’Hilarité » et qui, derrière cette appellation fort appropriée, offre en son épisode central un moment de mélancolie laissant pressentir la future Polonaise romantique. Et, bien entendu, un coup de chapeau s’impose pour l’Aufforderung zum Tanz ou Invitation à la danse (opus 65), devenue Invitation à la valse depuis sa popularisation à travers l’orchestration de Berlioz. On a beau en connaître tous les faits et gestes, selon le « programme » détaillé qu’en a laissé l’épouse du musicien, laquelle était la dédicataire de l’œuvre, on reste chaque fois admiratif devant cette partition : « Weber inaugure ici la grande valse romantique, valse de concert, moins destinée aux danseurs qu’aux auditeurs, à qui elle peint, à force de panache et de brio, à force de fantaisie et de prouesse digitale, comme une apothéose de la salle de bal : miroirs, lustres, lambris dorés, et couples imaginaires, d’une élégance fabuleuse, tournoyant dans la nuit. »11

Momento capriccioso, opus 12, par Julian Jacobson.

Polacca brillante, opus 72, par Alexander Paley.


Invitation à la danse, opus 65, par ou par Alicia de Larrocha.

Ajoutons à ce panorama, au moins pour mémoire, trois séries de pièces que Weber écrivit pour piano à quatre mains : les six petites pièces faciles (opus 3), qui ne justifient que trop leur qualificatif ; les six pièces (opus 10) de 1809, nettement plus élaborées ; et les huit pièces (opus 60) des années 1818-1819, dont on ne peut que louer la belle variété de caractère.

Huit pièces, opus 60, no 4, « Alla zingara », par Christian Ivaldi et Noël Lee.
Huit pièces, opus 60, no 5, « Alla siciliana », par Christian Ivaldi et Noël Lee.
Huit pièces, opus 60, no 8, opus 60, « Rondo », par Christian Ivaldi et Noël Lee.

plumeMichel Rusquet
17 janvier 2020
© musicologie.org

Notes

2. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 2935.

3. Ibid., p. 2937.

4. Ibid., p. 2938.

5. De Place Adélaïde, dans François René Tranchefort (dir.),  « Guide de la musique de piano et de clavecin » , Fayard, Paris 1998 ,p.832

6. Sacre Guy, op. cit., p.2942

7. De Place Adélaïde, op. cit. p. 833.

8. Sacre Guy, op. cit., p. 2943.

9. Ibid.,  p. 2944.

10. Ibid., p. 2948.

11. Ibid., p. 2949.

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