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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.

Le piano à quatre mains de Franz Schubert

L'œuvre instrumentale de Franz Schubert ; la musique de piano

Sonate en si bémol majeur D 617 ——  Grand duo en ut majeur D 812 —— Fantaisie en fa mineur D 940 —— Divertissement à la hongroise en sol mineur D 818 —— Divertissement en mi mineur, D 823  —— Huit variations sur un chant français en mi mineur D 624 —— Huit variations sur un thème original en la bémol majeur, D 813 —— Huit variations sur un thème de la « Marie » de Hérold en ut majeur, D 908 —— Introduction et variations sur un thème original en si bémol majeur, D 603 —— Rondo en majeur, D 608 —— Rondo en la majeur, D 951 —— Allegro en la mineur « Lebensstürme », D 947 —— Ouvertures —— Danses.

 

Sonates, fantaisies, divertissements, variations, rondos, ouvertures, marches, danses… Avec une production totale de trente-cinq œuvres (en y incluant quelques menus essais de jeunesse ainsi que la fugue D 952 de juin 1828 qui fut avant tout conçue pour l’orgue),  Schubert reste, de tous les grands compositeurs, celui qui a le plus donné au répertoire pour piano à quatre mains. Sa première œuvre connue, composée à l’âge de treize ans, est une fantaisie en sol majeur (D 1) pour quatre mains, et jusqu’à l’année de sa mort, notamment à deux époques (1817-1819, et plus encore 1824-1828), le musicien va revenir avec un bonheur évident à cette spécialité. « C’est que le jeu à quatre mains revêt pour lui une signification toute particulière : comme l’a écrit excellemment Brigitte Massin, il sera toujours pour lui le lieu de l’échange et du dialogue amical, symbole de la communion fraternelle au sein d’un même univers affectif. Et nous savons que la soif d’amitié sera le mobile psychologique peut-être le plus puissant de son existence… »54

Sonate en si bémol majeur D 617, opus 30

Composée à Zseliz en 1818, au cours du premier séjour estival de Schubert chez les Esterhazy, la sonate en si bémol majeur a le charme et la légèreté insouciante d’une œuvre de vacances, invitant à ce titre à un rapprochement avec le quintette « La truite ». Écrite en trois mouvements (allegro moderato, andante con moto, allegretto), elle est relativement brève, et comme d’autres œuvres de la même période, empreinte d’une certaine élégance mozartienne. Mais Schubert est bien là derrière ce lyrisme souriant : les audacieuses modulations dont la partition est émaillée portent sa signature, de même que certains détails comme le deuxième thème du mouvement initial, d’une couleur inattendue, ou l’irruption, dans un finale par ailleurs léger et volubile, d’un sombre épisode en mineur. Et cette signature est encore plus flagrante dans l’andante con moto où, jusqu’à l’écriture de ce qu’il faut bien appeler l’accompagnement de la mélodie, on croirait avoir affaire à un lied.

Franz Schubert, Sonate en si bémol majeur, D 617, opus 30, I. Allegro moderato, II. Andante con moto, III. Allegretto, composée en 1818, publiée en 1823, dédicacée au comte Ferdinand Palffy d'Erdöd, par Emil et Elena Gilels (enregistrement de concert, 1984).

Grand duo en ut majeur, D 812, opus 140

Six ans après la première, voici la seconde sonate à quatre mains de Schubert, écrite lors de son second séjour à Zseliz pendant l’été 1824. Car, nonobstant l’appellation de « Grand duo » qui lui fut donnée plus tard par l’éditeur Diabelli, il s’agit bien là d’une sonate, et même, selon les propres termes du musicien, d’une « grande sonate », aux proportions généreuses et au style vigoureux, presque épique, ce qui lui vaut parfois de passer pour une grandiose « symphonie pianistique ». « Avec ses dimensions véritablement symphoniques, c’est la plus développée de toutes les œuvres à quatre mains de Schubert, et l’une de ses plus vastes architectures instrumentales en général. Mais ce puissant bloc de musique, sans doute ce que l’année 1824 produisit chez lui de plus impressionnant, est aussi l’une de ses partitions les plus inspirées, d’une audace harmonique et d’une variété mélodique rares. »55

