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20 mars 2020 —— Frédéric Norac.

Le Comte Ory : un Rossini à la française

Le Comte Ory Le Comte Ory,maquettes de costumes par Eugène Du Faget, 1828. © BnF.

Rossini à Paris (1824)

Créé à l'Académie royale de musique (Opéra de Paris) le 20 août 1828, Le Comte Ory est une œuvre profondément atypique dans l'œuvre de Rossini et dans le répertoire français. En 1828, Rossini est installé à Paris depuis 1824. Il a 36 ans et derrière lui une œuvre énorme : 34 opéras créés en Italie de 1810 à 1823. Il est le compositeur le plus célèbre d'Europe : [...] un homme duquel  on parle tous les jours à Moscou comme à Naples, à Londres comme à Vienne, à Paris comme à Calcutta. La gloire de cet homme ne connaît d'autres bornes que celles de la civilisation et il n'a pas trente-deux ans !  écrit Stendhal, dans sa Vie de Rossini, parue en 1834. C'est la raison pour laquelle le gouvernement de Charles x a souhaité s'attacher ses services en lui offrant un contrat mirifique : il est nommé directeur du Théâtre italien, Inspecteur général du chant en France et sera bientôt fait « compositeur  du roi ». À ce titre, il touchera, en plus de ses émoluments, une pension à vie de l'État français qui va largement contribuer à l'établissement de sa fortune personnelle et contribuera à sa façon à son retrait de la scène lyrique après 1829.

Le Viaggio a Reims (1825)

La carrière parisienne de Rossini a commencé par la création au Théâtre italien en 1825, d'une « cantate scénique », en fait un opéra bouffe en 1 acte, Il Viaggio a Reims, à l'occasion des fêtes du sacre de Charles x.  Cette œuvre de circonstances réclame une distribution de 18 chanteurs, dont 12 de premier plan.  En fait les plus grands chanteurs italiens du moment vont participer à sa création, parmi lesquels on citera Giuditta Pasta, la future créatrice de La Norma de Bellini et deux chanteurs français destinés à figurer dans les opéras français de Rossini et particulièrement dans le Comte Ory, Laure Cinti-Damoreau (la Comtesse Adèle) et Nicolas Prosper Levasseur (le Gouverneur).  Le livret de Luigi Balocchi met en scène un groupe d'aristocrates européens en route pour assister au sacre de Charles x, dans un effet de mise en abyme très contemporain. Bloqués à l'Auberge du Lys d'Or à Plombières, faute de chevaux, ils organisent pour se consoler une petite fête pour célébrer entre eux l'événement. Pour la petite histoire (ou la grande ?), on dit que Charles x, présent à la première, ne comprit rien à l'affaire et quitta la loge royale sans applaudir, ce qui évidemment entraîna la même attitude chez les autres spectateurs, car pour des raisons d'étiquette il n'était pas permis d'applaudir si le souverain ne le faisait pas.

Il Viaggio a Reims est à la fois un sommet de l'opera buffa italien et un adieu de Rossini à ce genre. Après 1825, il ne composera plus que des opéras sérieux sur des livrets français, à part bien sûr Le Comte Ory, opéra inclassable comme il a été dit précédemment.

Le sujet du livret et les péripéties de ce « Voyage » (immobile) ont un caractère humoristique et légèrement satirique. Essentiellement basé sur les intrigues amoureuses de cet aréopage d'aristocrates, Rossini y produit une des musiques les plus brillantes qu'il ait composée. L'opéra comporte notamment un grand concertato a 14 voix qui deviendra le finale du 1er acte du Comte Ory. Mais il s'agit d'une œuvre de circonstances dont les exigences vocales ne permettaient pas alors d'envisager des reprises ou une mise au répertoire, ce qui explique le désir du compositeur de recycler sa musique dans un œuvre plus durable.

Giuditta Pasta Giuditta Pasta (créatrice du rôle de Corinne dans Il Viaggio a Reims), lithographie de Hyacinthe-Louis-Victor Aubry-Lecomte, d'après une peinture de Gérard François, 1830.

