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Arte Concert, 14 novembre 2020 —— Frédéric Norac.

Hippolyte et Aricie à l'Opéra-Comique : Le silence assourdissant du public 

Stéphane Degout (Thésée), chœur Pygmalion. Photographie © Stéfan Brion.

On ne remerciera jamais assez l'Opéra-Comique d'avoir maintenu jusqu'au bout, contre vents et marées, cette production d'Hippolyte et Aricie  et de nous en avoir offert l'unique représentation par le biais de cette diffusion en streaming live sur Arte Concert.

On imagine assez bien quelle gageure ont dû représenter le montage du spectacle et ses répétitions en regardant les photos qui illustrent le programme « de salle », un des plus riches et des plus documentés que la maison ait jamais produit.

Raphael Pichon a choisi l'ultime révision de 1757, ce qui nous vaut l'élimination du prologue mythologique et réduit ainsi l'importance des dieux dans la tragédie pour se concentrer sur sa dimension humaine. Mais il a également supprimé la chaconne finale et l'opéra s'achève sur l'air suave et apaisé « Rossignols amoureux » que Léa Desandré vient chanter tout en enfilant sa tenue de parfaite Parisienne, avant de quitter le plateau avec sa bicyclette miniature. Un clin d'œil sans doute au fameux « monde d'après  dont on nous bassine les oreilles depuis neuf mois.

Reinoud van Mechelen (Hippolyte), Elsa Benoit (Aricie), chœur Pygmalion. Photographie © Stéfan Brion.

La mise en scène de Jeanne Candel déconcerte d'emblée, voire même agace un peu au premier acte, situé à l'avant-scène devant un velum blanc . Les suivants de Diane en battle dress blanc armés de  fusil de chasse viendront bientôt y tirer des salves de couleur (action painting à la Niki de Saint Phalle) avant une ridicule cérémonie d'hommage à Aricie, future prêtresse, elle-même engoncée dans le même uniforme qui met en relief une somptueuse grossesse de plus de six mois et donne ainsi une connotation bien réelle à ses amours avec Hippolyte. Le mélange des costumes — baroques et assez peu seyants, malgré la beauté des matières, pour les quatre protagonistes, modernes pour le chœur et les personnages secondaires — semble annoncer une caricature de Regietheater à laquelle heureusement, l'on commence à échapper au troisième acte. Après le minimalisme du premier, l'acte des enfers voit apparaitre un décor construit de coursives labyrinthiques avec un ascenseur en son centre (excusez du peu) qui semble une version moderne des carceri piranésiens. Prenant le livret au pied de la lettre (« Tu quittes l'infernal séjour pour trouver les Enfers chez toi » dit la Parque à Thésée), c'est ce même décor que le héros  retrouvera en guise de palais à son retour à Athènes. Habillé de grands voiles blancs, il deviendra au dernier acte une très crédible salle de réveil où se retrouveront les deux héros, se livrant sous les  draps de leur civière à des ébats qui semblent faire fi de toute forme de gestes barrières.

Il est difficile de juger une production sans l'avoir vraiment expérimentée au théâtre, mais celle-ci gagne en crédibilité au fil des actes. Au fond, c'est par le biais de l'humour, un rien grinçant, voire d'une certaine ironie, qu'elle réussit le mieux à faire vivre le livret de Pellegrin et à l'inscrire, sans trop avoir l'air d'y toucher, dans notre difficile présent. Le divertissement « marin » qui fête le retour de Thésée et la gloire de Neptune transforme les choristes en baigneurs à grosses têtes carnavalesques qui imposent au roi une tête de taureau rappelant ses aventures crétoises. La chasse du quatrième acte traitée en tableau vivant puis l'apparition du monstre marin sont également des moments forts réussis où un simple voile de nuage, quelques palmiers portés par le chœur et un coup de machine à fumée suffisent à suggérer les mouvements et l'action. Bien sûr, on est un peu frustré d'abord par l'absence de mouvements de danse, mais la pantomime sied finalement assez bien à cette vision distanciée qui grâce à une belle direction d'acteurs trouve tout de même des moments de réelle émotion.

Sylvie Brunet-Grupposo (Phèdre), Séraphine Cotrez (Œnone). Photographie © Stéfan Brion.

D'une distribution quasiment idéale, on distinguera d'abord le Thésée profondément humain et touchant de Stéphane Degout, puis la radieuse Aricie d'Élisa Benoit, vocaliste impeccable et voix tout à la fois délicate et charnue. À Reinhoud Van Mechelen qui possède à coup sûr l'exact format vocal d'Hippolyte, mi lyrique mi-héroïque, on ne reprochera que des voyelles un peu exotiques. Peu aidée par un costume qui la transforme en « petite vieille » Sylvie Brunet est une Phèdre de bon format, mais sans la noblesse que pourrait lui donner une Véronique Gens. Dans ses multiples apparitions (tour à tour prêtresse, chasseresse, matelote-sirène  ou bergère), Léa Désandré fait valoir une virtuosité et une musicalité ainsi qu'un tempérament théâtral qui crèvent l'écran. D'excellents seconds rôles avec une mention particulière pour l'Oenone de Séraphine Cotrez , à qui cette version ménage un air que nous ne connaissions pas, un chœur d'une parfaite homogénéité et un orchestre impeccable sous la direction profondément inspirée de Raphaël Pichon, grand ramiste devant l'Éternel, donnent toute sa dimension à la partition visionnaire de Rameau.

Le moment le plus saisissant de la captation reste l'image finale de l'ensemble de l'équipe artistique et technique réunie à la corbeille et prise dans un plan panoramique qui s'achève sur le chef et l'orchestre devant la scène vide, auquel le silence assourdissant de l'absence du public donne une résonance presque poignante.  Merci à tous pour ces deux heures quarante venues, dirait-on, du monde d'avant.

À voir en replay sur Arte Concert jusqu'au 13 mai 2021

Frédéric Norac
16 novembre 2020
© musicologie.org


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