L’allegro moderato initial, où, après un départ paisible, la musique prend peu à peu une grandeur toute beethovénienne par sa tension dramatique et ses contrastes d’intensité, frappe par son unité organique, ses deux thèmes étant directement liés l’un à l’autre par leur identité rythmique. On pense également à Beethoven, et plus précisément au larghetto de sa deuxième symphonie, à l’écoute de l’andante dont on retient avant tout la richesse de l’invention mélodique, avec ses trois thèmes qui, lors de la réexposition, seront substantiellement variés et enrichis. Suit un Scherzo d’une robuste vitalité au sein duquel se détache un admirable trio dont l’étrange mélodie évoque un lointain cantus firmus. Mais le plus étonnan, à maints égards, car les surprises y abondent, et peuvent parfois dérouter, se situe dans l’explosion de vitalité du finale allegro vivace. Ce morceau « est une véritable corne d’abondance de rythmes et d’harmonies inattendus, et son développement adopte tout soudain un caractère fortement dramatique et à nouveau un peu beethovénien. »56  « Il y a comme de l’ivresse dans ce finale. Ivresse du rythme et de l’ampleur, volonté de démesure aussi bien dans la recherche de la forme et des moyens que dans l’expression des sentiments. Comme une sorte de défi exacerbé… sous couvert d’un divertissement mondain. »57

Franz Schubert, Grand duo en ut majeur, D 812, opus 140, I. Allegro moderato, II. Andante, III. Scherzo, , IV. Finale, composé en 1824, publiée en 1837, par par Daniel Barenboim et Radu Lupu (enregistrement en concert, 1997).

Fantaisie en fa mineur D 940, opus 103

Des quatre fantaisies pour piano à quatre mains écrites par Schubert, on a vite fait d’oublier les trois premières (D 1 en sol majeur, D 9 en sol mineur et D 48 en ut mineur) qui ne sont que des essais datant de sa prime jeunesse et ne sauraient guère passionner que les schubertiens les plus inconditionnels, pour se précipiter sur cette merveilleuse fantaisie en fa mineur, composée dans les premiers mois de 1828. C’est en effet l’œuvre-phare du répertoire à quatre mains, chez Schubert bien entendu (au point d’ailleurs d’occulter un peu trop quelques autres grands chefs-d’œuvre), et sans doute tous compositeurs confondus. C’est surtout « l’une des confidences les plus profondes, les plus bouleversantes de son auteur. Longuement travaillée entre janvier et avril 1828 […], cette fantaisie est dédiée à la princesse Caroline Esterhazy, qui fut, on le sait, « l’immortelle bien-aimée » de Schubert (« Toutes mes œuvres ne lui sont-elles pas dédiées ? », disait-il) : amour sans doute payé de retour, mais impossible, tant à cause de la maladie qui rongeait le compositeur que de la différence de classe sociale. »58

À la lumière de cette dédicace, on se dit avec Brigitte Massin que « la communion amicale du quatre mains […] pourrait bien avoir été propice au rêve sublimé d’une complicité amoureuse, où les dernières œuvres pour quatre mains [et singulièrement celle-ci] puiseraient une dimension poétique nouvelle. »59

Par son plan en quatre sections enchaînées, l’œuvre n’est pas sans rappeler la Wanderer-Fantasie, mais avec une merveilleuse perfection formelle, et surtout une inspiration nettement plus élevée et personnelle. On serait d’ailleurs bien en peine de déplorer une quelconque « divine longueur » dans cette fantaisie qui commence et se termine sur la même mélodie d’une ineffable nostalgie, un thème si prégnant dans les développements intérieurs que l’œuvre tout entière en dégage une impression d’unité profonde. Unité à laquelle participe également, et avec quelle puissance, l’impérieux second thème de la section initiale, thème éminemment « masculin », par opposition à la fragilité du premier, qui reviendra lui aussi dans le final pour donner lieu à un double fugato grandiose. Et dans cette œuvre d’une souveraine liberté, que dire du naturel avec lequel le musicien enchaîne les différentes sections ? ; de cette plongée dramatique dans le fa dièse mineurdu largo, un récitatif imposant dont va émerger une lumineuse aria qu’on prendrait volontiers pour un duo d’amour imaginaire entre Franz et Caroline ? ; de l’explosion de vitalité qui lui succède avec la vaste section allegro vivace, laquelle s’accorde « la halte d’un trio idyllique en majeur (con delicatezza), toile d’araignée d’arpèges et de traits scintillants dans la lumière d’une harmonie raffinée : comme la vie pourrait être belle !… »60 ? ; ou encore, bien sûr, du retour-surprise du thème nostalgique du début à l’entrée de la section finale ? Jusqu’à la coda, « d’un pathétique indicible en ses dissonances poignantes qui tardent le plus longtemps possible à se résoudre, comme pour reculer l’issue inéluctable »61, on ne cesse de céder à l’émerveillement devant cette œuvre habitée par le génie.

