Robert Tuohy. Photographie © Opéra de Limoges.
Entretien avec le chef d’orchestre américain Robert Tuohy — conductor comme il préfère se définir — rencontré à l’occasion d’un magnifique Eugène Onéguine à l’Opéra de Marseille. De Buffalo, ville située à l’ouest de l’État de New York, à la Direction musicale de l’opéra de Limoges où il prépare une production de Cendrillon, en passant par le Royal Academy of Music de Londres, retour sur l’itinérance musicale de ce maestro à la sensibilité lyrique exacerbée et dont la « gestuelle », ô combien fascinante, exprime la quête exigeante d’une « respiration » commune avec les musiciens et les chanteurs.
Musicologie : De New York à Limoges, pouvez-vous nous résumer brièvement votre itinérance musicale ?
Robert Tuohy : Les États-Unis étant un pays tellement jeune, il y a peut-être un genre de besoin archaïque, pour beaucoup d’Américains, d’aller à la recherche de nos racines : dans mon cas, elles sont irlandaises, espagnoles, siciliennes et françaises ! Après mes études au Cleveland Institute of Music, j’ai ressenti un fort désir d’aller en Europe pour me perfectionner, pour apprendre des langues et pour entendre les grands orchestres, les chefs, les solistes... J’ai donc commencé mes études au Royal Academy of Music de Londres : c’était la période la plus formatrice de ma personnalité musicale. Après, j’ai été pris comme Chef assistant à l’Opéra National de Montpellier (2009-2013) où j’ai dirigé des concerts et plusieurs productions lyriques : le baptême de feu, ce fut une représentation de La Chauve-souris dirigée au pied levé ! J’adore habiter en France et j’étais donc ravi quand l’Opéra de Limoges m’a proposé le poste de Directeur musical en 2013.
Musicologie : Comment avez-vous découvert votre appétence pour la musique ?
Robert Tuohy : Mon premier souvenir musical est le film Amadeus que j’ai vu à l’âge de sept ans. Le personnage et la musique m’avaient tellement frappé que je voulais changer mon prénom en « Wolfgang » : mes parents ont même gardé des devoirs et des lettres que j’avais signés ainsi. Deux ans plus tard, j’ai commencé d’étudier le trombone grâce à l’excellent programme de musique qui existait dans mon école, la Clarence Central Schools. Mes parents — qui ne sont pas musiciens eux-mêmes — m’ont beaucoup encouragé à suivre mon cœur. Ma grand-mère maternelle habitait non loin de New York City : c’était aussi l’occasion d’aller au Metropolitan Opera ou au Carnegie Hall. La musique, ce fut un coup de foudre pour moi et cette passion ne s’est jamais éteinte depuis.
Musicologie : De quelle manière l'instrumentiste est-il passé à la direction d'orchestre ?
Robert Tuohy : Je jouais dans l’orchestre des jeunes de Buffalo et nous avions un très bon chef d’orchestre à la fois passionné par la musique et par l’éducation. Il s’était aperçu que j’écoutais attentivement, même les parties où je ne jouais pas. C’est donc lui qui m’a appris à lire une partition et qui m’a donné mes premières opportunités devant l’orchestre : diriger des « partielles », puis des œuvres pour l’harmonie et, finalement, une ouverture de Ludwig van Beethoven avec tout l’orchestre. Il a aussi organisé une tournée pour l’orchestre en Italie laquelle demeure l’un des plus grands souvenirs de ma jeunesse. Le public italien m’a énormément touché : l’intensité de son écoute, sa réaction viscérale à la musique, les applaudissements hyper-chaleureux… Parfois il a bissé quasiment tout le programme !
Robert Tuohy. Photographie © Mikhael Esdourrubailh.
Musicologie : Comment définiriez-vous votre gestuelle dans la relation aux musiciens ?
Robert Tuohy : Je pense que la gestuelle du chef doit rendre la musique visible et un bon chef est celui qui a un impact sur la sonorité de l’orchestre, pas seulement dans les détails, mais aussi dans la ligne et dans l’atmosphère générale. Dans ce sens, les masterclasses avec Sir Colin Davis au Royal Academy, et puis avec le London Symphony Orchestra m’ont beaucoup appris. Il avait une capacité de changer le son de l’orchestre rien qu’avec sa respiration, ses gestes. C’est aussi cette idée d’avoir du son et de la respiration dans le geste qui va permettre de se connecter aux chanteurs pour qu’ils se sentent à la fois soutenus, accompagnés et guidés par le chef. Pour moi donc, ces questions de fluidité, de rondeur et de respiration sont primordiales. Je souligne que je n’aime pas beaucoup le terme de « chef d’orchestre » qui semble mettre l’accent sur la hiérarchie. En anglais, on dit conductor avec la connotation d’un courant qui passe entre… Cela me semble beaucoup mieux comme description, pour le travail et aussi pour la gestuelle.
Musicologie : Vous semblez entretenir un rapport très affectif aux œuvres que vous dirigez.
Robert Tuohy : Faire de la musique est un acte d’amour. Pour entrer le plus possible dans l’univers d’une partition, pour creuser ses richesses, il faut se livrer corps et âme. C’est comme ça qu’une partition va commencer à révéler ses secrets. J’avoue que récemment, j’ai eu de la chance: Candide, Macbeth, Les pêcheurs de perles, Eugène Onéguine, maintenant Cendrillon et bientôt Lakmé… Que des œuvres que j’adore ! En général, je préfère diriger les opéras plutôt que des concerts symphoniques parce que j’adore le théâtre et l’aspect collaboratif : le travail avec le metteur en scène, les solistes... J’adore particulièrement travailler avec des chanteurs. Le fait d’entendre une voix et puis d’imaginer toutes les possibilités qu’elle propose et d’aller chercher les couleurs dans l’orchestre qui vont la soutenir et la mettre en valeur, c’est un processus passionnant.
Musicologie : Vous dirigez régulièrement des concerts au Tchaïkovski Hall de Moscou : votre relation à la Russie ?
Robert Tuohy : Ma première expérience en Russie c’était un concert au Bolchoï en 2017 où l’orchestre m’a tellement impressionné: l’énergie que les musiciens ont donnée pour chaque répétition et encore deux fois plus en concert. Et puis, cette sonorité très soutenue, notamment dans les cordes, on a l’impression que ça vient de la terre. C’est aussi un public connaisseur, cultivé et passionné par la musique, ce qui rend l’expérience magique. J’ai eu la chance de revenir l’année dernière pour un programme au Tchaïkovski Hall, et puis, j’y ferai Lakmé en avril aux côtés de Sabine Devieilhe et de Cyrille Dubois. J’ai hâte de proposer ce chef-d’œuvre au public russe, surtout avec une telle distribution et de voir sa réaction.
Musicologie : Quels sont vos désirs pour le futur ?
Robert Tuohy : Jusqu’ici, j’ai l’impression que le destin a fait de sorte que les bonnes opportunités sont arrivées au bon moment. J’aimerais continuer à consacrer le plus de temps et d’énergie possible au répertoire lyrique car c’est là que je me sens le plus à l’aise. Et le plus heureux aussi ! Par rapport aux œuvres que j’aimerais aborder: je voudrais diriger plus de Wagner et de Strauss — mais pour ce répertoire, il faut du temps —, de refaire Pelléas et Mélisande et aussi de diriger… West Side Story : ce qui est, selon moi, l’un des chefs-d’œuvre du plus grand compositeur américain !
25 février 2020
Propos recueillis par Jean-Luc Vannier
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Mercredi 11 Décembre, 2024 11:05