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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— Les œuvres pour piano seul de Franz liszt

Les études ; Les rhapsodies ; Les années de Pèlerinage ; Harmonies poétiques et religieuses ; Consolations ; Apparitions.

Franz Liszt : Première année de pèlerinage

Introduction, 1re année : suisse, 2e année : Italie, 3e année.

1. Chapelle de Guillaume Tell, 2. Au lac de Wallenstadt, 3. Pastorale, 4. Au bord d’une source, 5. Orage, 6. Vallée d’Obermann, 7. Églogue, 8. Le Mal du pays, 9. Les Cloches de Genève. + Lyon.

À l’exception d’Orage et Églogue, les neuf pièces constituant ce premier cahier publié en 1855 prennent leur source dans l’Album d’un voyageur que Liszt avait composé vers 1836, mais il les retravailla bien plus tard, pendant les années 1848-1854, alors qu’il venait de trouver à Weimar une sorte de havre après huit années de tournées triomphales à travers l’Europe. « L’homme mûr y fait un retour sur lui-même, rouvre l’album aux souvenirs, devient le pèlerin de son propre passé. Mieux que de corriger des pièces, il rectifie une image ; et c’est au point qu’il voudra interdire qu’on puisse jouer l’Album d’un voyageur, qu’il en rachètera les droits (et les planches !) à l’éditeur, qu’il en refusera la mention dans le catalogue de ses œuvres… »22

L’avant-propos que Liszt rédigea en préface de cette Première Année indique bien la hauteur de ses ambitions : « Ayant parcouru ces derniers temps bien des pays nouveaux, bien des sites divers, bien des lieux consacrés par l’histoire et la poésie ; ayant senti que les aspects variés de la nature et les scènes qui s’y rattachent ne passaient pas devant mes yeux comme de vaines images, mais qu’elles remuaient dans mon âme des émotions profondes ; qu’il s’établissait entre elles et moi une relation vague mais immédiate, un rapport indéfini mais réel, une communication inexplicable mais certaine, j’ai essayé de rendre en musique quelques-unes de mes sensations les plus fortes, de mes plus vives perceptions… À mesure que la musique instrumentale progresse, se développe, se dégage des premières entraves, elle tend à s’empreindre de cette idéalité qui a marqué la perfection des arts plastiques, à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un langage poétique plus apte peut-être que la poésie elle-même à exprimer tout ce qui, en nous, franchit les horizons accoutumés, tout ce qui échappe à l’analyse, tout ce qui s’attache à des profondeurs inaccessibles, désirs impérissables, pressentiments infinis. C’est dans cette conviction et cette tendance que j’ai entrepris l’œuvre publiée aujourd’hui, m’adressant à quelques-uns plutôt qu’à la foule… » La nature, en l’espèce les grandioses paysages des Alpes suisses, constitue donc le décor central de cette Première Année, mais on remarquera que, loin de se contenter d’y peindre ses propres sentiments, Liszt place la plupart des neuf pièces sous la coupe d’épigraphes tirées de Byron, de Schiller ou de Sénancour, ce qui met plus encore en évidence l’idéal de compositeur-poète qui l’anime dans son entreprise.

Paré de la fière devise « Un pour tous, tous pour un » du héros helvétique, Chapelle de Guillaume Tell, avec son chant hymnique qui prendra, à la fin, l’aspect d’un chœur glorieux,ouvre le recueil de façon magnifique.

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 1. « Chapelle de Guillaume Tell », par Sergio Fiorentino (Urania Records 21018)

Suivent trois  pièces assez courtes et délicatement évocatrices : Au lac de Wallenstadt, une merveilleuse barcarolle où, selon Marie d’Agoult, Liszt visait à évoquer « le soupir des flots et la cadence des avirons », et qui, avec sa brume sonore très « impressionniste », exerce sur l’auditeur un pouvoir quasi hypnotique ;

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 2. « Au lac de Wallenstadt », par André Watts (EMI 2001)

Pastorale, bref intermède tout de poésie rustique (son titre d’origine était « la Fête villageoise ») ;

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 3. « Pastorale », par Alfred Brendel (Universal 1987).

puis, merveille entre les merveilles, Au bord d’une source, où, au service d’une citation de Schiller (« Dans la fraîcheur murmurante commencent les jeux de la jeune nature »), harmonie et pianisme se conjuguent de façon miraculeuse pour inventer l’impressionnisme musical.

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 4. « Au bord d'une source », par Jorge Bolet (DECCA 1984).

Après un tel moment de rêverie, Orage, qui invoque un vers de Byron, impose un réveil assez brutal, et, même si l’écriture en est terriblement efficace, on peut trouver que ces bourrasques et déferlements d’octaves relèvent un peu de la démonstration de force.

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 5. « Orage », par Lazar Berman (Deutsche Grammophon 1977)

Heureusement la grandeur, la vraie, est à nouveau au rendez-vous dans les quatre dernières pièces, à commencer bien sûr par Vallée d’Obermann, une des pages les plus profondes et émouvantes que Liszt ait écrites. Pour cette grande fantaisie de près d’un quart d’heure, Liszt s’appuie sur des citations tirées d’Obermann, le roman autobiographique de Sénancour : « Que veux-je ? Que suis-je ? Que demander à la nature ? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse ». Remarquable à tous égards, cette sixième pièce « est le vrai centre du cycle suisse, le morceau qui donne à cette pérégrination sa dimension spirituelle, sa résonance philosophique ».23

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 6. « Vallée d'Oberman » par Claudio Arrau.

Retour au charme pastoral avec Églogue et son chant de berger, vrai petit joyau de poésie virgilienne dans une écriture proche du premier Debussy.

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 7. « Églogue » par Aldo Ciccolini (1955).

Puis, avec son débit hésitant, entrecoupé de lourds silences, c’est Le Mal du pays, complainte admirable d’émotion vraie, dont le seul tort est sans doute, de s’adresser « à quelques-uns plutôt qu’à la foule ».

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 8. « Le Mal du pays », par
Sergio Fiorentino (Urania 2018)

Et, sur une épigraphe de Byron (« I live not in myself, but I become / Portion of that around me… »),  le voyage s’achève avec Les Cloches de Genève, une pièce sous-titrée Nocturne, d’abord mystérieuse, puis très chaleureuse dans ses beaux élans lyriques, dont Guy Sacre fait bien de souligner que, « pour comprendre ce nocturne lamartinien aux remous de barcarolle, il faut garder à l’esprit cette seconde épigraphe : Minuit dormait ; le lac était tranquille, les cieux étoilés ; nous voguions loin du bord. »24

Franz Liszt, 1re année de pèlerinage, 9. « Les Cloches de Genève » par Jorge Bolet

En post-scriptum à l’intention des lisztiens les plus assidus, une mention s’impose d’une pièce qui figurait dans l’Album d’un voyageur et que Liszt n’a pas reprise dans son Année suisse : il s’agit de Lyon, pièce écrite en 1834 sous le choc de la révolte des ouvriers lyonnais, qui nous montre un Liszt engagé, celui-là même qui, à cette époque, se sentait très proche des idées défendues par Lamennais.

Franz Liszt, Album d'un voyageur, 1er livre, « Impressions et Poesies I. Lyon », par France Clidat (DECCA 1974).

 

Notes

Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 1683.

23. Ibid., p.1686.

24. Ibid., p.1688.

plume Michel Rusquet
20 décembre 2020
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