Franz Schubert, Fantaisie en fa mineur, D 940, opus 103, I. Allegro molto moderato, II. Largo, III. Allegro vivace, IV. Tempo primo, composée en 1828, publiée en 1829, dédicacée à Mademoiselle la Comtesse Caroline Esterházy de Galantha, par Radu Lupu et Murray Perahia (1984).

Divertissement à la hongroise en sol mineur, D 818, opus 54

Un « divertissement » en effet, et de la plus belle eau, que cette partition d’une belle envergure écrite par Schubert à l’automne 1824, au retour d’un heureux été passé en Hongrie. Loin de toute forme stricte, elle se présente avec deux vastes mouvements extrêmes, tous deux en sol mineur, encadrant un bref mouvement central, une marche toute simple en ut mineur assortie d’un ravissant trio, qui forme une sorte d’intermezzo romantique. Schubert y exploite avant tout des rythmes issus tantôt d’un authentique folklore magyar, tantôt de sa propre imagination. On y entend aussi, dans l’allegretto final, cette mélodie hongroise qu’il avait notée, au retour d’une promenade, après l’avoir entendu chanter par une jeune servante du château des Esterhazy. Au total, c’est une libre succession d’idées mélodiques, une plaisante flânerie musicale, et une sorte de rhapsodie à laquelle  quelques évocations explicites du cymbalum ajoutent encore un supplément de « couleur locale ». Quoi de plus naturel, au fond, s’agissant d’une œuvre visant au simple plaisir de la pratique amicale, et privée, du jeu à quatre mains ?

Pour autant, on n’échappe pas, ici non plus, au clair-obscur qui caractérise la musique de Schubert, et, si l’on sent chez celui-ci l’envie de chanter, de sourire encore et encore, on perçoit souvent un voile de mélancolie, voire un soupçon d’angoisse. En réalité, cette musique est bien plus qu’une aimable badinerie, et, s’il en fallait une preuve décisive, on la trouverait dans l’immense troisième mouvement : « Tout ce final témoigne d’une extraordinaire invention musicale : jaillissement des idées, renouvellement des formules d’accompagnement du thème, adresse des transitions, inattendu des modulations, comme de certains débouchés (ainsi, par exemple, le bref et surprenant choral en fa dièse majeur…), et, dominant tout le mouvement, le perpétuel échange majeur-mineur qui donne son charme à cet Allegretto. »62

Franz Schubert, Divertissement à la hongroise en sol mineur, D 818, opus 54, I. Andante, II. Marcia, andante con moto, III. Allegretto, composé à l'automne 1824, publié en 1826, dédicécé à Katharina von Laszny (née Buchwieser), par le Duo Crommelynck (1988).

Divertissement  en mi mineur, D 823, opus 63 et 84

Parfois dénommé divertissement « à la française », au motif qu’un éditeur en publia les deux derniers mouvements avec l’indication « sur des motifs originaux français » (indication apparemment dénuée de fondements), ce second divertissementest est postérieur d’un an au précédent. De proportions encore plus vastes, mais cette fois avec trois mouvements de dimensions comparables, celui-ci apparaît sensiblement moins inspiré, du moins dans ses mouvements extrêmes, l’ample tempo di marcia qui tient lieu d’ouverture, et le rondeau brillant (allegretto), au caractère débridé et volontiers triomphant, qui conclut l’œuvre. Car c’est le mouvement central, l’andante varié en si mineur, qui fait surtout le prix de cette partition. D’une grande simplicité, avec son allure de marche lente, son thème est encore un de ces thèmes rêveurs et mélancoliques qui symbolisent à merveille le « voyage immobile » sous-jacent à tant de musiques de Schubert ; et les quatre variations qui vont suivre vont superbement répondre à cette invitation au voyage, la palme revenant à la quatrième (un poco più lento), la plus développée des quatre, la plus raffinée aussi, qui instaure un climat féerique si subtil qu’on a pu parler à son sujet d’un « moment musical » glissé au sein même de l’andantino.

