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22 septembre 2020 —— Jean-Marc Warszawski.

Identité et antisémitisme au xixe siècle autour de Richard Wagner

Richard Wagner.

Communication au 4e colloque international Maria Szymanowska et son temps : « Être Juive dans l’Europe de Maria Szymanowska : talents, ambitions, perspectives », Paris, Institut polonais des sciences, 19-20 septembre 2019, organisé par Elżbieta Zapolska (Société Maria Szymanowska).

La fin du xviiie et le xixe siècle connaissent un mouvement d’émancipation politique des juifs. D’abord en France, après deux années de débats, par un décret daté du 27 septembre 1791. Les autres pays, royaumes, États suivent. Entre autres : la Prusse en 1812, les Pays-Bas en 1834, où les juifs bénéficient d’une certaine libéralité depuis le xviie siècle, l’Italie en 1861, l’Allemagne en 1871. Il faut attendre la Révolution d’octobre de 1917, pour la Russie et 1923 en Roumanie.

Dans le débat français, les députés, favorables ou pas à l’émancipation politique des Juifs, partagent en général la même opinion sur leur décrépitude morale et physique. Mais ils peuvent penser, avec l’abbé Grégoire1, avocat pugnace de la cause, que cette dégénérescence est la conséquence de l’isolement et des persécutions dont ils ont été l’objet au cours des siècles. Un mémoire déposé à l’Assemblée nationale par la communauté juive de Metz, le 14 octobre 1789, n’en dit pas moins :

Ces traitements atroces trop souvent renouvelés, ces persécutions habituelles pendant les siècles de barbarie plièrent tellement le caractère de la nation, que ses membres, rendus inquiets et tremblants par l'impression profonde d'une longue suite d'indignités, devinrent insensibles à tout ; ils oublièrent dans un long avilissement ce que les peuples florissants nomment point d'honneur2.

Dans le même document, il est affirmé que : « plus la patrie se montrera bienfaisante envers eux, plus ils seront patriotes ».

Un nommé Besr-Isam-Besr, de la communauté juive de Metz, fut invité à cette séance, afin de présenter brièvement ce mémoire. Tout en parlant au nom d’une « humanité outragée », il le fait aussi au nom des descendants « du plus ancien de tous les peuples »3.

Deux mois plus tard, Clermont-Tonnerre4 réfute les préjugés contre les Juifs, réaffirme la liberté religieuse promulguée le 26 août5 et prononce sa célèbre sentence :

Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus.

Ce qui n’arrête pas les persécutions qui conduisent Clermont-Tonnerre à réclamer des mesures de protection pour les juifs, pratiquement un mois jour pour jour après la promulgation :

Déjà leurs maisons ont été pillées, leurs personnes exposées aux outrages et aux violences : La fête des expiations6 qui s'approche, en les réunissant dans leurs synagogues, les offre sans défense à la haine populaire, et le lieu de leurs prières peut devenir celui de leur mort. »

L’abbé Maury7 rétorque :

Les Juifs ont traversé dix-sept siècles sans se mêler aux autres nations. Ils n’ont jamais fait que le commerce de l’argent. [...] Nul ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses, vous l’avez reconnu, et, dès lors, vous avez assuré aux Juifs la protection la plus étendue. Qu’ils soient donc protégés comme individus, et non comme Français, puisqu’ils ne peuvent être citoyens8.

La fondation des nations et également celle des identités : qu’est-ce un peuple, qu’est-ce être Français, Allemand ou Italien ? Cette identité est d’une part politique, s’appuyant sur la citoyenneté et ses représentations, tel est le sens de la fête de la Fédération de 1790, unissant ordres et régions dans une volonté universaliste. Mais la loi ne suffit pas à faire force. La mémoire collective intègre les récits nationaux flatteurs, en grande partie fantasmagoriques, qui tentent de situer dans un passé le plus lointain possible l’origine d’une histoire linéaire continue, de préférence héroïque et vertueuse, histoire ethnique modelée sur celle des lignées sanguines princières.