Les opéras français de Rossini (1826-1829)

Ce recyclage va attendre trois ans. Entre temps, Rossini va « composer » pour la scène française, l'Académie royale de musique, temple de l'opéra sérieux, deux nouveaux opéras. Son contrat avec la couronne française prévoyait la production d'un nouvel opéra par an et jusqu'à Guillaume Tell, Rossini  remplira son contrat.  Ces deux opéras sont en fait des adaptations de deux de ses opéras napolitains.

Le premier est Maometto Secondo, créé en 1820, qui va devenir en 1826, Le Siège de Corinthe, sur un livret de Luigi Balocchi et Alexandre Soumet (le dramaturge auteur de la pièce dont s'inspirera en 1835 Felice Romani pour le livret de Norma). Le second  est Mosè in Egitto, opéra de 1818, dont Balocchi et Étienne de Jouy vont faire, en 1827, Moïse et Pharaon ou le passage de la Mer Rouge, un opéra qui éclipsera tellement l'original, que cette version retraduite en italien sera le plus souvent donnée, jusqu'à ce que l'original français soit redécouvert et monté au Festival Rossini de Pesaro en 1997. Il en va de même du Siège de Corinthe qui fut souvent donné et enregistré en version italienne des années 1950 à sa résurrection par le même festival  en 2000.

Il ne s'agit pas de simples traductions, mais bien d'œuvres transformées. Les livrets sont réécrits, la musique redistribuée et arrangée pour coller à la prosodie française. Les récitatifs entièrement adaptés  sur le patron de l'alexandrin, valorisant le goût de la déclamation hérité de la « tragédie lyrique », typiquement français.  La dramaturgie des deux opéras est complètement repensée, avec l'ajout d'un ballet, obligatoire à l'Opéra de Paris, et les opéras passent de 2 à 3 actes pour le premier  et de 3 à 4 actes, pour le second, avec dans les deux cas et singulièrement dans le deuxième un développement important de l'élément choral.

Adolphe NourritAdolphe Nourrit feuilletant la partition du Comte Ory de Rossini, lithographie de Pierre-Roch Vigneron, 1828. Adolphe Nourrit est le créateur du rôle-titre.

Le Comte Ory (1828) : un opéra français

Le Comte Ory en fait va plus loin encore en termes de transformation que les deux opéras précédents. Plus qu'une simple adaptation, il s'agit véritablement d'une création et d'une étape essentielle dans l'assimilation du style français par Rossini. Sur les douze  numéros que comporte la partition, seulement la moitié provient du Viaggio a Reims. Ici pas vraiment de redistribution des airs, mais une transposition qui met en évidence  le parallélisme entre les situations que ces airs mettent en scène et celles de l'opéra italien dont ils proviennent.  Par exemple, à l'acte 1 :  l'air d'entrée de la Comtesse Adèle « En proie à la tristesse »  où elle se plaint de la solitude à laquelle elle s'est condamnée depuis le départ de son frère pour la Croisade  dans le Comte Ory, est repris de celui de la Comtesse de Folleville qui se désespère d'avoir perdu son chapeau puis jubile de l'avoir retrouvé dans le Viaggio a Reims. Dans les deux cas le second degré et l'intention ironique sont évidents. Notons au passage que la même interprète, Laure Cinti Damoreau, a été la créatrice des deux rôles. Autre exemple, à l'acte 2 :  le duo où le Comte Ory, déguisé en pèlerine (en femme donc) tente de séduire la Comtesse Adèle en l'effrayant et en évoquant les manigances du Comte Ory reprend la musique du duo du Viaggio a Reims où le Conte Belfiore (un aristocrate français) tente de séduire la poétesse Corinne en lui demandant une leçon de poésie. Les emprunts et les adaptations sont si parfaitement réintégrés dans une nouvelle dramaturgie que jusqu'à la redécouverte et la résurrection dans les années 1980 du Viaggio a Reims, l'idée que la musique du Comte Ory était partiellement un recyclage n'avait jamais effleuré ses auditeurs.  La prosodie française, notamment, est d'une évidence totale même sur les numéros d'origine italienne et il faut y voir la main d'orfèvre de Scribe et de son collaborateur Delestre-Poisson. L'essentiel des réemplois est concentré dans le premier  acte : 4 numéros sur 5. Un seul numéro, le duo entre le Comte et son page Isolier est entièrement original.  Le deuxième acte comporte l'essentiel de la musique originale : 5 numéros sur  7 dont deux pièces sont les plus profondément françaises de la partition : la chanson à boire « Buvons, buvons soudain » pour le chœur et les protagonistes masculins et le trio nocturne « A la faveur de cette nuit obscure » qui réunit les trois voix aiguës de la distribution : soprano, mezzo-soprano, ténor haute-contre à la française.  Il y a là, écrit Berlioz dans ses Mémoires, des collections de beautés diverses qui suffiraient à faire la fortune, non pas d’un seul, mais de deux ou trois opéras…  Le Trio « A la faveur d’une nuit obscure » est un pur chef-d’œuvre.

