Photographie © Amélie Kiritzé-Topor.
Créé en 1711 au Theater am Gänsemarkt, premier opéra public de Hambourg, Croesus appartient à ce filon peu connu de l'opéra en langue allemande dans lequel devait s'illustrer Telemann et dont le rejeton le plus brillant est bien sûr Georg Friedrich Händel qui fit un temps partie de l'orchestre de ce théâtre où furent donnés la plupart des nombreux opéras de Reinhard Keiser.
On ne s'étonnera pas de reconnaître dans le livret de Lukas von Postel les principaux traits de l'opéra vénitien de la fin du xviie siècle, critique sociale et jeux amoureux, où se mêlent dérision et moralisation, puisqu'il s'inspire en fait d'un original italien de Niccolo Minato mis en musique par Antonio Draghi à Vienne en 1678.
Le personnage de Crésus, le puissant roi de Lydie, et sa chute fatale répondant à son orgueil démesuré, n'y tiennent en fait qu'une place réduite. Avec une intervention par acte, son destin est là pour illustrer le message moral de l'opéra que prononce dès les premières scènes le philosophe Solon qui toujours l'accompagne : « On ne peut dire d'un homme qu'il a été heureux avant sa mort, disons que la fortune lui sourit ». À la gravité du propos philosophique répond la satire populaire incarnée par le serviteur Elcius, un avatar des nourrices et autres « vieilles » de l'opéra vénitien dont la mise en scène fait avec beaucoup de pertinence une sorte de bouffon, double dérisoire du Roi et de sa folie. L'essentiel de l'action repose en fait sur les chassés-croisés amoureux et les intrigues politiques, que l'absence du roi parti en guerre, déchainent parmi ses courtisans, avec au premier plan, l'amour idéal que porte à la Princesse Elmira, Atys, le fils de Crésus, qui mettra à l'épreuve la sincérité et la fidélité de sa bien-aimée dans un jeu de déguisement qui n'est pas sans évoquer le mythe d'Amphitryon.
La richesse en péripéties du livret et sa complexité inspirent au compositeur une partition profuse avec pas moins de trente-sept numéros musicaux dans cette version révisée de 1730 (mais nous ne les avons pas comptés), d'une variété époustouflante, allant d'airs très brefs à une seule strophe à certains développés sur le modèle du da capo et réservé aux personnages nobles, Elmira et Atys. De nombreux ensembles et des chœurs viennent enrichir les trois actes où jamais l'intérêt musical ne faiblit. On citera pour mémoire un magnifique quatuor, digne de Cosi fan tutte, qui concrétise au premier acte la chaine amoureuse reliant les personnages : Eliates qui aime Clerida qui aime Orsanes qui aime Elmira qui aime Atys qui est muet, au moins jusqu'au choc qui va lui délier la langue à la fin du premier acte.
Chaque situation offre un renouvellement constant des formes et de l'invention mélodique, soutenue par une orchestration raffinée où les bois tiennent une place de choix et que font briller les pupitres solos de l'Ensemble Diderot, conduit avec beaucoup de sensibilité et un sens aigu des contrastes par son chef Johannes Pramsohler.
Photographie © Amélie Kiritzé-Topor.
La mise en scène de Benoit Bénichou transpose cette histoire antique dans un monde résolument contemporain dont les personnages semblent tout droit sortis d'une série américaine, caricaturant quelque peu les deux méchants, le traitre Orsanes et le futile Eliates, et jouant sur une certaine forme de crudité pour caractériser les personnages, quelque part entre Peter Sellars et Olivier Py, à qui le numéro de Drag Queen d'Elcius et d'Eliates accompagnés d'un audacieux Bunny masculin ne manque pas de faire penser. La scénographie d'Amélie Kiritzé-Topor joue d'un unique cube monté sur une tournette et de ses transformations pour gérer la multiplication des lieux et quelques touches de vidéos associées aux lumières très créatives de Mathieu Cabanes permettent d'approfondir les espaces et d'apporter la touche de poésie nécessaire à une œuvre dont le lyrisme n'est pas absent.
De la distribution impeccable, tant vocalement que théâtralement, on distinguera bien sûr en premier lieu l'éblouissante Yun Jung Choi dans le rôle d'Elmira taillé à la mesure de son grand soprano lyrique virtuose (que de vocalises !), mais la Clorida de Marion Grange n'est pas en reste en termes de couleurs et de ligne vocale. Inès Bertet offre à Atys son mezzo léger et un rien acidulé. Du côté des messieurs, on ne sait qui de Ramiro Maturana (Crésus) ou de Andrey Gnatiuk (Cyrus) possède la basse la mieux timbrée et la plus souple. Excellents également, le baryton Wolfgang Resch en traitre d'opérette et le ténor Jorge Navarro Colorado en prince superficiel et un rien efféminé. On garde pour la bonne bouche l'Elcius à la verve inépuisable du ténor Charlie Guillemin qui apporte à l'ensemble sa touche de folie et sa vis comica irrésistible.
Si ce Croesus vous était déjà connu par le disque, vous n'aurez de cesse que de découvrir cette première production française, mais si vous ne connaissez pas du tout cette œuvre, elle vous convaincra à coup sûr que l'opéra allemand du xviiie est au moins aussi passionnant que son contemporain italien et à coup sûr aussi riche.
Prochaines représentations à l'Athénée les 2, 3, 6, 8 et 10 octobre.
Spectacle en tournée au Perreux les 15 et 16 octobre et au Théâtre Roger Barrat d'Herblay les 15 et 16 avril.
Frédéric Norac
30 septembre 2020
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