Les musiciens sont inspirés par les deux souffles, l’émancipateur et le nationaliste, à des degrés divers. Plutôt universalisant, comme il me semble être chez Moussorgski ou Béla Bartók, plutôt nationalisant, comme chez les antirépublicains français regroupés autour de Vincent d’Indy, admirateurs de Richard Wagner, certainement influencés par ses écrits antisémites traduits en français dès 1869. Le xixe siècle est le siècle des musiques dites nationales. Les compositeurs s’inspirent des pratiques populaires et recherchent aussi des archaïsmes dans les musiques du passé, comme on les trouve dans les œuvres de Gabriel Fauré, unité du temps historique et de l’espace géographique, par des traditions populaires et un passé, imaginaires, « les racines et le sang », structurant la mémoire collective.

Il est étonnant que les musiques populaires yiddish n’aient pas participé à ce concert des nations. Fixés sur les territoires de Pologne, des Pays baltes, de Biélorussie, d'Ukraine, également de Moldavie et de Roumanie orientale, peut-être témoignage-héritage du royaume khazar disparu au xiie siècle9, les Yiddish ont une culture dynamique sécularisée et une langue écrite qui se stabilise. Mais leurs musiques populaires n’ont pas inspiré la musique académique. Quant aux lettrés yiddish, ils furent plutôt attirés par l’académisme allemand, méprisant peut-être la culture populaire qui les entourait et leur langue maternelle.

L’historien Shlomo Sand10, explique l’indifférence qui a entouré la parution, en 1832, de l’Allgemeine Geschichte des israelitichen Volkes11, d’Isaak Markus Jost (1793-1860), par le fait que cette histoire n’était pas nationaliste, mais dans l’esprit des intellectuels allemands juifs ayant pris part au processus d’émancipation, qui ne « souhaitaient pas situer ses racines dans les brumes d’un passé antique ». Il ajoute « Pour la plus grande partie du public cultivé d’Europe centrale et occidentale, héritiers des Lumières, le judaïsme constituait une communauté religieuse, et certainement pas un peuple nomade ou étranger ». Le titre de l’ouvrage d’Isaak Markus Jost évoque toutefois un « peuple » israélite.

Les lettrés juifs sont évidemment intéressés par cette question de « nation », il leur est difficile d’adhérer aux récits nationaux mettant en scène païens, chrétiens, gaulois ou tribus teutonnes. Shlomo Sand souligne, au contraire du précédent, le succès d’un ouvrage d’Heinrich Graez (1817-1897)12, historien, partisan de l’orthodoxie religieuse : Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart13, dont les onze volumes paraissent entre 1850 et 1870. Son histoire fonde un récit national juif, à partir de l’Ancien Testament qu’il transforme en source historique. Il est significatif que l’historien ait refusé que son ouvrage soit traduit en yiddish, sa langue maternelle.

Moses Hess (1812-1865), propagandiste socialiste, ancien ami de Karl Marx, admirateur de l’œuvre d’Heinrich Graez son ami, franchit un pas de plus dans son Rom und Jerusalem, die Letzte Nationalitätfrage14, publié en 1862. Il considère que le véritable moteur de l’histoire est la lutte entre les races, la lutte des classes étant secondaire, ce qui l’amène à affirmer que

la race juive est une race pure qui a reproduit l’ensemble de ses caractères, malgré les diverses influences climatiques. Le type juif est resté le même à travers les siècles […] Il ne sert à rien aux Juifs et aux Juives de renier leur origine en se faisant baptiser et en se mêlant à la masse des peuples indo-germaniques et mongols. Les caractères juifs sont indélébiles.15

Moses Hess.

Theodor Herzl (1860-1904) quant à lui théorise et imagine l’installation du peuple juif en Palestine… ou ailleurs. Le premier congrès sioniste se tient à Bâle en 189716.

