En quelques années, sous la houlette de son directeur Laurent Joyeux, l'Opéra de Dijon est devenu un des hauts lieux de la résurrection du répertoire baroque. Après le Ballet royal de la Nuit en 2017 et La Finta Pazza de Sacrati en 2019, c'est un opéra totalement oublié de Luigi Rossi, Il Palazzo incantato, retrouvé dans les trésors de la bibliothèque Vaticane par Leonardo Garcia Alarcon, de faire sa réapparition dans une production scénique d'une remarquable invention. Et comme un « bonheur» n'arrive jamais seul, l'opéra en offre la retransmission quatre soirs de suite sur internet et le mettra en ligne ensuite en libre accès jusqu'à la fin de l'année.
Créée à Rome en 1642, cette azione in musica est basée sur le poème épique de l'Arioste, Orlando furioso. Le livret dû au cardinal Rospigliosi (futur Clément VI) met en scène les aventures de héros célèbres, car omniprésents dans les opéras baroques du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu'à Haendel (les chevaliers Orlando, Roggiero, Astolfo, les héroïnes amoureuses, Angelica, Bradamante...) et nombre d'autres personnages secondaires plus ou moins imaginés par le librettiste. En tout pas moins de dix-huit plus les trois allégories du prologue, la Musique, la Poésie et la Magie, qui viennent complexifier une intrigue qui ne demande pas moins de 3 h 34 pour se dénouer et dont le sujet central est bien sûr l'amour. L'amour sous toutes ses formes : la quête de l'autre qui se refuse ou qui se donne, la souffrance amoureuse, le désir frustré ou comblé, la trahison et la fidélité dans un ensemble de variations qui se renouvelle sans cesse. Sous cette intrigue on ne peut plus profane se cache, dit-on, une interprétation religieuse que vous découvrirez dans la note de programme de Jean-François Lattarico.
Fabrice Murgia a choisi quant à lui de mettre en évidence la dimension humaine du propos et a pour cela transposé l'action à notre époque. Le palais enchanté où le magicien Atlante retient Angelica et Roggiero et nombre d'autres victimes des deux sexes, s'est transformé en un hôtel de chaîne dont les couloirs labyrinthiques, les sous-sols et les étages cachent de brûlants secrets. Atlante, le magicien, peut-être dans l'esprit religieux l'incarnation du Malin, est une sorte de Klingsor qui attire les chevaliers avec ses créatures, des filles-fleurs aux allures de prostituées, et joue à jeter le trouble dans les couples et à les séparer sans que ses motivations soient bien claires. Un étonnant ultime rebondissement alors que l'on se croit arrivé au dénouement le montre plus retors encore qu'on ne l'imaginait.
Le metteur en scène joue avec virtuosité d'un décor mobile monté sur une triple tournette, de ses transformations, puis de sa disparition, pour évoquer l'errance et l'enfermement de ses personnages. Si la transposition (dont l'esthétique n'est pas sans évoquer un Peter Sellars ou un Claus Guth) et son utilisation de la vidéo en direct agace un peu d'entrée de jeu, on est vite conquis par l'inventivité avec laquelle ces outils sont utilisés et par une direction d'acteurs au cordeau qui offre à chacun des personnages un relief étonnant.
La distribution se révèle remarquable jusqu'au plus petit rôle - certains chanteurs en assumant deux ou trois - et il paraît presque injuste de ne pas citer chacun des douze interprètes qui la composent auxquels viennent s'ajouter deux danseurs, Joy Alpuerte Ritter et Zora Snake, dont les chorégraphies barbares apportent une touche de violence à un univers déjà bien sombre. Nous ont particulièrement séduits le Ruggiero suave du ténor Fabio Trümpy, celui presque barytonant de Mark Milhofer, la basse puissante de Grigory Soloviov ou le fascinant contre-ténor au timbre androgyne Kacper Szelasek. Du côté féminin, citons l'Angelica torturée d'Arianna Vendittelli au timbre brillant dans son grand lamento qu'elle chante entièrement couchée , Deanna Breiwick qui donne un relief impressionnant à Bradamante, la guerrière jalouse, Mariana Flores aussi convaincante en Marfisa, dominatrice pleine d'ironie qu'en Doralice, donzelle séduite et engrossée. À la tête de son orchestre de la capella Mediterranea et des chœurs de l'Opéra de Dijon et de celui de Namur, Leonardo Garcia Alarcon offre une lecture somptueuse et affûtée d'une partition profuse et très variée dans laquelle on remarque une continuité musicale qui distingue à peine l'arioso du récitatif, accompagné ici il est vrai d'un petit ensemble particulièrement fourni se fondant sans solution de continuité dans le discours orchestral.
Il est question de magie dans cet opéra, c'est elle du reste qui triomphe du débat au prologue pour accorder Poésie et Musique. Cette production remarquablement aboutie réussit le même tour de force, accorder poésie et musique dans un spectacle proprement magique qui à n'en pas douter fera date.
Pour visionner le spectacle « en direct » le 17 décembre à 20h puis librement jusqu'au 31 décembre.
Coproduite par L'Opéra de Nancy, le Théâtre de Caen et Opéra royal / Château de Versailles Spectacles, la production y sera sûrement reprise sans certitude de calendrier.
Frédéric Norac
15 décembre 2020
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