Arte, 13 avril 2020 —— Frédéric Norac.
Fidelio, au Theater an der Wien, 16 mars 2020. Captation d'écran.
Tous les programmes télé, y compris celui d'Arte qui l'avait programmé, annonçaient simplement la diffusion de Fidelio, insistant surtout sur le fait que le spectacle avait été capté sans spectateur, la veille du premier jour du confinement au Theater an der Wien. Pourtant dès les premières mesures de l'ouverture , il n'était pas besoin d'être très familier de la partition pour se dire que l'œuvre que nous entendions, n'était pas tout à fait le Fidelio que nous connaissons, ni même sa première version, Léonore, celle de 1805, créée une semaine après l'entrée des troupes napoléoniennes à Vienne devant un parterre d'officiers français qui n'y avaient pas compris grand-chose, transformant cette première en un four traumatisant pour le pauvre Beethoven.
Cette version « originale » de 1805 est connue. De nombreux chefs ont eu le désir de la faire entendre, d'Herbert Blomstedt à John Eliot Gardiner qui l'enregistrèrent à vingt ans de distance (1976 et 1996). René Jacobs vient d'en donner une version récente et elle présente des traits impossibles à confondre avec celle qui est maintenant au répertoire, la version de 1814, devenue Fidelio dans sa dernière mouture, sans doute pour la distinguer de l'opéra Leonora de Ferdinando Paer, créé en 1804 à Dresde.
Non il s'agissait bien ici — mais il m'a fallu chercher un peu pour m'en assurer car je n'avais pas vu le générique où elle mentionnée de façon très discrète — de la version de 1806, la première révision de l'opéra opérée par Beethoven, un an après sa création désastreuse, et vouée elle aussi à faire une sérieuse culbute, puisqu'elle fut retirée de l'affiche après trois représentations, un épisode très douloureux pour le pauvre Beethoven que raconte dans ses mémoires le ténor Josef-August Röckel qui créa le rôle de Florestan dans cette seconde version de l'opéra1
De Léonore I et II à Fidelio
Les variantes entre les trois versions de cet opéra sont extrêmement intéressantes et justifient de les connaitre toutes les trois. Pour ne donner qu'un exemple, l'air de Léonore-Fidelio au premier acte est un mélodrame dans la version de 1805, c'est-à-dire un texte déclamé sur un fond orchestral. Beethoven en fait un air très lyrique dans la version de 1806 mais reste assez classique, voire un rien italianisant, et le récitatif qui l'introduit n'a rien à voir avec celui très dramatique que nous connaissons maintenant. Précisons que non seulement la partition fut révisée en 1814 mais également le livret. Si mélodiquement on reconnait des tournures qui seront présentes dans la version définitive, l'air n'a pas cette simplicité et cette expressivité qui vont droit au but, avec ce figuralisme sur la parole erreichen (atteindre) qui est le seul « ornement » que se permet Beethoven. Du reste la version de 1814 est beaucoup mieux écrite, plus propre à émouvoir et susciter l'enthousiasme dans son mouvement qui s'accélère dans la dernière partie, qu'il ne l'est dans la version de 1806 où les vocalises assez nombreuses dans une tessiture beaucoup trop large mettent la chanteuse à rude épreuve.
Est-ce à dire que cette version de 1806 soit moins intéressante que la version définitive de 1814 ? Certes elle n'en a pas l'impact dramatique. Dans Fidelio, Beethoven a supprimé de nombreuses liaisons rendant l'œuvre plus abrupte et affirmant son style de façon radicale. Au deuxième acte par exemple, dans la version de 1806, le duo des retrouvailles « O namenlose Freude » (Oh joie inexprimable) est précédé d'une scène en récitatif où s'expriment la stupeur, le ravissement et l'angoisse des protagonistes avant qu'ils ne se jettent dans les bras l'un de l'autre. Si l'effet est théâtralement plus impressionnant dans la version de 1814 où cette effusion est immédiate, il y a une vérité psychologique dans la façon dont est dépeinte la situation dans la version de 1806 qui en fait le prix et l'originalité.
Manfred Honeck, Theater an der Wien, 16 mars 2020. Captation d'écran.