La radicalité d’un Moses Hess ou d’un Herzl s’explique peut-être comme une réponse aux écrits anti-juifs qui se multiplient, eux même réaction à l’émancipation. Il semble d’ailleurs que la dissertation anti juive est, dans les territoires allemands, un exercice obligé pour les intellectuels, cela concerne tant Emmanuel Kant (1724-1804) que Ludwig Feurbach (1804-1872), Karl Marx (1818-1883), Arthur Schopenhauer (1788-1860), ou Johann Gottlieb Fichte (1762-1814). Ils sont ancrés sur de solides stéréotypes, légués en bonne partie par la tradition chrétienne stigmatisant le peuple déicide, y compris la réformée, revenue à l’Ancien Testament qui en dispute les vérités aux Juifs.

Theodor Herzl (1860-1904).

Il y a des réflexions de Luther sur la nature mensongère des Juifs, qui ne furent répandus que dans les années 1930 par les nazis. Mais des prédicateurs se sont distingués, tel, particulièrement apprécié par Martin Heidegger, le célèbre Ulrich Megerle, en religion Abraham a Sancta Clara (1644-1709), qui décrivait le juif :

Ce maudit scélérat doit être pourchassé partout où il ira […] À cause de ce qu’ils ont fait à Jésus, les narines de leurs enfants mâles s’emplissent de vers chaque Vendredi saint, ils naissent avec des dents de porc… Hormis Satan, les hommes n’ont pas plus grand ennemi que le Juif… Pour leurs croyances, ils méritent non seulement la potence, mais aussi le bûcher […] Les juifs qui sont des canailles, responsables de la peste avec les sorcières et les fossoyeurs.17

En 1816, le philosophe Jakob Friedrich Fries (1773-1843) publie un ouvrage sur la mise en péril du bien-être et du caractère des Allemands par les Juifs18. Contesté pour sa détestation des juifs, il tente de se justifier :

Les gens me dirent que je haïssais les Juifs et que je voulais leur perte. Mais moi je voulais seulement qu’on réformât la juiverie et qu’on la supprimât en tant que caste commerciale de telle sorte que les Juifs pussent entrer dans l’État comme citoyens de plein droit, sans supplanter illégalement leurs voisins19.

Jakob Friedrich Fries (1773-1843).

On retrouve ici les préoccupations des législateurs français de 1791, parce qu’il semble impossible de dépasser le préjugé ou fantasmagorie présentant les Juifs comme un peuple, et non comme un ensemble de communautés, voire des sectes religieuses hétéroclites, sinon les Yiddish en voix de laïcisation, qui ont une langue, une cohérence culturelle et un enracinement territorial aussi ancien que leurs détracteurs.

On aurait tort de croire que la xénophobie anti juive de Richard Wagner est une banalité dans l’air de son temps, ou que le grief qu’on peut lui faire, rétroactivement, est que sa musique ait été appréciée d’Adolf Hitler. En réalité, friand d’ouvrages anti judaïques, il a cherché par la rédaction de plusieurs textes20, à donner un corpus cohérent au « dégoût naturel que les Juifs inspirent aux Allemands », une espèce d’anthologie ordonnée et raisonnée de tous les clichés disponibles sur la question :

[…] nous devons nous expliquer pourquoi la nature si singulière des juifs nous inspire une répulsion involontaire, afin de justifier cette aversion instinctive, que nous savons plus forte et plus puissante que notre désir ancien de nous en libérer21.

La faiblesse du peuple allemand, sa naïveté, son hospitalité, ont permis aux juifs de s’installer. Pour Wagner, des Slaves dégénérés et des Allemands décadents ont formé le terreau de l’histoire du xviiie siècle, qui a fait le lit des Juifs22. Autre version : leur promiscuité a transmis aux Allemands leur propre avilissement. Cette question dite juive, et celle de la difficile construction d’une identité allemande, tant collective qu’individuelle, souvent liée à une xénophobie anti-française.