La distribution vocale de l'œuvre est également très caractéristique du style français. On y retrouve les principaux créateurs du futur Guillaume Tell, la seule œuvre  française entièrement originale de Rossini : la comtesse Adèle, soprano lyrique, chantée par  Laure Cinti,  future Mathilde ; Le Comte Ory, ténor haute-contre à la française, destiné à Adolphe Nourrit, futur Arnold ; le Gouverneur, baryton-basse, Nicolas Levasseur, futur Walter Furst  ;  Raimbaut : baryton : Henri-Bernard Dabadie, futur Guillaume Tell.

Le Comte OryLe Comte Ory, maquettes de costumes par Eugène Du Faget, 1828. © BnF.

La nature de l'œuvre : moralisation et libertinage

Le Comte Ory est essentiellement une œuvre légère, parfois comique, mais en même temps musicalement  délicate et raffinée.  Le livret, dû à Eugène Scribe et à un de ses collaborateurs Charles Delestre Poisson, s'inspire d'un vaudeville de 1817 basé sur une romance picarde du xie siècle racontant comment un seigneur libertin, le Comte Orry (sic), décide de s'introduire dans un couvent pour séduire l'abbesse tandis que ses chevaliers s'occupent des autres nonnes. Il réussit dans son entreprise : Chaque nonnette reçoit un chevalier dans son lit, et l'abbesse héberge sœur Colette qui n'est autre qu'Orry. Neuf mois ensuite,..., l'histoire ajoute (et comme un fait singulier) que chaque nonne fit un petit chevalier.

Scribe moralise l'œuvre en transformant l'abbesse en comtesse et le déguisement du Comte Ory et de ses chevaliers en pèlerines et non plus en nonnes.

Il ne reste plus d'autre allusion à la religion que le déguisement du Comte au premier acte en ermite, c'est à dire en moine, ce qui peut constituer une allusion à la figure du moine « paillard ».

Mais l'élément essentiel de la moralisation reste l'échec de la tentative de séduction du Comte Ory, « doublé » par son propre page Isolier, amoureux de la Comtesse et aimé en retour par elle et dont la défaite constitue le dénouement de l'opéra.  En revanche la tonalité « libertine », voire grivoise, du sujet reste bien présente et elle est développée dans le passage le plus subtil de la partition, le trio du 2e acte.  La fausse sœur Colette (le Comte Ory) vient chercher refuge dans la chambre de la Comtesse. La magnifique expression introduction orchestrale de la scène, rêveuse et caressante, semble une concrétisation explicite du désir du Comte qui ouvre le trio sur des paroles sans ambigüité.

Dans le lit de la Comtesse se trouve déjà Isolier, le page du comte, sous prétexte de la protéger des entreprises du comte. Rappelons ici que le page est une femme en travesti. Le page profite de la frayeur de la Comtesse pour se déclarer et le Comte croyant embrasser la Comtesse embrasse le page.

Conclusion

On peut se demander comment le comité de censure de l'Académie royale de musique a pu accepter qu'une telle situation soit représentée sur une scène officielle, destinée a priori à n'accueillir que des œuvres sérieuses.  C'est un paradoxe du Comte Ory : le sujet parait plutôt destiné à servir de support à un opéra-comique voire à un opéra bouffe tel que les réalisera Offenbach trente ans plus tard, mais s'il semble relever du répertoire de l'Opéra-Comique, formellement il s'agit bien d'un opéra, puisqu’il est entièrement chanté et ne comporte pas de dialogues parlés.

