Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.
Cet Irlandais, « on ne le joue guère, et pourtant voilà un nom que l’histoire ne pourra jamais rayer de ses tablettes. Quel singulier destin, pour un compositeur, que d’être cité seulement pour une frange infime de son œuvre, et toujours à propos d’un autre compositeur ! Car c’est le nom de Chopin qui éveille celui de Field, et ce Field est toujours celui des nocturnes. Des concertos, des sonates, des rondos, des variations, des fantaisies, des études qu’il a pu écrire, personne ne souffle mot. Les méchants vont jusqu’à dire qu’on ne mentionnerait pas davantage ses nocturnes, s’ils n’avaient eu ceux de Chopin comme successeurs. En vérité, il faut inverser la proposition : sans les nocturnes de Chopin, ceux de Field seraient sans doute mieux connus, plus estimés, certainement plus joués. »1
Né à Dublin, fils et petit-fils de musiciens, Field fut mis très jeune au piano et fit ses débuts de pianiste à dix ans. Installé peu après à Londres avec sa famille, il entra comme démonstrateur dans la maison de pianos de Clementi et devint l’élève de celui-ci (d’aucuns ajoutent « son esclave »).
À vingt ans, avec le même Clementi, il entreprit une vaste tournée européenne qui le conduisit jusqu‘en Russie. En 1803, il choisit de se fixer à Saint-Pétersbourg. Pendant trente ans, il vécut ainsi en Russie, y remportant d’immenses succès tant comme virtuose que comme professeur. Sur le tard, il fit à nouveau une longue et brillante tournée de concerts en Europe, mais la maladie, conséquence, sans doute, d’une vie d’excès et notamment d’une solide intempérance, le contraignit bientôt à se faire rapatrier à Moscou où il allait finir ses jours.
Field n’a pas seulement été le créateur du nocturne pour piano. Il a en effet abordé les genres les plus divers, y compris dans le domaine des pièces à quatre mains, mais, dans ce vaste catalogue, il est peu de pièces, hormis les fameux nocturnes, qui échappent à l’oubli. Ses quatre sSonates (dont trois de jeunesse) ont, il est vrai, peu d’arguments à faire valoir ; il en est largement de même de ses rondos, même si quelques-uns ont la particularité d’exploiter des thèmes populaires ; finalement, pour entendre un autre Field que celui des nocturnes, le mieux est peut-être de se tourner vers ses variations et autres fantaisies.
John Field, Sonate opus 1, no 1, en mi bémol majeur, Rondo-Allegretto, par György Cziffra.Mais on préférera toujours suivre la muse idyllique, mélancolique ou songeuse qui inspire ses dix-huit Nocturnes. Field les compose de façon échelonnée entre 1812 et 1835. Ce faisant, à une époque où, comme l’écrit Guy Sacre2, « le piano, fort de ses progrès mécaniques, ambitionne de rivaliser avec la voix, en « cantabilité », en expressivité, en émotion », il invente « un genre où épancher le cœur, à la manière de la romance vocale », ouvrant ainsi de nouveaux horizons aux jeunes romantiques. On sait avec quel enthousiasme Chopin va s’engouffrer dans la brèche, mais on retrouvera des échos de ces premières « romances sans paroles » chez Mendelssohn, chez Schumann, chez Liszt et jusque chez Fauré. « Ce sont des pièces expressives en un seul mouvement, sortes de libres méditations ou de petits poèmes pleins de grâce, de rêverie et de sentiments tendres et élégants, parfois maniérés mais dénués de tout accent pathétique, en lesquels le pianiste Hans von Bülow, gendre de Liszt, voyait des exercices "comme il n’y en a pas deux en matière de goût et de délicatesse dans les nuances du toucher" »3 Certains de ces Nocturnes, où l’on rencontre quelques surprises sur les plans harmonique et rythmique, sont d’ailleurs de véritables anticipations de ceux de Chopin. Le malheur de Field, on l’a dit, c’est que le Polonais a porté le genre à de tels sommets que ces fort belles anticipations en sortent inévitablement dépréciées.
John Field, Nocturnes, par Benjamin Frith
no 2, en ut mineur
no 4, en la majeur
no 7, en ut majeur
no 10, en mi mineur
no 12, en sol majeur
no 17, en mi majeur
no 18, en mi majeur, « Midi »
On en trouvera sans doute le meilleur dans le concerto no 2 en la bémol majeur (1811), qui reçut les louanges de Chopin et de Schumann, et plus encore dans le concerto no 4 en mi bémol majeur (1815), qui allie brillamment vigueur et subtilité dans sa partie pianistique et se signale par un adagio en sol mineur d’une touchante nostalgie. Les plus curieux se laisseront aller en outre à quelques incursions dans les trois derniers concertos dont certaines pages au moins se démarquent par quelques traits originaux : le concerto no 5, intitulé « L’incendie par l’orage », fait intervenir une percussion importante et se signale par une écriture pianistique assez tumultueuse dans son premier mouvement à caractère descriptif ; quant au concerto no 7 en ut mineur, il se distingue par sa construction en seulement deux mouvements (incluant des épisodes lents) et surprend par quelques accents dramatiques et d’intéressants contrastes de tonalités.
John Field, Concerto no 2, en la bémol majeur, I. Allegro Moderato, 2. II. Poco Adagio, 3. III. Rondo, par John O'Conor et le Scottish Chamber Orchestra, sous la direction de Charles Mackerras.John Field, Concerto n° 4 en mi bémol majeur, I. Allegro moderato, II. Adagio, III. Rondo, par Miceal O'Rourke et le London Mozart Players, sous la direction de Matthias Bamert.
Michel Rusquet
20 août 2020
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1. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 1138.
2. Ibid., p. 1139.
3. De Place Adélaïde, dans Tranchefort François-René (dir.), « Guide de la musique de piano et de clavecin », Fayard, Paris 1998, p. 365.À propos - contact | S'abonner au bulletin | Biographies de musiciens | Encyclopédie musicale | Articles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.
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