Franz Schubert, Divertissement  en mi mineur, D 823, opus 63 (1er mouvement) et 84 (2e et 3e mouvements), II. Andante, par Christian Ivaldi & Noël Lee (1977).

Huit variations sur un chant français en mi mineur D 624, opus 10

Juillet 1818 : ayant mis la main sur un recueil de romances françaises dans la bibliothèque du château de Szeliz, Schubert en retient une, intitulée Le bon chevalier, à la mélodie bien carrée et simple, pour en tirer un cahier de variations qui, au moment de sa publication, quatre ans plus tard, allait à sa manière entrer dans l’histoire. « Schubert la dédia en effet à Beethoven, et lui remit personnellement un exemplaire dédicacé au cours d’une entrevue demeurée célèbre, car il demeura paralysé par la timidité devant le grand homme. On se demande si ce n’est pas par timidité également, qu’il choisit une œuvre agréable et bien faite, mais relativement anodine, plutôt qu’un des chefs-d’œuvre autrement personnels qui abondaient à son catalogue en 1822… »63

Ne boudons cependant pas notre plaisir : si elle ne prétend nullement à la profondeur, l’œuvre séduit non seulement par sa bonne humeur, mais aussi par son habileté et même par une certaine invention, des qualités qui s’expriment surtout dans les quatre dernières variations, et tout particulièrement dans l’ample et très lyrique septième (Più lento).

Franz Schubert, Huit variations sur un chant français, en mi mineur, D 624, opus 10, composées en septembre 1818, publiées en 1822, dédicacées à Ludwig van Beethoven, par Christian Ivaldi & Noël Lee (1987).

Huit variations sur un thème original en la bémol majeur, D 813, opus 35 

Zseliz à nouveau, mais six ans plus tard, et cela se sent ! C’est un Schubert sérieux cette fois, et presque savant, d’une prodigieuse inventivité dans le traitement du thème qu’il s’est donné. Un thème (allegretto) bien à lui d’ailleurs que cet air de marche gracieux et légèrement dansant auquel on pourra trouver une certaine parenté avec le thème (issu de Rosamunde) du futur Impromptu  à variations (D 935, no 3).

Dans une écriture merveilleusement pianistique, et dans un esprit qui fait la part belle à l’intériorité de l’expression, le musicien aligne huit variations idéalement contrastées qui sont autant de joyaux. Si les deux premières, déjà superbes, restent essentiellement ornementales, les suivantes nous entraînent sur des voies beaucoup moins fréquentées, riches d’une invention constamment renouvelée. On aura forcément un faible pour les trois variations impaires, celles qui s’accordent le privilège de la lenteur : la troisième est un merveilleux duo en canon entre les deux voix hautes, délicatement accompagné en accords à la basse ; la cinquième, en la bémol mineur, se fait plus rêveuse encore, et plus intensément lyrique, avec, dans son habit de Lied accompagné, des nuances d’une infinie délicatesse qui lui confèrent la magie d’un notturno ; et la géniale septième, d’une beauté féerique avec ses hésitations entre majeur et mineur, ses subtiles modulations et ses chromatismes insidieux, va plus loin encore dans l’expression intérieure. Mais les variations paires brillent elles aussi de nombreux atouts, la dernière en particulier, la plus développée de toutes, qui « transforme le thème en une large sicilienne à 12/8 et couronne le cycle par une enivrante et toute viennoise fête de la danse. »64  Couronnement, en effet, d’un cahier qu’on peut ranger parmi les chefs-d’œuvre de Schubert en piano à quatre mains.

Franz Schubert, Huit variations sur un thème original en la bémol majeur, D 813, opus 35, composées en 1824, publiées en 1825, dédicacées au comte Anton Berchtold, par Martha Argerich et Alexander Mogilevsky, enregistrement en vconcert, Lugano 2015.

