Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.
Berlioz, dans ses mémoires, lui a taillé une telle réputation de musicien académique qu’on a fini par oublier qu’en leur temps Beethoven et Haydn le considéraient comme un confrère de tout premier rang. Avant de quitter sa terre natale pour tenter sa chance, à Londres d’abord (1784), puis à Paris (1786) où il allait faire l’essentiel de sa carrière, ce Florentin avait fait, il est vrai, de solides études de contrepoint auprès de Giuseppe Sarti, et n’avait donc rien d’un libre penseur musical, ce qu’il devait abondamment démontrer, bien plus tard, pendant ses vingt années de règne (le mot est faible…) à la tête du Conservatoire de Paris.
Sa carrière de compositeur et de pédagogue fut brillante et bien remplie, même si, en raison de l’antipathie de Napoléon à son endroit, elle subit une éclipse prolongée sous l’Empire. Musicien officiel, il dédia à l’art révolutionnaire quelques cantates et autres œuvres de circonstance, mais, jusqu’aux environs de 1810, c’est à l’opéra qu’il se consacra avant tout, avec quelques œuvres marquantes comme Lodoïska (1791), Médée (1797) ou Faniska (1806). Par la suite, il se tourna principalement vers la musique religieuse, s’illustrant notamment par la composition de deux messes de Requiem, dont l’une (1817) est consacrée à la mémoire de Louis XVI. Parallèlement, il s’intéressa un peu à la musique de chambre et, bien sûr, avec toute l’autorité de l’indétrônable Directeur du Conservatoire qu’il était devenu, à l’enseignement théorique, à travers un célèbre cours de contrepoint et de fugue qui ne fit qu’ajouter encore à sa réputation d’intransigeance
Au-delà des critiques dont il a été l’objet, Cherubini reste une figure importante de la transition entre le classicisme et le romantisme. « Auteur d’une seule symphonie […], il fut profondément influencé à la fois par Gluck et par la grande musique instrumentale viennoise (Haydn, Beethoven), ce qui explique sa position à part et le fait que, tout au long du XIXe siècle, il ait été davantage apprécié en Allemagne qu’en France. Haydn et Beethoven, puis Schumann, Wagner ou Brahms, l’estimaient fort. Il fut un des derniers grands contrapuntistes, et son art relève plus de la rigueur classique que des effusions romantiques. »1
Six Sonates pour clavecin (1780), un capriccio (1789), puis une brève fantaisie destinée également à l’orgue (1810) : le catalogue « pianistique » de Cherubini est mince, et bien peu passionnant dans l’ensemble. Toutes en deux mouvements et dans des tonalités majeures, les Sonates sont très « datées » et passablement étriquées ; rien ou presque ne les distingue de la production italienne courante du temps, même si certaines de ces pages (dans les troisième et sixième principalement) se révèlent assez réussies. Le capriccio (ou étude) suscite davantage l’attention, ne serait-ce que par ses proportions : plus d’une demi-heure de musique, ou plus exactement d’accumulation d’épisodes et de figures en tous genres. Cette œuvre bizarre, qui était restée dans l’ombre jusqu’en 1983 (le manuscrit en avait été conservé par Alfred Cortot), ne parvient guère à se trouver une identité. « Un endroit pourtant de l’œuvre nous arrête, et même nous abasourdit : l’épisode andantino, avec ses triolets porteurs d’une ample et lyrique mélodie, et ses harmonies changeantes ; bien avant les impromptus de Schubert, avant même ceux de Voříšek, voilà engagée l’écriture du piano romantique, et découvert le langage indubitable de la confidence. »2
Luigi Cherubini, Capriccio ou Etude per il fortepiano (1789) par Pietro Spada (pianoforte)Bien qu’on y compte aussi un fort beau quintette à cordes en mi mineur (avec deux violoncelles) composé en 1837, la production de chambre de Cherubini reste dominée par ses six quatuors à cordes, respectivement en mi bémol majeur (1814), ut majeur (1829), ré mineur (1834), mi majeur (1835), fa majeur (1835) et la mineur (1837). « Après une audition du quatuor no 1 en 1838, Schumann admira sa maîtrise mais avoua son embarras, car l’œuvre ne s’inscrivait pas, selon lui, dans la descendance directe des « trois célèbres maîtres allemands » (Haydn, Mozart et Beethoven), de Mendelssohn et d’Onslow. De fait, réalisant une synthèse unique, Cherubini s’inspira à la fois de Haydn et de Beethoven (presque pas de Mozart) et de traditions spécifiquement françaises, celles du « quatuor brillant » (le premier violon domine constamment) et du « quatuor concertant » (les quatre instruments sont tour à tour traités en solistes). Ces six quatuors, denses et parfois austères, occupent dans l’histoire une position originale qui devrait leur valoir d’être joués plus souvent. »3