Le charme de l'œuvre réside essentiellement dans le traitement subtil, l'esprit de finesse qui règne entre le livret et la musique et permet d'éviter de sombrer dans la vulgarité.  C'est une musique sérieuse et sophistiquée sur un livret comique un peu tendancieux. Rossini devait se retirer des scènes lyriques, juste après Guillaume Tell (1829). Il réalise avec le Comte Ory le plus bel exemple d'assimilation de l'esprit français par un musicien italien, à preuve la postérité dont l'œuvre a bénéficié sur les scènes françaises. Un des premiers enregistrements que nous en possédons est un concert de l'ORTF de 1959 dirigé par Inghelbrecht, un chef plus souvent associé à la musique française et à Debussy qu'au belcanto.  Le comte Ory, au fond  c'est déjà un peu le sourire ironique du vieux Rossini et ce goût du second degré qui habitera sa toute dernière production musicale.

Le Comte OryLe Comte Ory, 22 septembre 2013, Opéra Hongrois de Cluj-Napoca, dans la mise en scène et les costumes de Szabó Emese, scénographie de Lőrincz Gyula, avec Covacinschi Yolanda (Comtesse Adèle), Iulia Merca (Isolier), Bardon Tony ( Comte Ory), Chiuariu Lívia (Alice), Veress Orsolya (Ragonde), Sándor Árpád (Gouverneur), Balla Sándor (Raimbaud), choeur (chef, Kulcsár Szabolcset), l'orchestre de l'Opéra Hongrois de Cluj-Napoca, sous la direction de Jankó Zsolt.

Pour écouter le Comte Ory

Les enregistrements du Comte Ory sont assez nombreux. On recommandera bien sûr l'enregistrement réalisé par Decca au Rossini Opéra Festival de 2003 avec Juan Diego Florez dans le rôle-titre, mais jeter une oreille sur un des enregistrements de Michel Sénéchal, grand titulaire du rôle dans les années cinquante, sous la direction d'Inghelbrecht par exemple, permettra de se faire une idée de la tradition d'interprétation telle qu'elle s'était transmise en France.

Pour voir le Comte Ory

Deux versions vidéos très recommandables sont disponibles sur YouTube : celle de l'Opéra-Comique captée en 2018 sous la direction de Louis Langrée avec Philippe Talbot et Julie Fuchs dans une mise en scène de Denis Podalydès.

Le Comte Ory, Opéra-Comique de Paris, 2017-2018, mise en scène de Denis Podalydès,décors d'Éric Ruf, costumes de Christian Lacroix, lumières de Stéphanie Daniel, avec Philippe Talbot (Le Comte Ory), Julie Fuchs (La Comtesse), Gaëlle Arquez (Isolier), Éve-Maud Hubeaux (Ragonde), Patrick Bolleire (Le Gouverneur), Jean-Sébastien Bou (Raimbaud), Jodie Devos (Alice), Laurent Podalydès, Léo Reynaud, chœur Les Éléments (chef Joël Suhubiette), OrchestreOrchestre des Champs-Élysées, sous la direction de Louis Langrée.

Voir chaîne YouTube France Musique

 

Celle du festival de Glyndebourne de 1997 avec Marc Laho et Annick Massis (avec Ludovic Tézier en Raimbaut) dans une mise en scène de Jérôme Savary.

Le Comte Ory, festival de Glyndebourne, 1997, mise en scène de Jérôme Savary, scénographie d'Ezio Toffolutti, lumières d'Alain Poisson, avec Marc Laho (Le Comte Ory), Annick Massis, (La Comtesse Adèle), Diana Montague (Isolier), Ludovic Tézier (Raimbaud), Julien Robbins (Le Gouverneur), Jane Shaulis (Dame Ragonde), Stella Woodman (Alice), Colin Judson (Un coryphée), l'Orchestre Philharmonique de Londres, la chœur du Festival de Glyndebourne, sous la direction musicale d'Andrew Davis.

Voir chaîne YouTube Warner Classics

Frédéric Norac
24 mars 2020
© musicologie.org
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