De la xénophobie de départ au développement raciste, on perçoit chez Wagner une ligne essentialiste, notamment dans une suite de réflexions notées de 1865 à 1878, rassemblées sous le titre Qu’est-ce qui est allemand ? Wagner ancre l’origine allemande dans l’Antiquité grecque, situe l’origine de la chrétienté en Inde, alors que « le juif, seul avec son Jehova grandit au sein d’un peuple dispersé dépourvu de territoire, un peuple auquel était refusé toute possibilité d’évoluer…23». Il écrit : On appelle peuples « allemands » les tribus germaniques qui ont conservé leur langue et leurs mœurs sur le sol natal … » et quand l’Allemand voyage, il revient au « pays natal, car il sait que c’est le seul endroit où on le comprend.24 »

Wagner s’emploie à montrer l’étrangeté du Juif, « Son apparence devrait être un malheur, mais le Juif s’en accommode25. » Il est « une fantaisie disgracieuse de la nature [...] il est « impensable qu’un tel aspect physique devienne un objet que l’art vivant puisse reproduire […] Quand l’art plastique veut représenter des juifs, il tire surtout ses modèles de l’imagination …26» « Le juif parle la langue de la nation dans laquelle il vit de père en fils, mais il la parle toujours comme un étranger […] comme des langues apprises et non maternelles…27 » La civilisation n’est pas parvenue, en 2000 ans, à briser le parler juif, physiquement répugnant, par ses « sons chuintants, stridents, sifflants et bourdonnants… […] Lorsque nous entendons parler un juif, nous sommes blessés inconsciemment, de ne trouver aucune expression vraiment humaine dans son discours […] Le juif est quasiment incapable d’exprimer ses sentiments et ses convictions au moyen du discours. Il en sera encore moins capable au moyen du chant […] Tout ce qui nous rebutait dans son apparence extérieure et son langage nous donne encore plus envie de fuir lorsqu’il chante … »28. Leur faculté de vision réduite leur interdit les arts plastiques. Les Juifs ne peuvent donc pas, physiologiquement diminués, accéder aux pratiques artistiques. Mais ils ont réussi à dominer le goût du public, grâce à l’argent. D’ailleurs, l’art des Juifs est motivé par le luxe, non par la nécessité.

Le Juif peut se cultiver. Wagner a des amis, « d’origine juive, particulièrement doués » qui, selon lui, « usèrent vraiment de leurs forces à tenter de comprendre en profondeur, nous, les Allemands, avec notre langue et notre histoire.29 » Si Wagner a développé une critique acerbe envers Giacomo Meyerbeer (1791-1864), certainement portée par la jalousie envers le succès des opéras de ce rival, il est moins à l’aise avec Felix Mendelssohn, dont il ne peut nier ni le talent ni la réussite musicale. Seulement, pour lui, ce n’est qu’une magnifique enveloppe vide, froide, qui n’est pas habitée par l’âme allemande. Les juifs ont un don pour l’imitation, mais leurs œuvres ne sont pas habitées. Wagner met presque la mort prématurée de Felix Mendelssohn au compte des efforts tourmentés qu’il a dû déployer pour accéder aux apparences de la culture allemande. Wagner conclut ainsi, son essai de 1850, La juiverie dans la musique :

Mais devenir homme en même temps que nous, cela signifie avant tout pour le juif : cesser d’être juif. Börne y était parvenu30, or son exemple révèle précisément que cette rédemption ne peut être conquise dans la quiétude […] Mais que le juif doit au contraire comme nous, l’acheter au prix de sa sueur, de sa misère, de ses angoisses, d’une grande quantité de peine et de douleurs. Prenez part sans retenue à cette œuvre de rédemption, où le sacrifice régénère, et nous serons unis semblables ! Mais pensez qu’il n’existe qu’un seul moyen de vous délivrer de la malédiction qui pèse sur vous : pour sauver Ahasvérus [le Juif errant], il faut sombrer.

Les outrances que Wagner exprime publiquement, soulèvent de vives critiques, qu’il met au compte d’un complot juif et de la presse tombée entre leurs mains. Connu pour son goût du luxe et de la richesse qu’il reprochait aux juifs, il fut l’objet de multiples caricatures à ce sujet.