Huit variations sur un thème de la « Marie » de Hérold en ut majeur, D 908, opus 82

Composé en février 1827 et publié peu après, ce cahier valut un réel succès à son auteur, la critique poussant même l’enthousiasme jusqu’à y voir « la plus réussie des œuvres de Schubert ». On en sourit aujourd’hui, mais en l’occurrence le musicien avait eu la main heureuse en allant chercher son thème, « Le Chant du meunier Lubin », dans un opéra qui venait de connaître le succès à Vienne. D’autant plus heureuse d’ailleurs, mais c’est la marque d’un métier accompli, qu’après transformation opérée par ses soins, ce thème va lui offrir des possibilités intéressantes par sa structure binaire, avec une première partie essentiellement rythmique, à l’allure de marche, et une seconde, plus mouvementée et plus descriptive, évoquant le tic-tac du moulin. Il va en tirer un parti intéressant, sans toutefois justifier vraiment les superlatifs de la presse d’alors, à ceci près que deux variations, la cinquième en la bémol majeur et la septième en la mineur, viennent nous rappeler le Schubert de la haute maturité, la septième (andantino) en particulier : « Un moment de rêverie poétique, à la teinte douloureuse et nostalgique, qui ne doit plus grand-chose au thème initial ; les deux registres fusionnent dans un dialogue serré, le thème de marche subsiste comme un souvenir lointain, déformé et adouci, soutenu par une pulsation inquiète, enveloppé par les brumes légères des gammes qui les cernent de toutes parts… Le climat devient de plus en plus évanescent… comme un rêve qui échappe. »65

Franz Schubert, Huit variations sur un thème de la « Marie » de Hérold, en ut majeur, D 908, opus 82, composées et publiées en 1827, dédicacées à Cajetan Neuhaus [professeur de philosophie à Linz, ami de Schubert], par Jeno Jando et Zsuzsa Kollar.


Introduction et variations sur un thème original en si bémol majeur, D 603, opus 82 no 2

Si elle est bien de Schubert, car des doutes subsistent à cet égard, cette œuvre plutôt brillante et décorative, au demeurant fort agréable, comportant une introduction, l’énoncé du thème, quatre variations et un final largement développé, n’ajoute rien de substantiel à la gloire du compositeur. Par certains aspects, elle rappelle diverses compositions datant du premier séjour du musicien à Zseliz (1818), ce qui, aux yeux de Brigitte Massin, accrédite l’hypothèse selon laquelle cette partition heureuse et vigoureusement rythmée aurait été écrite au tout début dudit séjour.

Rondo en majeur, D 608, opus 138

Voici, par excellence, une œuvrette typique de la recherche du simple plaisir de la pratique amicale du quatre mains. Le sous-titre « Notre amitié est invariable », dont il fut affublé bien plus tard par un éditeur qui avait cru bon d’y organiser des croisements de mains entre les deux pianistes, convient finalement bien à ce morceau enjoué et entraînant que Schubert composa en janvier 1818 en vue, semble-t-il, de le jouer avec un ami hongrois, Josef von Gaby, lequel allait devenir un de ses partenaires favoris dans le jeu à quatre mains. Musique délectable et sans histoires : en dépit d’un vigoureux épisode en ré mineur, ce rondo baigne dans une atmosphère détendue où gaieté, vivacité et bonne humeur règnent en maîtres.

Franz Schubert, Rondo en majeur, D 608, opus 138, composé en 1818, publié en 1864, par Christian Ivaldi et Noël Lee (1987).

Rondo en la majeur, D 951, opus 107

Souvent désigné sous le titre de Grand Rondeau (en français) qui lui fut donné par l’éditeur Artaria, ce morceau composé en juin 1828 est la toute dernière œuvre pour piano à quatre mains de Schubert, et conclut donc la fabuleuse trilogie commencée avec la fantaisie en fa mineur et l’allegro en la mineur « Lebensstürme ». C’est dire qu’on tient là un autre témoignage de l’ultime maturité du compositeur, presque aussi sublime que les deux œuvres voisines, même si, comme le suggère la tonalité lumineuse de la majeur, le climat en est tout différent. En effet, « d’angoisses et de tourments il n’y a plus trace ici : c’est la sérénité après la tempête, mais, bien davantage, une espèce de paix surnaturelle au-delà de toute souffrance, celle qu’on trouve également dans quelques-unes des toutes dernières pages de Mozart. Très largement développé, à l’allure nonchalante et épanouie de son allegretto quasi andantino à 2/4, le Grand Rondeau nous emmène dans la retraite élyséenne d’une printanière thébaïde d’où toute l’agitation du siècle semble bannie. La grande sonate en la majeur (D 959) retrouvera parfois ce climat de rêve et de bonheur. »66

Rondo en la majeur, D 951, opus 107, composé et publié en 1828, par Paul Badura Skoda et Jörg Demus.