D'autres passages ne semblent pas encore sortis de leur gangue dans cette version transitoire et sont encore marqués au sceau de la tradition que Beethoven avait hérité des Italiens2. C'est le cas du grand final « Wer ein holdes Weib errungen » (Que celui qui a mérité une noble épouse) beaucoup moins triomphaliste, brillant et exalté en 1806 qu'en 1814 où il constitue une véritable apothéose digne de l'Hymne à la Joie. L'air de Florestan « Gott welch Dunkel hier » (Dieu quelles ténèbres ici) et son célèbre prélude n'a pas non plus l'extraordinaire tension qu'il acquerra par la suite lorsque le compositeur lui adjoindra cette fin hallucinée où Florestan voit apparaitre Léonore comme l'ange de la liberté mais finalement s'effondre, après ce moment d'exaltation, dans l'abîme de sa souffrance et de son désespoir.
Si au deuxième acte, Beethoven a surtout renforcé l'expressivité et le dramatisme de sa partition, par une sorte de simplification des lignes mélodiques et un dessin beaucoup plus large, c'est surtout dans le premier que l'on trouve le plus de changements structurels et de coupures. Tandis que dans la version définitive, le premier acte s'achève, après le duo entre Rocco et Léonore, sur un extraordinaire ensemble réunissant les cinq protagonistes et le chœur, c'est un air avec chœur de Pizarro qui met en place ses sbires pour guetter l'arrivée de Don Fernando qu'il se conclut en 1806. Là où le débutant respectait une sorte de progression naturelle en 1805-1806 : solo, duo, trio, quatuor etc., le Beethoven de 1814 ne fait plus confiance qu'à la cohérence dramatique et ouvre son opéra sur la dispute entre Marcelline et Jaquino et il la fait suivre de l'air où Marcelline rêve de son union avec Fidelio. Par souci dramatique, il supprime un duo tendre entre Marcelline et Fidelio et un trio qui réunissait Rocco, Marcelline et Jaquino, préférant au développement de cette intrigue secondaire une montée en puissance du drame et enchainant directement le grand air de l'héroïne avec le final de l'acte.
Eric Cutler (Florestan), Nicole Chevalier (Leonore, Fidelio), Theater an der Wien, 16 mars 2020. Captation d'écran.
Il existe assez peu d'exemples dans l'histoire de la musique d'opéras dont nous possédions plusieurs versions « authentiques » (Tannhäuser, Simon Boccanegra, Macbeth, Don Carlos). Elles permettent dans le cas des deux Léonore (1805 et 1806) et de Fidelio (1814) de comprendre l'évolution d'un compositeur, l'affirmation ou plutôt l'élaboration de son style sur une dizaine d'années. Au fond, la version intermédiaire de 1806 fait figure de laboratoire et l'écouter, c'est comprendre mieux encore les tâtonnements de Beethoven et surtout le génie qui s'exprime enfin dans la version définitive. Il eût été intéressant de la part des programmateurs de cette diffusion d'expliquer au public qu'il s'agissait d'une version particulière afin qu'il ne se trompe pas sur la position historique de ce qu'il entendait et peut-être dans la foulée de proposer une version « traditionnelle » de l'œuvre3.
Reste à dire que la production assez minimaliste de Christoph Waltz, n'était la spectaculaire scénographie de Barkow Leibinger, une sorte de grand escalier hélicoïdal à 360°, évoquant à sa façon contemporaine les « carceri » piranésiens, se révèle très réussie dans sa sobriété visuelle en camaïeu de gris et de beige. Elle est défendue par un plateau remarquable, soutenue par la direction d'une grande fiabilité de Manfred Honeck. Tout cela, outre la rareté de cette seconde version de Fidelio peu connue, justifie que si vous ne l'aviez pas regardée en direct, vous alliez y jeter une oreille et un coup d'œil puisque la captation est disponible en « replay » sur Arte Concert jusqu'au 2 mai. Et sans doute ce qui vous troublera le plus, comme moi, c'est ce spectacle d'opéra dont aucun air de bravoure n'est salué par les applaudissements, une impression terriblement frustrante et sûrement aussi pour les interprètes qui en sont réduits à s'applaudir eux-mêmes, tous réunis musiciens et chanteurs sur le plateau, à la fin de cette représentation virtuelle.
Visionner Fidelio diffusé par Arte
Notes
1. Beethoven raconté par ceux qui l'ont vu : lettres, mémoires, témoignages... réunis par J.-G. Prodhomme, Stock, 1947.
2. Rappelons que dans son désir de composer un opéra, il avait pris des cours entre 1801 et 1803 avec Antonio Salieri. Nous est resté de cette période le fameux air de concert « Ah! perfido » qui est un exercice de l'élève Beethoven sous la férule de son maître.
3. Il en existe un libre d'accès sur le site d'Arte Concert filmée à Salzbourg en 2015.
Le dossier de presse en Allemand.
Frédéric Norac
13 avril 2020
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Jeudi 16 Avril, 2020 4:20