Il se justifie en 1869, dans l’introduction à la réédition de son pamphlet de 1850, la Lettre à Madame Marie Mouchanoff31, mécène et propagandiste indéfectible, qui a contribué à la diffusion de ses œuvres en Pologne, elle s’étonnait de l’hostilité qu’il suscitait. Cette lettre-introduction se termine ainsi : « La décadence de notre culture pourrait elle-même être arrêtée par une expulsion violente de l’élément étranger qui nous mine […] il faudrait pour cela des forces qui me sont inconnues.32 ». Il ajoute qu’au cas où cet élément serait assimilé, il ne faut en cacher les immenses difficultés.

Dans sa jeunesse Wagner est influencé par des philosophes tels Schopenhauer, Feuerbach et quelques penseurs socialistes, dont l’anti judaïsme est, dans leurs œuvres, marginal. On trouvera par la suite  autour de lui des penseurs dont la xénophobie, l’anti judaïsme et le racisme sont une activité plus marquée : Arthur de Gobineau (1816-1882)33, qui fréquente les Wagner à partir de 1876, n’est pourtant pas antisémite, Wilhelm Marr (1819-1904)34, en est de son côté un théoricien et l’inventeur, en 1879, du mot « antisémite », Édouart Drumont (1844-1917)35, Houston Stewart Chamberlain (1855-1927)36, qui épousa Eva, la fille de Richard et Cosima Wagner, contribua à la postérité des textes antisémites de son beau-père. Hans Von Wolzogen (1848-1938)37, le jeune disciple du maître qui le charge en 1877, d’éditer les « Bayreuther Blätter », y publiera de nombreux articles racistes et anti juifs, il fut un actif propagandiste des idées de Gobineau, il adhère au nazisme, présente Hitler et la musique de Wagner comme des incarnations de l’âme allemande38.

Marie Mouchanoff.

Marie Mouchanoff fut un peu surprise en découvrant l’introduction à la réédition de La juiverie dans la musique, comme une lettre lui étant adressée. Elle écrit à sa fille : « La presse allemande est exaspérée unanimement contre Wagner. Les Juifs de Varsovie sont mis en méfiance de moi […] J’aurais voulu intercaler une seule petite phrase qui rendît justice à la charité et à la sobriété de cette race persévérante et énergique entre toutes ; mais il ne connaît pas nos Polonais, pour la plupart hélas ! Si inférieurs à nos Juifs.39 »

Cette idée que les Juifs forment un peuple étranger ne provoque donc pas nécessairement des sentiments hostiles. C’est aussi le cas d’Alexandre de Bertha40, compositeur, pianiste et musicographe hongrois installé à Paris qui a publié un long texte sur son amitié et ses relations avec Charles Valentin Alkan41.

Charles Valentin Alkan.

Ce dernier a été dès après le premier tiers du xixe siècle un pianiste renommé à l’égal de Chopin et de Liszt ses amis. Personnage un peu mystérieux, il a composé de belles musiques pour le piano, peu jouées en raison de leur virtuosité éprouvante pour les neurones des pianistes. L’auteur raconte avec plaisir les excentricités du personnage, qui semble vivre son judaïsme tranquillement, ses manières vieux jeu, son admiration pour Napoléon, sa belle expression orale un peu surannée. Constatant que Chopin saturait sa musique d’éléments slaves, Bertha regrette que son ami n’ait pas exploité le filon hébraïque, d’autant que « sa ferveur prolixe rappelle les effusions des prophètes, et quand il enfle la voix, on croit entendre ces invocations à Jéhovah, l'inflexible, qui punit les crimes des pères en frappant leur descendance jusqu'au septième degré ! », alors que Mendelssohn n’est « que le chantre des sensualités et de la fantaisie israélites ».

Bertha suppose que la très bonne éducation d’Alkan l’empêche de se dévoiler, de se mettre ainsi en avant, cette bonne éducation qui en France contrecarre l’initiative individuelle.

Meyerbeer ne cachait pas moins sa race, non pas par peur, puisqu'en son temps Wagner n'avait pas encore commencé sa campagne antisémite, mais parce qu'il ne voulait pas se singulariser non plus. Le tempérament juif n'est pas très accusé dans La Juive de Halévy elle-même : on y assiste à la cérémonie pascale des israélites, mais la musique en est néanmoins plutôt française en général.