Autant, en effet, ces quatuors restent inclassables, autant, du premier au dernier, ils forcent le respect, voire l’admiration. Certes, ils sont à l’image de leur auteur : altiers, rigoureux, brillants, sans grandes concessions à la confidence et à l’émotion. Mais on y découvre à la fois un maître absolu en matière d’écriture et un authentique chambriste qui a tout assimilé de Haydn et de Beethoven. Dans ces vastes constructions de coupe très classique en quatre mouvements, l’intérêt se renouvelle constamment de par la richesse des idées, et plus encore par le traitement contrapuntique, harmonique et rythmique qui en est fait. À lui seul, le no 1 en mi bémol majeur, qui fut longtemps le plus apprécié des six, en fournit une parfaite illustration, avec à la clé deux moments d’une particulière originalité : le larghetto (marqué « sans lenteur ») en forme de variations, dont la troisième, d’une étrange modernité avec ses modulations chromatiques, plonge en plein mystère ; et le scherzo à l’espagnole, avec son trio irrésistible au caractère de fandango, derrière lequel on devine l’ombre de Boccherini.
Luigi Cherubini, Quatuor no 1 en mi bémol majeur, 1. adagio, 2. Larghetto sans lenteur, 3. Scherzo, 4. Finale, par le Melos Quartet, Deutsche Grammophon 1976.
Les suivants, y compris les plus tardifs, en apportent une brillante confirmation, jusqu’au sixième et dernier où l’invention et l’expression se sont enrichis d’une sérénité souveraine, le vieux maître nous y offrant au surplus une belle surprise : au milieu du finale, il interrompt le cours du morceau pour réévoquer successivement les trois premiers mouvements, à l’image de ce qu’avait fait Beethoven dans le finale de sa neuvième symphonie. Accordons cependant une mention spéciale au no 4 en mi majeur qui, des six, est probablement le plus savant et le plus profond, le plus authentiquement dramatique aussi.
Luigi Cherubini, Quatuor no 4 en mi majeur, 1. Allegro maestoso, 2. Larghetto sans lenteur, 3. Scherzo, 4. Finale, par le Melos Quartet.Cherubini n’a fait qu’une incursion dans le genre de la symphonie : il s’agit de sa symphonie en ré majeur, qu’il écrivit pour Londres en 1815 et qu’il transforma plus tard (avec adjonction d’un nouveau mouvement lent) pour en faire son deuxième quatuor. « Il est intéressant de noter l’influence de Haydn dans une œuvre dont la clarté, la concision et l’équilibre sont les qualités dominantes. […] Rares sont les exemples de symphonies italiennes au début du XIXe siècle : c’est avant tout pour cette raison qu’il faut connaître cette page. »4
Luigi Cherubini, Symphonie en ré majeur, I. Largo, II. Larghetto cantabile, III. Menuetto, IV. Allegro assai, par l'Orchestra Sinfonica di Sanremo, sous la direction de Piero Bellugi.Mentionnons également une ouverture de concert en sol majeur, écrite elle aussi pour Londres en 1815, et, bien entendu, quelques-unes des nombreuses ouvertures d’opéras que Cherubini composa pendant la première moitié de sa carrière : Anacréon (dont l’ouverture fut longtemps un des morceaux fétiches de Toscanini), Médée, Lodoïska, Les Deux Journées (ou Le Porteur d’eau), L’Hôtellerie portugaise, Eliza… En découvrant ces pages, on comprend, une fois de plus, l’admiration que Haydn, Beethoven, Weber et Schumann vouèrent à ce musicien.
Luigi Cherubini, Ouverture d’Anacréon, par Berliner Philharmoniker, sous la direction de Herbert von Karajan.Michel Rusquet
26 juin 2020
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1.Vignal Marc, dans Tranchefort François-René (dir.), « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 220.
2. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p 634.
3. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique » (230), mars 1999.
4. Parouty Michel, dans Tranchefort François-René (dir.), « Guide de la musique symphonique », Fayard, Paris 2002, p.170.
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