Allegro en la mineur « Lebensstürme », D 947, opus 144

Voici l’autre joyau, et le volet central, de la géniale trilogie à quatre mains de 1828. Une fois encore, ce n’est pas à Schubert lui-même, mais à un éditeur, que l’on doit le titre qui lui a été ajouté. Reconnaissons toutefois que ce titre très romantique, « Orages de la vie », reflète assez bien l’esprit d’une oeuvre tantôt véhémente et passionnée, tantôt rêveuse et mélancolique, qui par ailleurs impressionne par son ampleur de respiration et par son langage quasi orchestral. Fondée sur deux vastes complexes thématiques, elle est conçue sur un très large plan et rien ne vient entraver son élan, ce qui a fait dire que jamais Schubert « n’a été plus proche de l’ampleur épique d’un Bruckner. Car il ne s’agit de rien d’autre que d’un premier morceau de symphonie, d’une forme sonate dont la régularité de structure constitue le contrepoids indispensable à la folle audace de son plan tonal et modulant. »67

Avec ses constantes oppositions entre affirmation rythmique et expression mélodique, cette œuvre magnifique, au même titre ou presque que la Fantaisie en fa mineur, nous donne à entendre un Schubert merveilleusement inspiré, et de plus au sommet absolu de son art, tout particulièrement bien sûr dans l’utilisation, plus magique que jamais en cette année ultime, des ressources de l’harmonie.

Franz Schubert, Allegro en la mineur, « Lebensstürme », D 947, opus 144, composé en 1828, publié en 1837, par Ricardo Castro et Maria Joao Pires.

Ouvertures

Quatre ouvertures figurent au catalogue à quatre mains de Schubert. Deux d’entre elles (D 592 en majeur et D 597 en ut majeur) ne sont que la transcription des amusantes Ouvertures dans le style italiencomposées pour orchestre en 1817. Les deux autres (D 668 en sol mineur et D 675 en fa majeur), de 1819, sont, elles, d’authentiques, mais modestes, pièces à quatre mains. Plus que celle en fa majeur, dans laquelle le musicien se serait (de loin…) inspiré du modèle de l’ouverture d’Egmont de Beethoven, on retiendra celle en sol mineur, surtout pour sa section médiane (allegretto) qui se signale par ses nombreuses modulations et son climat d’instabilité modale.

Marches

Tout le monde connaît la fameuse marche militaire (celle en majeur), et éventuellement les deux Marches caractéristiques, mais le reste des dix-sept marches pour piano à quatre mains de Schubert, pourtant composées pour la plupart entre 1822 et 1827, demeure étrangement ignoré. « Qui se doute que ces pièces de grande envergure (D 885 dépasse largement le quart d’heure) représentent au total plus de deux heures de musique, et de musique le plus souvent de premier ordre ? »68

En fait, et bien à tort, on s’imagine avoir affaire ici à des pièces mineures, du genre « tout-venant » utilitaire, alors que, comme le souligne Harry Halbreich, la marche a été une constante dans l’inspiration des compositeurs autrichiens, de Haydn jusqu’à Mahler, et qu’en l’espèce, Schubert obéit à une inspiration rien moins que frivole.

En particulier, il ne faut pas oublier « l’atmosphère d’exaltation patriotique consécutive aux guerres napoléoniennes, ni la lourde et tâtillonne oppression du régime de Metternich assombrissant la vie à Vienne au temps de Schubert : certaines de ces marches sont autant de cris de révolte, de revendications révolutionnaires ; d’autres, au contraire, s’évadent vers le rêve fantastique, comme le feront celles de Gustav Mahler ; d’autres enfin retrouvent la démarche la plus intimement personnelle de Schubert : l’homo viator, l’éternel voyageur, en marche, en marche… »69

Dans l’ordre où elles apparaissent au catalogue Deutsch, on a d’abord les trois Marches D 602 (opus 27) qui furent sans doute écrites en 1818, au cours du premier été passé en Hongrie, et dont la première, en si mineur, surprend par son caractère sombre et dramatique ; puis ce sont les trois marches militaires D 733 (opus 51), dont on regretterait presque que la première soit si populaire… tant les deux autres, moins martiales sans doute, s’imposent par leur charme très singulier ; viennent ensuite les bien nommées « six grandes marches et trios » D 819 (opus 40), non qu’elles se distinguent des autres par la présence d’un trio, mais parce qu’elles sont nettement plus développées, tout en se détachant des conventions du genre pour évoluer vers une expression beaucoup plus personnelle, le plus bel exemple en étant fourni par l’émouvante cinquième en mi bémol mineur ;