On a envie d’ajouter : « évidemment ». Comme quoi les mêmes préjugés peuvent conduire à des attitudes différentes.

 

plume 4Jean-Marc Warszawski
1er octobre 2020
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Notes

1. Henri Jean-Baptiste Grégoire (1850-1831), Député du clergé aux États-Généraux, il passe au Tiers-État. Il fut pratiquement de toutes les avancées émancipatrices. Défenseur des techniques modernes, il fonde à ce sujet le Conservatoire national des arts et métiers, dont le but est d’exposer les nouveautés techniques au profit de tous.  Il est aussi à l’origine du concept de patrimoine national. Il est l’auteur d’un mémoire publié en janvier 1789 : Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs.

2. Mémoire particulier pour la communauté des juifs établis à Metz, rédigé par Isaac Ber-Bing, et présenté lors de la séance du 14 octobre 1789. Dans « Archives parlementaires de 1787 à 1860 » (9), Librairie Administrative P. Dupont, Paris, p. 445-449. https://bit.ly/2zQhabL

3. […] C’est au nom de l’humanité outragée depuis tant de siècles par les traitements ignominieux qu’ont subis dans presque toutes les contrées de la terre, les malheureux descendants du plus ancien de tous les peuples, que nous venons aujourd’hui vous conjurer de vouloir bien prendre en considération leur destinée déplorable […] Partout persécutés, partout avilis, et cependant toujours soumis, jamais rebelles […] Puissions-nous vous devoir une existence moins douloureuse que celle à laquelle nous sommes condamnés ! Puisse le voile d’opprobre qui nous couvre depuis si longtemps se déchirer enfin sur nos têtes ! Que les hommes nous regardent comme leurs frères ; que celte charité divine, qui vous est si particulièrement recommandée, s'étende aussi sur nous ; qu’une réforme absolue s’opère dans les institutions ignominieuses auxquelles nous sommes asservis, et que cette réforme, jusqu’ici trop inutilement souhaitée, que nous sollicitons les larmes aux yeux, soit votre bienfait et votre ouvrage.

4. Stanislas Marie Adélaïde, comte de Clermont-Tonnerre (1757-1792), député de la noblesse aux États-Généraux. Il est partisan d’une monarchie constitutionnelle. Proche de la famille royale, il est tué par des émeutiers en 1792.

5. L'article 10 de la Déclaration, promulguée le 26 août 1789 : Nul ne doit subir des vexations pour ses convictions, même religieuses, tant que leurs manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la loi.

6. Yom Kippour.

7. Jean-Siffrein Maury (1746-1817), prédicateur du roi, député du clergé. Cardinal en 1794, Archevêque de Nicée, de 1792 à 1794, évêque de Montefiascone et Corneto, de 1794 à 1814, archevêque de Paris, de 1810-1814. Il a été membre de l’Institut.

8. Winock Michel, La France et les Juifs de 1789 à nos jours. « L’univers historique », Fayard, Paris 2004, p. 12. Ce que pensait aussi Arthur Schopenhauer : « La justice réclame qu’ils jouissent des mêmes droits civils que les autres ; mais il est absurde de leur accorder une place dans l’État. Ils sont et restent un peuple oriental étranger, et doivent toujours être considérés comme de simples étrangers établis dans un pays ». Dans Taguieff Pierre-André, « Wagner contre les Juifs ». Berg international, Paris 2012, p. 153.

9. Sand Shlomo, Comment le peuple juif fut inventé. « Champs / Essais », Fayard, Paris 2018 (2008), particulièrement le chapitre 4, p. 363-470.

10. Sand Shlomo, ouvrage cité, p. 147-148.

11. Jost Isaak Markus, Allgemeine Geschichte des israelitichen Volkes. [Histoire générale du peuple israélite] Carl Friedrich Amelang, Berlin 1832.

12. Heinrich Graez (1817-1897), Historien et théologien, docteur de l’université d’Iena. Il fut à Breslau directeur de l’école juive, professeur au séminaire théologique et professeur honoraire de l’université.

13. Heinrich Graez (1817-1897), Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart [Histoire des Juifs, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours (jusqu’à l’année 1848)] [11 V.]. Différents éditeurs dont Oskar Leiner, Leipzig 1853-1875 . Pour un public plus large, Graetz a édité une version réduite à 3 volumes, mais allant jusqu’à l’année 1880 : Volksthümliche Geschichte der Juden. (Histoire populaire des juifs]. Oskar Leiner, Leipzig 1914. Il existe une traduction française par  Lazare Wogue et Moïse Bloch, éditée par A. Levy, Paris  entre 1882 et 1897

14. Moses Hess (1812-1865), Rom und Jerusalem, die Letzte Nationalitätfrage. Ed. Wengler, Leipzig 1862 https://bit.ly/31aRXFa ; Rome et Jérusalem, la dernière question de nationalités (traduction française de A.-M. Boyer-Mathia). Albin Michel, Paris 1981.

15. MOSES HESS, Rome et Jérusalem, p. 82-84, cité par Shlomo Sand, ouvrage cité, p. 161.

16. Lire un commentaire sur ce livre par Elie Barnavi, dans « Revue de l'histoire des religions » (201-3) 1984, p. 316-318 https://bit.ly/315uaq3

17. Dans Farias Victor, Heidegger et le nazisme, Verdier, Paris 1987. Heidegger appréciait cet auteur, auquel il a consacré son dernier texte en 1964 : des personnages comme Abraham a Sancta Clara doivent demeurer vivants en nous, œuvrant silencieusement dans l’âme du peuple. Plaise à Dieu que ses écrits circulent encore davantage parmi nous, que son esprit [...] devienne un ferment puissant pour la conservation de la santé et là où la nécessité se fait pressante pour le rétablissement de la santé du peuple. Une allusion à l’hygiène aryenne ?

18. Fries Jakob Friedrich (1773-1843), Über dir Gefährdung des Wohlstandes und des Charakters der Deutschen durch die Juden. Mohr & Winter, Heidelberg 1816.

19. Taguieff Pierre-André, Wagner contre les Juifs. Berg international, Paris 2012, p. 143-144.

20. La juiverie sur la musique, septembre 1850 (sous le pseudonyme transparent de K. Freigedank), seconde édition en mars 1869 ; Lettre à Madame Marie Mouchanoff, née comtesse Nesselrode ; Éclaircissements sur La Juiverie dans la musique, 1869 ; Qu’est-ce qui est allemand ? (1865-1878) ; Moderne, 1878 ; Connais-toi toi-même, 1881.

21. Richard Wagner, La juiverie dans la musique, dans Pierre-André Taguieff, ouvrage cité, p. 249.

22. Richard Wagner, Connais-toi toi-même, dans Pierre-André Taguieff, ouvrage cité, p. 335-336.

23. Richard Wagner, La juiverie dans la musique, dans Pierre-André Taguieff, ouvrage cité, p. 253.

24. Richard Wagner, Qu’est-ce qui est allemand ? Taguieff Pierre-André, ouvrage cité, p. 306.

25. Idem, p. 251-252.

26. Idem, p. 252.

27. Idem, p. 253.

28. Richard Wagner, La juiverie dans la musique, Pierre-André Taguieff, ouvrage cité, p. 254-255

29. Richard Wagner, Moderne, Taguieff Pierre-André, ouvrage cité, p. 323.

30. Ludwig Börne, 1786-1837), Écrivain et journaliste, converti comme Mendelssohn ou Heine. Comme Heine, il s’était installé à Paris. Wagner l’a rencontré en 1843, et s’est entretenu avec lui sur les questions du socialisme. Börne pensait que le judaïsme comme « une momie égyptienne qui n’a que l’apparence de la vie, mais dont le cadavre résiste à la pourriture » (Taguieff, note p. 267).