Franz Schubert, Grande marche D 819, no 5, en mi bémol mineur , par Christoph Eschenbach et Justus Frantz.

après quoi, « grandes parmi les grandes », on a successivement (fin 1825, printemps 1826) la Grande marche funèbre en ut mineur pour la mort du tsar Alexandre 1er D 859 (opus 55),

Franz Schubert, Grande marche funèbre en do mineur, sur la mort d'Alexandre Ier de Russie, D 859, composée fin 1825, début 1856, publiée en février 1826, par le Duo Crommelynck (1994).

œuvre écrite sur commande, mais d’une qualité dépassant de loin la simple pièce de circonstance, et, d’un tout autre caractère, plus inspirée encore, la Grande marche héroïque en la mineur pour le sacre du tsar Nicolas 1er D 885 (opus 66), pièce d’une envergure exceptionnelle (avec ses deux trios et une grande coda) qui aura l’honneur d’être orchestrée par Rimski-Korsakov ;

Franz Schubert, Grande Marche héroïque en la mineur, composée à l'occasion du Sacre de Sa majesté Nicolas Ier, empereur des toutes les Russies, D 885, composée et publiée en 1826, par Christoph Eschenbach et Justus Frantz (1997)

enfin, en attendant la modeste mais charmante Marche enfantine D 928, ce seront les superbes Deux marches caractéristiques en ut majeur D 886 (opus 121) qui, bien que plus brèves et moins complexes que les précédentes, « l’emportent sur toutes leurs devancières par leur élan irrésistible, leur prodigieux dynamisme, leur étincellement de sonorités et de rythmes évoquant fifres, clarinettes, trompettes et tambours. »70

Franz Schubert, Deux marches caractéristiques, en do majeur, D 886, Allegro vivace, par Christian Ivaldi et Noël Lee (1987).

Danses

En nombre, elles ne sont que peu de chose à côté  des danses pour piano solo : quatre recueils pour un total de dix-sept pièces. Les trois premiers furent composés au cours des deux séjours de Schubert en Hongrie, en 1818 pour les quatre polonaises D 599 (opus 75) et les trois allemandes D 618, en 1824 pour les quatre Ländler D 814. Le quatrième les six polonaises D 824 (opus 61), fut écrit fin 1825 - début 1826.

De toutes ces pièces, qui semblent avoir été conçues pour être jouées (en privé ou au concert) et non dansées, aucune ne saurait être négligée. On accordera toutefois une faveur toute spéciale aux six dernières polonaises, qui ne se distinguent pas seulement par leurs dimensions importantes. On y retrouve en effet le Schubert des douze Ländler (ou Deutsche) D 790, pour piano solo : « Ici comme là, le cadre très souplement utilisé de la danse devient le prétexte d’une confession hautement personnelle. Avant Chopin, Schubert a fait de la polonaise un véritable « poème des sons » (Tondichtung). En particulier, on trouve dans ces pages toute la richesse harmonique et modulante propre au génie de Schubert. »71


Franz Schubert, Six polonaises D 824, opus 61, composées et publiées en 1826, no 2, par Anne Queffélec et Imogen Cooper (1979)

No 2, en fa majeur. No 4, en majeur.

No 6, en mi majeur.


 

plumeMichel Rusquet
5 avril 2020
© musicologie.org

Notes

54. Harry Halbreich, dans Tranchefort François-René (dir.), « Guide de la musique de piano et de clavecin », Fayard, Paris 1998 p.689.

55. Ibid., p. 690.

56. Ibid.

57. Massin Brigitte,  Franz Schubert, Fayard, Paris 1977, p.1072.

58. Halbreich Harry, op. cit., p. 691.

59. Massin Brigitte, op. cit., p. 1236.

60. Halbreich Harry, op. cit., p. 692.

61. Ibid.

62. Massin Brigitte, op. cit., p. 1081.

63. Halbreich Harry, op. cit., p. 694.

64. Ibid., p. 695.

65. Massin Brigitte, op. cit., p. 1157.

66. Halbreich Harry, op. cit., p. 696.

67. Ibid., p. 697.

68. Ibid.

69. Ibid., p. 698.

70. Ibid., p. 700.

71. Ibid., p. 701.

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