31. Maria von Nesselrode-Ehreshoven (1822-1874) née à Varsovie, elle est élevée par son oncle, ministre des Affaires étrangères du Tsar, à Saint-Pétersbourg. Excellente pianiste, elle a suivi des cours auprès de Frédéric Chopin, elle est aussi polyglotte. Elle épouse Jan Kalergis, un riche propriétaire plus âgé qu’elle, puis le comte Sergueï Muchanoff.

32. Richard Wagner, Lettre à Madame Maries Mouchanoff , dans  Taguieff Pierre-André, ouvrage cité, p. 293-294.

33. Arthur de Gobineau (1816- 1882),  auteur du célèbre Essai sur l'inégalité des races humaines, Pierre Belfond, 1854. Que furent les Juifs ? Je le répète, un peuple habile en tout ce qu'il entreprit, un peuple libre, un peuple fort, un peuple intelligent, et qui, avant de perdre bravement, les armes à la main, le titre de nation indépendante, avait fourni au monde presque autant de docteurs que de marchands. Édition réalisée par Marcelle Bergeron, pour les Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi, livres 1 à 4, p. 70.

34. Wilhelm Marr (1819- 1904), journaliste, homme d’affaires, homme politique.

35. Édouart Drumont (1844-1917), Journaliste et homme politique, fondateur de la Ligue antisémitique de France (1889).

36. Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), théoricien de l’aryanisme, il entre dans les cercles wagnériens à partir de 1882, peu avant la mort du compositeur. Il épouse Eva Wagner, fille de Richard et de Cosima en 1907.

37. Hans Von Wolzogen (1848-1938), adepte du gobinisme, il a consacré sa vie à l’exégèse de l’œuvre de Wagner.

38. Zeitschrift für Musik, mars 1936, p. 283 et suivantes. En évoquant les Jeux olympiques. Mais tout ce numéro est nazifié. Unser Führer, der mehr ist als eine politische Personlichkeit, der eine Verkorperung des volkischen Geistes, deutscher Mensch ist, war von jeher seelisch verbunden mit der Kunst des deutschen Meisters. So kam er als ein Freund in die politische Macht, die es ihm ermoglichte, dass das Haus dem Freund ein Gönner ward.

39. Marie von Mouchanoff-Kalergis in Briefen an ihre Tochter: Ein Lebens- und Charakterbild (ed. La Mara Marie Lipsius). Breitkopf & Härtel, Leipzig 1907. Voir aussi : Seillière Ernest, L’inspiratrice de la symphonie en blanc majeur : Marie de Nesselrode Comtesse Kalergis-Mouchanoff, La revue des Deux-Mondes, 1er août 1910.

40. Sandor Bertha (1843-1912), compositeur, pianiste, auteur d'articles sur la musique (essentiellement hongroise) sous le pseudonyme d'Alexandre de Bertha. Installé à Paris en 1865.

41. Alexandre de Bertha, CH. Valentin Alkan aîné : Étude psycho-musicale, dans « Bulletin français de la Société internationale de musique (SIM) » (no 2), février 1909, p. 135-147.


Jean-Marc Warszawski

Histoire et document. Essai d'ÉpistémologieLa saga Blüthner, pianos de Leipzig —— Mutations, mouvements, évolution dans le monde de la musique au temps de Maria Szymanowska —— Faut-il lire les livres anciens de théorie ? —— La musique et le geste —— Trio avec piano : musicologie, histoire, musique de chambre ou « Comme un laquais suit son maître » —— Belle du seigneur d'Albert Cohen : fomes et évocations musicales —— La musicologie et le mystère du logos —— Charles Ives : une musique sans histoire de la musique. Singularité de l'expérience, spécificité de l'histoire : la première sonate pour piano —— À propos de la « fonction » de la musique —— Méthode, musicologie : histoire et fiction —— La puissance de la musique des anciens questionnée au premier tiers du XVIIe siècle (autour de Marin Mersenne) —— Le clavecin pour les yeux du père Castel —— Le style en musique.

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bouquetin

Vendredi 2 Octobre, 2020 12:31